Le Québécois Libre, 15 août 2009, No 269. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/09/090815-10.htm 1. Le socialisme et le problème sexuel Les idées sur la socialisation des moyens de production ont toujours marché de pair avec des projets tendant à transformer les rapports entre les sexes. Avec la propriété privée, le mariage doit aussi disparaître et faire place à des relations mieux appropriées à l'essence même de la sexualité. Si l'homme doit être libéré du joug du travail économique, selon les perspectives socialistes, l'amour lui aussi doit être libéré des entraves économiques qui l'ont souillé jusqu'ici. Le socialisme n'annonce pas seulement le bien-être et même la richesse pour tous, mais aussi le bonheur dans l'amour. Il doit justement à cette partie de son programme une bonne part de sa popularité. Il est assez caractéristique qu'aucun livre socialiste allemand n'ait été plus lu ni n'ait plus fait de propagande pour le socialisme que l'ouvrage de Bebel: La Femme et le Socialisme, qui est avant tout une apologie de l'amour libre. Que l'organisation des relations sexuelles de notre époque semble à beaucoup peu satisfaisante n'a rien de particulièrement curieux. Cette organisation a pour but de détourner largement des buts sexuels cette sexualité qui domine tout ce qu'il y a d'humain, et de la diriger vers de nouveaux buts, qui se sont présentés à l'humanité au cours de l'évolution culturelle. Pour dresser cette organisation, il a fallu et il faut encore tous les jours de grands sacrifices. Chaque individu suit dans sa vie le processus qui mène la sexualité de l'état diffus où elle est chez l'enfant à sa forme définitive. Chaque individu doit dans son être intime édifier les forces psychiques qui freineront l'instinct sexuel et en quelque sorte, le canaliseront. Ainsi, une partie de l'énergie dont la nature a doué l'instinct sexuel, sera détourné de l'emploi sexuel vers d'autres buts. Tous n'ont pas la chance de se tirer sains et saufs des luttes et des misères de cette transformation. Certains y échouent, et deviennent névrosés ou fous. Mais même ceux qui conservent la santé et qui deviennent des membres utiles de la société, portent des cicatrices qu'un hasard malheureux peut ouvrir(1). Si la sexualité est pour l'homme la source du plus grand bonheur, elle peut devenir aussi la source de la douleur et finalement c'est à sa disparition que celui qui vieillit reconnaît d'abord qu'il est soumis au destin éphémère de tout ce qui est humain. C'est la sexualité, qui tantôt s'offrant, tantôt se refusant à l'homme, semble se jouer de lui, lui apportant tour à tour bonheur ou misère et ne le laissant jamais en repos. Les désirs conscients de celui qui veille, inconscients de celui qui rêve, tournent autour de la sexualité. Lorsque l'on étudie la pensée des réformateurs sociaux, on ne devrait pas oublier le rôle qu'elle y peut jouer. On le devrait d'autant moins, que beaucoup d'entre eux étaient des névrosés qui souffraient du développement malheureux de leur instinct sexuel. Fourier par exemple souffrait d'une grave psychose. Entre chacune de ses lignes, on sent l'âme malade d'un homme dont la vie sexuelle est entièrement déréglée. Il est regrettable qu'on n'ait point jusqu'ici étudié sa vie avec les méthodes que nous fournit la psychanalyse. Si ses ouvrages, imprégnés de la démence la plus folle, ont trouvé une grande diffusion et les plus hauts suffrages, ils le doivent précisément à l'imagination maladive qui dépeint avec une voluptueuse insistance les jouissances de l'amour qui attendent l'humanité dans le paradis du phalanstère. Pour l'avenir qu'il envisage, l'utopisme songe à un rétablissement de l'âge d'or, que l'homme a perdu par sa propre faute, et de même pour la vie sexuelle il prétend ne demander que le retour à l'état originel qui apportait le bonheur parfait. Déjà, les poètes de l'antiquité célèbrent la splendeur des anciens temps quand régnait l'amour libre, de même qu'ils chantent les louanges des temps saturniens alors que la propriété n'existait pas(2). Sur ce point, le marxisme suit l'exemple du vieil utopisme. De même qu'il demande la suppression de la propriété privée en montrant quelle est son origine, et la suppression de l'État en montrant que l'État « n'a pas existé de toute éternité » et qu'il y a eu des sociétés qui n'avaient « aucune idée de l'État ni d'une puissance étatique »(3), de même il cherche à combattre le mariage en en montrant l'origine historique. Pour les marxistes, la recherche historique n'est qu'un prétexte à agitation politique. Elle