Ce sont ces
natures qui ne peuvent plus supporter le mariage quand le feu sauvage du
premier amour commence à s'éteindre. Ils demandent à l'amour de
satisfaire aux exigences les plus hautes, ils ne connaissent pas de
limite à l'estime exagérée de l'objet sexuel et déjà pour des raisons
physiologiques et beaucoup plus rapidement que ceux qui ont su garder la
mesure, ils éprouvent dans l'intimité conjugale des désillusions qui
changent quelquefois en leurs contraires les sentiments du début.
L'amour devient haine et la vie conjugale un tourment. Il n'est pas fait
pour le mariage celui-là qui ne sait pas se contenter de peu, qui ne
veut pas baisser d'un ton les enthousiasmes qui l'animaient au début du
mariage d'amour, celui-là qui ne sait pas reporter, purifiée par ses
enfants, cette part d'amour, que le mariage ne peut plus satisfaire. Du
mariage, il se dirigera vers d'autres buts d'amour, pour refaire chaque
fois dans ces nouvelles liaisons les vieilles expériences.
Tout cela n'a aucun
rapport avec les données sociales du mariage. Si les mariages malheureux
tournent mal, ce n'est point parce que les conjoints vivent dans une
société capitaliste où existe la propriété privée des moyens de
production. Le mal dans ces mariages ne vient pas du dehors, mais du
dedans, c'est-à-dire des dispositions des époux. Si ces conflits n'ont
pas existé dans la société d'avant le capitalisme, ce n'est point parce
que le mariage offrait dans sa plénitude ce qui manque à ces mariages
languissants, mais bien parce qu'à cette époque amour et mariage étant
séparés, l'on ne demandait pas au mariage un bonheur sans nuages et sans
fin. C'est seulement la conséquence logique de l'idée de contrat et de
consentement qui fait que les époux demandent au mariage de satisfaire
durablement leur désir d'amour. Et c'est demander au mariage une
exigence qu'il lui est impossible de satisfaire. Le bonheur de l'amour
est dans la lutte pour obtenir les faveurs de l'être aimé, et dans le
désir réalisé de s'unir à lui. Le bonheur d'un amour à qui est refusée
la satisfaction physiologique peut-il durer? La question reste ouverte.
Ce qui est certain, c'est que l'amour, lorsqu'il est parvenu à ses fins,
se refroidit plus ou moins vite et qu'il serait vain de vouloir
éterniser le bonheur passager de l'heure du berger. Le mariage non plus
ne peut changer la vie en une suite infinie de jours heureux, de jours
tout remplis des merveilleuses jouissances de l'amour. À cela, ni le
mariage, ni les circonstances du milieu social ne peuvent rien.
Les conflits de la vie
conjugale causés par certaines situations sociales sont d'un intérêt
secondaire. Des mariages sont conclus sans amour simplement en raison de
la dot de la femme ou de la fortune du mari, pour des raisons
économiques bien des mariages finissent malheureusement, mais cela n'a
pas l'importance qu'on pourrait croire si l'on en jugeait pas les
innombrables ouvrages de littérature qui traitent de ces problèmes. Pour
peu qu'on veuille chercher un moyen de sortir de ces conflits, il est
facile à trouver.