doit leur fournir des armes pour attaquer l'ordre social de la bourgeoisie abhorrée. En première ligne, ce qu'il faut reprocher au marxisme ce n'est pas de bâtir à la légère des théories insoutenables sans étude minutieuse des faits historiques. Ce qui est plus grave, c'est d'introduire en fraude une estimation de la valeur des époques historiques dans un exposé qui prétend être scientifique. Il y a eu un âge d'or, suivi d'une ère moins bonne mais encore supportable, jusqu'au jour où survint le capitalisme et avec lui tous les maux imaginables. Ainsi, l'ordre social capitaliste apparaît de prime abord comme maudit; son seul mérite est, par l'excès même de son horreur, de préparer le monde à accueillir la libération et le salut du socialisme. 2. L'homme et la femme à l'époque de la propriété brutale Les recherches récentes de l'ethnographie et de la préhistoire ont permis de rassembler de nombreux matériaux pour l'histoire des relations sexuelles et la jeune de la psychanalyse a posé le fondement d'une théorie scientifique de la vie sexuelle. Il est vrai que jusqu'ici la sociologie n'a pas encore su utiliser les richesses d'idées et de faits que lui apportaient ces disciplines. Elle n'a pas encore été capable de poser les problèmes sous une forme nouvelle, pour les adapter aux questions qui devraient aujourd'hui l'intéresser en première ligne. Les explications qu'elle apporte encore sur l'exogamie et l'endogamie, sur la promiscuité et surtout sur le matriarcat et le patriarcat ne répondent plus aux exigences qu'on est en droit de formuler aujourd'hui. La connaissance sociologique de la préhistoire du mariage et de la famille est si insuffisante qu'elle ne peut nous servir à élucider les problèmes qui nous occupent ici. La sociologie n'offre un terrain à peu près ferme que pour la période historique. Les relations familiales au temps où dominait le principe de la force ont un caractère bien net: domination absolue de l'homme. Ici le mobile que l'on constate dans la nature pour les relations sexuelles, où le mâle est la partie agressive, est poussé à l'extrême. L'homme prend possession de la femme et il réalise cette possession de l'objet sexuel, comme il fait pour les autres biens du monde extérieur. La femme devient purement et simplement une chose. La femme peut être acquise par rapt, achat, prescription; on peut en faire cadeau, la léguer par testament; bref dans la maison elle est comme une esclave. Tant qu'il vit, le mari est juge. S'il meurt, on lui fait suivre dans son tombeau sa femme avec d'autres biens(4). C'est là l'état juridique que les sources les plus anciennes du droit chez tous les peuples nous présentent dans une concordance à peu près parfaite. Les historiens essaient d'ordinaire, surtout quand il s'agit de l'histoire de leur propre peuple, d'atténuer l'impression pénible que laisse chez l'homme moderne la peinture de ces temps anciens. À cet effet, ils font remarquer que la vie était plus douce que la lettre de la loi, et que les relations entre époux n'ont pas été troublées par la dureté du droit. Du reste, après quelques remarques sur l'antique rigueur des moeurs et sur la pureté de la vie familiale ils ont hâte de s'écarter d'un sujet qui s'accommode si mal à leur système(5). Mais ces essais de justification, inspirés par leur point de vue nationaliste et leur prédilection pour le passé, pèchent par la base. La conception du caractère des rapports entre hommes et femmes que l'on trouve dans les anciennes lois et dans les anciens droits n'est pas le résultat des spéculations théoriques de savants fantasques enfermés dans leur tour d'ivoire. Elle est liée de la vie même et rend exactement l'idée que les hommes et les femmes se faisaient du mariage et des relations entre les personnes de sexe différents. Une Romaine, qui était sous la tutelle (manus) de son mari, ou de sa famille, une Germaine qui pendant toute sa vie restait assujettie à l'autorité maritale ou « Munt » trouvaient leur situation vis-à-vis de l'homme naturelle et juste, dans leur for intérieur elles ne se rebellaient pas, elles n'essayaient pas de secouer leur joug. Mais cela ne prouve pas que, entre la loi et son application, il y ait eu un abîme. Cela montre seulement que ces institutions correspondaient aussi au sentiment des femmes. Et cela n'est pas pour nous surprendre. Les conceptions morales et juridiques d'une époque ne pénètrent pas seulement ceux qui semblent en tirer profit, mais aussi ceux qui semblent en pâtir; leur souveraineté se manifeste précisément dans le fait que ces conceptions sont acceptées par ceux à qui elles demandent des sacrifices. Avec la domination du système fondé sur la force, la femme est la servante de l'homme. Elle considère que c'est là sa destinée. Elle partage l'opinion que le Nouveau Testament résume avec beaucoup de concision: l'homme n'est pas fait pour la femme, mais la femme pour l'homme(6). Le principe de force, du reste, ne connaît que les hommes. Eux seuls sont les porteurs de la force. Eux seuls ont des droits et des exigences. La femme n'est qu'un objet sexuel. Les femmes ont toutes un maître, père, tuteur, époux. Les filles de joie elles-mêmes ne sont pas libres, elles appartiennent au propriétaire du lupanar. C'est à lui, et non avec la fille de joie, que traite le client. Quand à la vagabonde, elle est gibier public dont chacun peut user à sa guise. La femme n'a pas le droit de choisir un mari. Elle est donnée au mari et le mari la prend. Qu'elle l'aime, c'est son devoir, peut-être aussi son mérite. Cela augmente les joies que le mari retire du mariage, mais pour la conclusion du mariage ces sentiments n'ont pas d'importance. Là-dessus on ne demande pas l'avis de la jeune fille. Le mari a le droit de la chasser ou de divorcer. Elle n'a pas ce droit. C'est ainsi que, sous le règne de la violence, le point de vue de l'homme en tant que maître l'emporte sur tous les essais tentés auparavant pour évoluer vers l'égalité de droits des deux sexes. Dans la légende l'on trouve encore quelques traces d'une assez grande liberté sexuelle de la femme – par exemple Brunhilde –, mais on ne comprend plus de telles figures. La prépondérance de l'homme est si forte qu'elle va à l'encontre de la nature et des rapports sexuels, et que l'homme, ne serait-ce que pour des motifs purement sexuels, est forcé dans son propre intérêt d'en affaiblir la portée. Car il est antinaturel que l'homme prenne la femme comme une chose sans volonté. L'acte sexuel est un don et une prise réciproques, et un comportement purement passif de la femme diminue chez l'homme son désir et son plaisir. L'homme doit éveiller l'empressement accueillant de la femme s'il veut lui-même satisfaire son instinct. Le vainqueur qui traîne l'esclave dans son lit, l'acheteur qui a acheté une fille à son père doivent solliciter ce que la violence employée avec une femme qui résiste ne saurait leur donner. L'homme qui, pour le public, semble le maître absolu de sa femme n'est point dans sa maison aussi puissant qu'il le croit. Il doit céder à la femme une partie de son pouvoir, cachant anxieusement cette faiblesse aux yeux du monde. Mais il y a autre chose. Le principe despotique, qui fait de la femme une serve et donc entrave les rapports sexuels, impose précisément à l'individu dans la vie de chaque jour une contrainte de ses penchants et le force à imposer moralement un frein à son instinct sexuel. Il en résulte une transformation de l'acte sexuel qui devient un effort psychique extraordinaire, qui ne réussit qu'à l'aide d'incitations particulières. L'acte sexuel demande alors une disposition psychique à l'égard de l'objet sexuel. C'est l'amour, l'amour qui est inconnu à l'homme originel et à la brute humaine, qui profitent sans choix de toutes les occasions sexuelles qui s'offrent à eux. Le caractère essentiel de l'amour, à savoir l'idolâtrie de l'objet sexuel, est inconciliable avec la position méprisable de la femme régie par le principe despotique. Le principe despotique fait de la femme une vulgaire servante. L'amour voit en elle une reine. De cette opposition naît dans les rapports des sexes la première et importante contradiction que nous pouvons étudier à la lumière de l'histoire. Mariage et amour entrent en conflit. Extérieurement, ces oppositions peuvent présenter des apparences diverses, foncièrement elles sont partout identiques. L'amour a fait son entrée dans la vie sentimentale et intellectuelle des hommes et des femmes. De plus en plus il deviendra le centre de la vie psychique, donnant à l'existence et son sens et son charme. Mais cet amour n'a pour l'instant rien à voir avec le mariage et avec les rapports entre époux. De cette dualité naîtront de graves conflits que nous révèle la poésie épique et lyrique de l'époque chevaleresque. Ces conflits nous sont devenus familiers, car ils ont été immortalisés dans d'impérissables chefs-d'oeuvre; l'art des épigones et l'art de ceux qui puisent leurs sujets dans les situations primitives subsistant encore aujourd'hui, les utilisent encore. Cependant nous autres modernes nous ne pouvons plus les concevoir. Nous ne pouvons plus comprendre ce