En tant qu'institution
sociale, le mariage est une incorporation de l'individu dans
l'ordonnance de la société qui lui assigne un champ d'action précis avec
ses devoirs et ses tâches. Des natures fortes, dont les facultés
dépassent de beaucoup la moyenne, ne peuvent supporter la contrainte de
cette incorporation dans les cadres de la vie de la masse. Celui qui se
sent capable d'inventer et d'accomplir de très grandes choses et qui est
prêt à donner sa vie plutôt que d'être infidèle à sa mission ne pensera
jamais à y renoncer pour l'amour d'une femme ou de ses enfants. Dans la
vie d'un homme de génie, quelque capable qu'il soit d'amour, la femme,
et tout ce qui s'y rattache, n'occupe qu'une place restreinte. Nous
faisons ici abstraction de ces grands esprits, comme Kant, chez qui les
préoccupations sexuelles s'étaient comme spiritualisées dans un autre
effort, et aussi de ces hommes dont l'esprit ardent se consume dans une
poursuite insatiable de l'amour et qui, ne pouvant s'accommoder des
désillusions inévitables de la vie conjugale, courent, sans trêve ni
repos, d'un amour à l'autre. De même l'homme génial dont la vie
conjugale au début semble suivre un cours normal et du point de vue de
la vie sexuelle ne se distingue pas de celle des autres gens, ne peut
pourtant pas à la longue se sentir comme lié par le mariage sans faire
violence à son propre moi. Dans l'accomplissement de ses desseins,
l'homme de génie ne se laisse arrêter par aucunes considérations
intéressant la commodité des autres hommes, quand bien même ils le
toucheraient de très près. Les liens du mariage deviennent pour lui des
chaînes insupportables; il cherche à les briser, ou à les desserrer,
assez pour qu'il puisse librement marcher de l'avant. Le mariage est une
marche à deux dans les rangs de la grande colonne de route de la
multitude dont celui qui veut suivre sa propre route doit se séparer. Il
a rarement la chance de trouver une femme capable de l'accompagner dans
son sentier solitaire.
Il y a longtemps qu'on
avait constaté tout cela, et c'était une idée si répandue dans la masse,
que chaque homme y trouvait une justification pour tromper sa femme.
Mais les génies sont rares et ce n'est point parce que quelques hommes
exceptionnels ne peuvent s'y adapter, qu'une institution sociale perd sa
raison d'être. De ce côté, l'institution du mariage ne courait aucun
danger.
Les attaques du mouvement
féministe du XIXe siècle contre le mariage paraissaient beaucoup plus
graves. Le mariage, prétendait-on, force la femme à abdiquer sa
personnalité. Tandis que le mariage donne à l'homme le libre champ où
développer ses forces, il interdit à la femme toute liberté. Cela est
dans la nature du mariage qui attelle ensemble homme et femme et abaisse
ainsi la femme plus faible au rôle de servante du mari. Une réforme n'y
pourrait rien changer; seule la suppression du mariage pourrait y
apporter un remède. Non seulement pour vouloir vivre sa vie sexuelle,
mais pour pouvoir développer son individualité, la femme, disait-on,
doit aspirer à se libérer de ce joug. À la place du mariage, il faudrait
des unions libres assurant aux deux parties leur entière liberté.
L'aile extrémiste du
mouvement féministe qui défend ce point de vue, oublie que ce n'est pas
l'institution du mariage qui entrave le développement de la personnalité
de la femme. Ce qui gêne la femme dans le développement de ses forces et
de ses facultés, ce n'est pas d'être liée à son mari, à ses enfants, au
ménage, mais le fait que la fonction sexuelle exige beaucoup plus du
corps de la femme que du corps de l'homme. La grossesse, l'allaitement
prennent les meilleures années de la femme, les années pendant
lesquelles l'homme peut concentrer ses forces sur de grandes tâches. On
peut déplorer l'injustice de la nature qui a réparti inégalement les
charges de la reproduction, on peut penser qu'il est indigne d'une femme
d'être une faiseuse d'enfants et une nourrice. Mais cela ne change rien
aux conditions naturelles. La femme a peut-être le choix entre renoncer
au plus profond bonheur de la femme, la maternité, ou renoncer au
développement de sa personnalité, en agissant et en luttant comme un
homme. Mais au fond, un tel choix lui est-il permis si la suppression de
la maternité lui cause un dommage qui retombe sur toutes les autres
fonctions vitales? Sans doute, si elle devient mère, avec ou sans
mariage, elle est empêchée de vivre une vie libre et indépendante comme
l'homme. Il y a eu des femmes remarquables qui, en dépit de la
maternité, ont accompli dans bien des domaines des choses excellentes.
Mais si les très grandes choses, si le génie n'ont pas été l'apanage du
sexe féminin, c'est précisément à cause de la place que la sexualité
tient dans la vie.