qui s'oppose à une solution des conflits satisfaisant l'homme et la femme, ni pourquoi ceux qui s'aiment doivent rester séparés et liés à ceux qu'ils n'aiment pas. Lorsque l'amour est payé de retour, lorsque l'homme et la femme ne désirent rien de plus que de rester toujours attachés par un amour réciproque, nous trouvons que tout est en ordre. Dans les circonstances où nous vivons le genre de poésie qui traite exclusivement de ces amours ne peut avoir d'autre conclusion que le mariage final de Hans et de Grete. Si ce dénouement ravit les lecteurs des périodiques familiaux, on peut être assuré qu'il ne provoquera pas de conflits tragiques. Si nous n'avions pas connaissance de ces traditions littéraires et que nous cherchions en remontant à d'autres sources, à nous rendre compte des relations qui existaient au Moyen-Âge entre les sexes, nous pourrions nous faire une image des conflits psychiques de la galanterie chevaleresque et nous figurer qu'ils proviennent de la position angoissante dans laquelle l'homme se trouve entre deux femmes, l'épouse à qui le rattache le sort de ses enfants et de sa famille et la dame à qui son coeur appartient ou de la triste position de la femme que son mari néglige, entièrement occupé au service d'une autre femme. Mais un tel sentiment était inconnu à une époque dominée par le principe despotique. Le Grec qui passait son temps entre les hétaïres et les jeunes garçons ne trouvait pas du tout pesantes psychiquement les relations avec sa femme et celle-ci ne croyait point que ses propres droits fussent lésés par l'amour de son mari pour une courtisane. Ni le troubadour, qui se consacrait entièrement à la dame de son coeur, ni sa femme qui l'attendait patiemment au foyer, ne souffraient de cette dualité de l'amour et du mariage. Ulrich von Liechtenstein aussi bien que sa brave femme ne trouvaient rien à redire au service de l'amour chevaleresque. Le conflit dans la vie d'amour chevaleresque vint d'une tout autre cause. L'amour de la femme, quand elle allait jusqu'à donner son corps, lésait les droits du mari. Quel que fût son zèle à se procurer à lui-même les faveurs d'autres femmes, il ne pouvait pas souffrir que d'autres portassent atteinte à son droit de propriété et possédassent sa femme. C'est là un conflit qui correspond tout à fait aux idées du principe despotique. Ce qui offense l'époux ce n'est pas que l'amour de sa femme aille à un autre, mais que son corps, qui est sa propriété, appartienne à un autre. Tant que l'amour de l'homme ne visait pas les épouses des autres hommes mais s'adressait, en dehors de la société, à des prostituées, à des esclaves, à de jeunes garçons, comme c'était en général le cas dans l'antiquité et en Orient, il ne pouvait y avoir matière à conflit. L'amour ne provoque le conflit que lorsque la jalousie de l'homme entre en jeu. L'homme seul, en tant que propriétaire de sa femme, a droit à la possession entière de sa femme. La femme ne jouit pas du même droit vis-à-vis de son mari. Aujourd'hui encore on juge très différemment l'adultère du mari et l'adultère de la femme, mari et femme n'envisagent pas de la même manière l'adultère du conjoint. C'est là une survivance d'une conception qui par ailleurs nous est déjà devenue étrangère. Tant que domina le principe despotique, la vie amoureuse ne pouvait se développer favorablement. Bannie du foyer domestique, elle se réfugie dans des cachettes parfois singulières. Le libertinage commence à pulluler, les perversions des penchants naturels se multiplient. Avec la liberté des relations sexuelles qui, à côté des rapports conjugaux, dégénère de plus en plus en licence, les maladies vénériennes trouvent un terrain favorable à leur diffusion. On discute encore pour savoir si la syphilis a existé de tout temps en Europe, ou si elle a été importée à la suite de la découverte de l'Amérique. Ce qui est certain c'est qu'au début du XVIe siècle, elle commence à s'étendre comme une véritable épidémie. Au milieu des misères qu'elle provoque, le jeu d'amour du romantisme chevaleresque disparaît. 