Rendre les droits
juridiques de la femme égaux à ceux de l'homme, assurer à la femme les
possibilités légales et économiques de développer ses facultés et de les
manifester par des actes correspondant à ses goûts, à ses désirs, et à
sa situation financière, tant que le mouvement féministe se borne à ces
revendications, il n'est qu'une branche du grand mouvement libéral en
qui s'incarne l'idée d'une évolution libre et paisible. Si, allant
au-delà de ces revendications, le mouvement féministe entend combattre
des organisations de la vie sociale avec l'espoir de se débarrasser
ainsi de certaines bornes que la nature a imposées au destin humain,
alors le mouvement féministe n'est plus qu'un fils spirituel du
socialisme. Car c'est le propre du socialisme de chercher dans les
institutions sociales les racines de conditions données par la nature,
et donc soustraites à l'action de l'homme, et de prétendre en les
réformant réformer la nature elle-même.
La solution
radicale que les socialistes proposent pour les problèmes sexuels est
l'amour libre. La société socialiste fait disparaître la dépendance
sexuelle et économique de la femme, réduite à compter sur le revenu de
son mari. Homme et femme reçoivent les mêmes droits économiques et ont
aussi les mêmes devoirs, à moins que la maternité de la femme n'exige
qu'on lui accorde une position spéciale. L'entretien et l'éducation des
enfants sont assurés par les fonds publics. Du reste, ils sont affaire
de la société et non plus des parents. Ainsi les relations entre les
sexes sont soustraites à toute influence économique et sociale.
L'accouplement, forme la plus simple d'union sociale, cesse d'être le
fondement du mariage et de la famille. La famille disparaît; il n'y a
plus, d'un côté, que la société, de l'autre, des individus. Le choix
dans l'amour est devenu entièrement libre. Homme et femme s'unissent et
se séparent, comme bon leur semble. Le socialisme, dit-on, ne crée là
rien de nouveau, mais ne fait que replacer « à un niveau de culture plus
élevé et dans des formes sociales nouvelles l'état de choses qui régnait
partout à un niveau de culture primitif et avant que la propriété privée
ne dominât la société ».(12)
Ce ne sont pas les
démonstrations, onctueuses ou venimeuses, des théologiens et autres
prêcheurs de morale qui auront facilement raison de ce programme. La
plupart des écrivains qui se sont occupés du problème des relations
entre les sexes sont dominés par l'idée ascétique et monacale des
théologiens moralistes. Pour eux, l'instinct sexuel est tout simplement
un mal; la sexualité est un péché et la volupté, un cadeau du diable.
Rien que de penser à ces choses leur semble immoral. Homologuera-t-on
cette condamnation absolue de l'instinct sexuel? Cela dépend entièrement
des tendances et des estimations de chaque individu. Les tentatives des
professeurs d'éthique pour juger ou condamner cet instinct du point de
vue scientifique sont un travail vain. C'est méconnaître les bornes de
la recherche scientifique de la connaissance que de lui attribuer la
capacité de prononcer des jugements sur les valeurs, et d'exercer une
influence sur les actions, non pas en démontrant clairement l'efficacité
des moyens, mais en ordonnant les buts selon une certaine gradation. Par
contre, il serait du domaine des recherches scientifiques de l'éthique
de montrer qu'en rejetant une fois pour toutes comme mauvais l'instinct
sexuel, on écarte toute possibilité d'arriver, en tenant compte de
certaines circonstances, à une approbation morale, ou tout au moins à
une tolérance de l'acte sexuel. La formule usuelle qui condamne le
plaisir sensuel dans les rapports entre les sexes, mais qui déclare
moral l'accomplissement du devoir conjugal en vue de la procréation, est
le produit d'une bien indigente sophistique. Les gens mariés aussi
s'accommodent de la sensualité. Jamais un enfant n'a été engendré et
conçu par devoir civique en vue de procurer à l'État une recrue ou un
contribuable. Une éthique qui a traité l'acte de la reproduction
d'action honteuse, devrait logiquement demander une continence sans
aucune restriction. Quand on veut que la vie ne s'éteigne pas, il ne
faut pas faire de la source où elle se renouvelle un bourbier ou un
vice. Rien n'a plus empoisonné la morale de la société moderne que cette
éthique qui ne sait ni condamner ni approuver logiquement, qui brouille
les frontières entre le bien et le mal, et donné au péché un piquant
attrait. C'est elle qui est responsable si dans toutes les questions de
morale sexuelle l'homme moderne est hésitant, sans point d'appui, ne
comprenant même pas les grands problèmes des relations entre les sexes.
Dans la vie d'un homme,
la question sexuelle a moins d'importance que dans la vie de la femme.
Lorsqu'il a contenté son désir, c'est pour lui une détente, il se sent
libre et léger. La femme, elle, est dépendante du poids de la maternité,
qu'elle a maintenant à porter. Sa destinée est incluse dans l'action
sexuelle qui, dans la vie de l'homme n'est qu'un incident. L'homme,
quelle que soit l'ardeur et la sincérité de son amour, quelques grands
que soient les sacrifices qu'il est prêt à faire pour la femme, reste
toujours sur un plan supérieur au plan sexuel. Même les femmes finissent
par se détourner, pleines de mépris, de celui pour qui la hantise
sexuelle est tout, qui s'y consume et en périt. La femme, elle, s'épuise
au service de l'instinct sexuel comme amante et comme mère. Pour
l'homme, il est souvent difficile, au milieu des luttes et des soucis de
sa profession, de conserver la liberté intérieure qui lui assure le
libre développement de son individualité; sa vie amoureuse est pour lui
un bien moindre obstacle. Pour l'individualité de la femme le danger est
dans le complexe sexuel.
La lutte de la femme pour
sa personnalité, voilà le fond du féminisme. Cette question n'intéresse
pas seulement les femmes; elle n'est pas moins importante pour les
hommes que pour les femmes. Car hommes et femmes n'atteindront les
hauteurs de la culture individuelle que s'ils ont parcouru ensemble le
chemin. À la longue, l'homme ne pourra pas se développer librement si la
femme l'entraîne dans les basses régions de la servitude intérieure.
Assurer à la femme la liberté de sa vie intérieure, c'est la véritable
question féministe; elle est un chapitre des problèmes culturels de
l'humanité.
L'Orient a été incapable
de résoudre cette question et ce fut sa ruine. Pour l'Orient, la femme
est un instrument de plaisir pour l'homme, une faiseuse d'enfants, une
nourrice. Chaque essor que la culture personnelle en Orient semblait
prendre était toujours arrêté parce que l'élément féminin rabaissait
sans cesse l'homme à la lourde atmosphère du harem. Aujourd'hui, rien ne
sépare davantage l'Orient de l'Occident que la position de la femme dans
la société et la position de l'homme envers la femme. On prétend souvent
que la sagesse des Orientaux a mieux conçu les plus hauts problèmes de
l'existence que la philosophie des Européens. En tout cas, l'Orient n'a
pu résoudre la question sexuelle et cela a porté le coup fatal à ses
civilisations.
Entre l'Orient et
l'Occident, on a vu grandir une civilisation originale, celle des
anciens Grecs. Mais la civilisation antique n'a pas réussi à élever la
femme à la même hauteur que l'homme. La civilisation grecque ne tenait
pas compte de la femme mariée. L'épouse restait au gynécée, séparée du
monde. Pour l'homme, elle n'était que la mère de ses héritiers et la
femme de charge de sa maison. L'amour du Grec s'adressait seulement à
l'hétaïre, mais ne trouvant pas encore satisfaction dans ce commerce
l'Hellène en vient finalement à l'amour homosexuel. Platon voit la
pédérastie transfigurée par l'harmonie intellectuelle de ceux qui
s'aiment et par l'élan joyeux vers la beauté de l'âme et du corps.
L'amour avec la femme n'est pour lui que la satisfaction grossièrement
sensuelle du désir.