3. Le mariage contractuel Au sujet de l'influence de l'« économique » sur les relations sexuelles, l'opinion est unanime. Cette influence, dit-on, a été néfaste. La pureté naturelle et originelle des relations sexuelles a été troublée par les considérations économiques qui s'y sont mêlées. Dans aucun domaine de la vie humaine, l'influence du progrès culturel et surtout l'accroissement de la richesse n'ont été plus nuisibles. Les hommes des temps les plus reculés s'accouplaient dans l'amour le plus pur, avant l'ère capitaliste, le mariage et la vie familiale étaient aussi simples que naturels. Il était réservé au capitalisme d'amener à sa suite les mariages d'argent et de raison d'une part et de l'autre la prostitution et le libertinage sexuel. Malheureusement, les recherches récentes de l'histoire et de l'ethnographie ont prouvé la complète fausseté de cette conception et elles nous ont donné une tout autre et nouvelle image de la vie sexuelle dans les temps les plus reculés et chez les peuples primitifs. La littérature moderne a montré combien à la campagne les conditions de vie répondaient peu à l'idée qu'on s'en faisait naguère lorsqu'on employait le beau mot de « l'innocence des moeurs paysannes ». Mais le vieux préjugé était si solidement enraciné, qu'il n'en fut guère ébranlé. Du reste, la littérature socialiste a cherché à ranimer et à populariser la vieille légende avec beaucoup de pathos et avec l'insistance qui lui est propre. Aussi trouverait-on peu de personnes pour ne pas croire d'abord que la conception moderne du mariage comme contrat soit dommageable à l'essence de l'union des sexes, et ensuite que le capitalisme ait détruit la pureté de la vie familiale. Pour l'examen scientifique des rapports entre le mariage et l'économique, il est difficile de prendre position à l'égard de cette interprétation des problèmes, inspirée peut-être par de bonnes et naïves intentions, mais par trop dénuée de bon sens. L'examen scientifique ne permet pas de juger ce qui est bon, noble, moral et vertueux. Ce n'est pas de sa compétence. Mais sur un point important, il lui faudra bien rectifier la conception courante. L'idéal pour les rapports entre les sexes, tel que l'envisage notre époque, est tout autre que celui des temps reculés, et jamais l'on ne fut si près d'y atteindre que de nos jours. Les relations sexuelles du bon vieux temps, mesurées à notre idéal d'aujourd'hui, semblent bien peu satisfaisantes. Par conséquent, cet idéal a dû prendre corps au cours de cette évolution que les conceptions courantes condamnent et rendent responsable du fait que cet idéal n'est pas encore parfaitement réalisé. Ainsi nous constatons tout de suite que la doctrine en honneur ne peut correspondre aux rapports réels, que cette doctrine met tout à l'envers et n'a pour la solution des problèmes aucune valeur. Avec la domination du système despotique, l'on trouve partout la polygamie. Chaque homme a autant de femmes qu'il en peut défendre. Les femmes sont une de ces propriétés dont il est toujours préférable d'avoir beaucoup que peu. Comme on cherche à avoir toujours plus d'esclaves et de vaches, on cherche aussi à posséder plus de femmes. Le comportement moral de l'homme envers ses femmes est le même qu'envers ses esclaves et ses vaches. De la femme, il exige la fidélité, il est le seul qui ait le droit de disposer de son travail et de son corps, mais lui ne se sent en aucune manière lié à sa femme. La fidélité des hommes implique la monogamie(7). Lorsqu'au-dessus du mari il y a encore un seigneur plus puissant, celui-ci, parmi tous ses droits, a celui de disposer des femmes de ses sujets(8). Le fameux droit de jambage était un ressouvenir de ces moeurs dont on trouvait un dernier vestige dans les relations entre beau-père et bru dans la famille primitive. La polygamie n'a pas été abolie par les réformateurs de la morale. Ce n'est pas l'Église qui l'a combattue la première. Pendant des siècles, le christianisme n'opposa aucune barrière à la polygamie des rois barbares. Charlemagne entretenait encore de nombreuses concubines(9). La polygamie n'a jamais été, par ses conditions mêmes, une institution à l'usage des gens pauvres. Elle était réservée aux personnages riches et importants(10). Mais c'est justement dans ces familles nobles qu'elle offrait des difficultés parce que les femmes, entrant dans la famille du mari pouvaient hériter et posséder, et apportant une riche dot disposaient de droits étendus sur la disposition de leur patrimoine. La femme de riche famille, qui apporte de la richesse en mariage, et ses parents ont petit à petit conquis la monogamie qui est positivement la conséquence de la pénétration dans la famille de l'esprit et du calcul capitalistes. Pour protéger juridiquement la fortune de la femme et de ses enfants, on fut amené à établir une démarcation très nette entre les unions et les enfants légitimes et illégitimes, si bien que les rapports entre époux finirent par être reconnus comme un contrat réciproque(11). En pénétrant dans le droit matrimonial, l'idée de contrat brise la souveraineté de