Pour l'Occidental, la
femme est une compagne, pour l'Oriental une concubine. L'Européenne n'a
pas toujours occupé la position qui lui revient aujourd'hui. Elle l'a
peu à peu conquise au cours de l'évolution du principe despotique au
principe contractuel. Juridiquement, cette évolution lui a apporté
l'entière égalité des droits. Homme et femme sont aujourd'hui égaux
devant la loi. Les petites différences qui subsistent encore dans le
droit privé sont sans importance pratique. Que la loi oblige la femme à
obéir à l'homme n'a pas grand intérêt. Tant que le mariage subsistera,
l'un des conjoints sera forcé de se soumettre à l'autre; est-ce l'homme
ou la femme qui sera le plus fort, c'est ce que ne décideront jamais les
paragraphes du code. Les femmes sont encore souvent gênées dans
l'exercice de leurs droits politiques; le droit électoral, des emplois
officiels leur sont refusés, cela peut blesser leur honneur personnel,
mais en dehors de cette considération tout cela n'a pas beaucoup
d'importance. La situation des forces politiques d'un pays ne sera guère
modifiée parce que l'on aura accordé aux femmes le droit de vote. Les
femmes de ces partis qui auront à souffrir de changements, qu'on peut
prévoir sans doute peu importants, devraient en raison même de leurs
intérêts politiques être plutôt des adversaires que des partisans du
droit de vote féminin. La capacité de revêtir des emplois publics, c'est
moins les limites légales fixant leurs droits qui les en privent, que
les particularités de leur caractère féminin. Sans déprécier la lutte
des féministes pour l'élargissement des droits civiques de la femme,
l'on est fondé à affirmer que les quelques restrictions imposées aux
droit de la femme par la législation des États civilisés ne causent un
sérieux dommage ni aux femmes, ni à la collectivité.
Dans les relations
sociales en général, le principe d'égalité devant la loi avait donné
lieu à un malentendu qui se reproduisit aussi dans le domaine
particulier des relations entre les sexes. De même que le mouvement
pseudo-démocratique s'efforce de biffer par décrets les inégalités
naturelles ou sociales, voulant rendre égaux les forts et les faibles,
les doués et les non doués, les robustes et les malades, de même l'aile
extrémiste du mouvement féministe entend rendre égaux les hommes et les
femmes(13). On
ne peut, il est vrai, imposer à l'homme la moitié de la charge physique
de la maternité, mais on veut anéantir le mariage et la vie de famille
pour accorder à la femme toutes les libertés qui paraissent encore
compatibles avec la maternité. Sans s'embarrasser d'aucun égard envers
mari et enfants, la femme doit avoir toute liberté d'action pour pouvoir
vivre sa vie et développer sa personnalité.
Mais ce n'est point par
décret que l'on peut changer les différences de caractères et de
destinées des sexes, pas plus que les autres différences entre humains.
Pour que la femme puisse égaler l'homme en action et en influence, il
lui manque bien plus que les lois ne pourront jamais lui donner. Ce
n'est pas le mariage qui enlève à la femme sa liberté intérieure, mais
ce trait de son caractère qui fait qu'elle a besoin de se dévouer à un
homme et que l'amour pour son mari et pour ses enfants consume le
meilleur de ses forces. Si la femme croit trouver son bonheur dans le
dévouement à une profession, aucune loi humaine ne l'empêchera de
renoncer à l'amour et au mariage. Quant à celles qui ne veulent pas y
renoncer, il ne leur reste plus assez de force disponible pour maîtriser
la vie, comme fait un homme. Ce n'est pas le mariage et la famille qui
entravent la femme, mais la force qu'a sur elle l'emprise sexuelle. En
supprimant le mariage on ne rendrait la femme ni plus libre ni plus
heureuse; on lui enlèverait simplement ce qui est l'essentiel de sa vie,
sans lui rendre rien en échange.
La lutte de la femme pour
l'affirmation de sa personnalité dans le mariage n'est qu'une partie de
cette lutte pour la personnalité, lutte caractéristique de la société
rationaliste dont le fondement économique repose sur la propriété privée
des moyens de production. Il ne s'agit pas d'un intérêt particulier de
la féminité. Rien du reste n'est plus insensé que d'opposer les intérêts
masculins aux intérêts féminins, comme l'essaient les féministes
extrémistes. Si les femmes n'arrivaient pas à développer leur moi, de
manière à s'unir à l'homme en compagnes libres et de même rang, c'est
toute l'humanité qui en pâtirait.
On ravit à la femme une
partie de sa vie, si on lui enlève ses enfants pour les élever dans des
établissements publics, et on prive les enfants de la meilleure école de
leur vie si on les arrache au sein de leur famille. Tout récemment
seulement, la doctrine de Freud, le génial investigateur de l'âme
humaine, a montré quelle impression profonde la maison paternelle exerce
sur les enfants. L'enfant apprend des parents à aimer, et il reçoit
ainsi d'eux les forces qui le rendront capables de grandir et de devenir
un homme sain. Les internats sont une école d'homosexualité et de
névrose. Qui a proposé de traiter hommes et femmes absolument de la même
manière, qui a proposé que l'État règle les relations entre les sexes,
que les nouveau-nés soient placés tout de suite dans des institutions
publiques, que parents et enfants restent totalement inconnus les uns
des autres, comme par hasard c'est Platon, pour qui les relations entre
les sexes n'étaient que la satisfaction d'un besoin corporel.
L'évolution du principe
despotique au principe contractuel a mis à la base des rapports entre
les sexes le libre choix dicté par l'amour. La femme peut se refuser à
chacun et a le droit d'exiger de l'homme à qui elle se donne fidélité et
constance. C'est là la base sur laquelle fut fondé le développement de
l'individualité féminine. Le socialisme, méconnaissant consciemment le
principe du contrat, pour en revenir au principe despotique, agrémenté
il est vrai d'une répartition égale du butin, est forcé finalement, en
ce qui touche les rapports entre les sexes, de revendiquer la
promiscuité.
Le manifeste
communiste déclare que « la famille bourgeoise trouve son complément »
dans la prostitution publique. « Avec la disparition publique du capital
disparaîtra aussi la prostitution »(14).
Dans le livre de Bebel sur la femme, un chapitre a pour titre: « La
prostitution, nécessaire institution sociale du monde bourgeois ».
L'auteur démontre que pour la société bourgeoise, la prostitution est
aussi nécessaire que « la police, l'armée permanente, l'église, le
patronat industriel »(15).
Et cette idée de la prostitution, produit du capitalisme, n'a cessé
depuis de se répandre. Comme tous les prêcheurs de morale ne cessent de
déplorer la décadence et accusent la civilisation moderne d'avoir créé
la débauche, tout le monde finit par être persuadé que tout ce qu'il y a
de répréhensible dans les relations sexuelles est un phénomène de
décadence particulier à notre époque.
À cela, il est facile de
répondre, il est aisé de montrer que la prostitution est vieille comme
le monde et qu'on la trouve chez tous les peuples(16).
Elle est un reste des anciennes moeurs et non le signe de décadence
d'une haute culture. Ce qui lutte aujourd'hui le plus efficacement
contre la prostitution, c'est la demande faite à l'homme de s'abstenir
de relations sexuelles en dehors du mariage, en vertu du principe de
l'égalité morale des droits entre femme et homme, qui est uniquement un
idéal de l'époque capitaliste. L'époque du despotisme exigeait de la
fiancée seulement, et non du fiancé, la pureté sexuelle. Toutes les
circonstances qui favorisent aujourd'hui la prostitution n'ont rien à
voir avec la propriété privée et avec le capitalisme. Le militarisme,
qui écarte les jeunes gens du mariage, plus longtemps qu'ils ne le
désireraient, n'est pas le moins du monde un produit du pacifique
libéralisme. Que des fonctionnaires de l'État, ou des hommes occupant
des fonctions analogues, ne pourraient vivre « conformément à leur
rang » est, comme tout ce qui touche au « rang », un reste des idées
d'avant le capitalisme. Le capitalisme ne connaît pas cette notion du
rang et du conforme au rang. Dans le régime capitaliste chacun vit selon
ses moyens.
Il y a des femmes qui se
prostituent par goût du mâle, d'autres pour des motifs économiques. Chez
beaucoup d'entre elles, pour les deux raisons. Il faut reconnaître que,
dans une société où il n'y a aucune différence dans l'importance des
revenus, le motif économique disparaîtrait tout à fait, ou du moins
serait réduit à un minimum. Il serait oiseux de se demander si, dans une
société où tous les revenus seraient égaux, de nouveaux motifs sociaux
ne pourraient favoriser la prostitution. En tout cas, rien n'autorise à
croire a priori que la moralité sexuelle serait plus
satisfaisante dans une société socialiste que dans la société
capitaliste.
Dans aucun domaine de la
recherche sociale, il n'y a plus d'idées à réformer que dans celui des
relations entre la vie sexuelle et l'ordre fondé sur la propriété.
Aujourd'hui, ce problème est abordé avec toute sorte de préjugés. Il
faudra considérer les faits autrement que font ceux qui rêvent d'un
paradis perdu, voient l'avenir en rose et condamnent tout de la vie qui
les entoure.
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