l'homme et fait de la femme une compagne égale en droits. Pas à pas, elle conquiert la position qu'elle occupe aujourd'hui au foyer et qui ne diffère de celle du mari que par la différence d'activité dans la vie pratique de l'homme et de la femme. Les prérogatives qui sont restées au mari sont peu de chose. Ce sont des prérogatives honorifiques, par exemple: la femme porte le nom du mari. C'est le droit sur les biens conjugaux qui a favorisé cette évolution du mariage. La position de la femme dans le mariage s'est améliorée à mesure que reculait le principe despotique, à mesure que progressait l'idée de contrat dans les autres domaines du droit concernant le régime des biens, ce qui entraînait forcément une transformation des rapports concernant le régime des biens entre époux. La capacité juridique de la femme en ce qui touche les biens apportés par elle en mariage et les acquêts, de même que la transformation des obligations usuelles de l'homme envers elle en prestations obligatoires pouvant être fixées par les tribunaux, ont libéré la femme de la puissance du mari. Le mariage, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est le résultat de l'idée de contrat qui a pénétré ce domaine de la vie humaine. Toutes les images idéales que nous nous faisons du mariage sont nées de cette conception. Le mariage unit un homme et une femme, il ne peut être contracté sans la libre volonté des deux parties, il impose aux deux époux l'obligation d'une fidélité réciproque, l'infidélité de l'homme ne pouvant être jugée autrement que celle de la femme; les droits de l'homme sont, sur tous les points importants exactement les mêmes que ceux de la femme, ce sont là les conditions impératives qui découlent de la manière dont nous envisageons aujourd'hui le problème de la communauté sexuelle. Aucun peuple ne peut se vanter que ses lointains ancêtres aient eu sur le mariage les idées que nous professons aujourd'hui? La sévérité des moeurs était-elle autrefois plus rigoureuse qu'aujourd'hui? La science ne saurait en juger. Nous pouvons seulement affirmer que nos idées sur ce que doit être le mariage diffèrent de celles de générations passées, et que leur idéal du mariage apparaît à nos yeux comme immoral. Si les panégyristes du bon vieux temps protestent contre le divorce et la séparation et qu'ils assurent que cela n'existait pas autrefois, ils ont évidemment raison. La faculté qu'avait autrefois le mari de répudier la femme n'a rien de commun avec le droit de divorcer. Rien ne montre mieux le grand changement de conception qu'une comparaison entre les deux institutions. Si dans la lutte contre le divorce l'Église marche à la tête, il est opportun de rappeler que l'idéal moderne du mariage, monogamie avec droits égaux des époux, droits qu'elle entend défendre aujourd'hui, n'est pas dû au développement de l'Église , mais à celui du capitalisme. 4. Les problèmes de la vie conjugale Dans le mariage contractuel moderne, issu de la volonté de l'homme et de la femme, mariage et amour sont réunis. Le mariage ne semble justifié moralement que s'il est contracté par amour. Si les fiancés ne s'aiment pas, cela nous semble choquant. Les mariages princiers conclus à distance sont, du reste, comme toutes les pensées et les actions des maisons régnantes tout imprégnés des conceptions de l'époque despotique. Si pour le public on en fait des « mariages d'amour », c'est que même les maisons princières sont forcées de faire cette concession à l'idéal bourgeois du mariage. Les conflits de la vie conjugale moderne proviennent d'abord du fait que l'ardeur de l'amour n'est pas d'une durée illimitée, tandis que le mariage est conclu pour la vie entière. « La passion s'enfuit, l'amour doit demeurer », dit Schiller, le peintre de la vie conjugale de la bourgeoisie. Dans la plupart des mariages où sont nés des enfants, l'amour entre époux disparaît lentement remplacé par une affection amicale, coupée pendant longtemps encore d'étincelles ravivant brièvement l'amour d'autrefois. La vie en commun devient une habitude. Les enfants font revivre aux parents leur jeunesse, cela les console du renoncement nécessaire que l'âge vient leur imposer avec la disparition progressive de leurs propres forces. Il y a bien des voies qui amènent l'homme à se soumettre à son éphémère destin. Au croyant, la religion apporte sa consolation et son réconfort, en reliant son existence individuelle au cours infini de la vie éternelle; elle lui assigne une place assurée dans le plan impérissable de celui qui créa et maintient les mondes; ainsi elle les hausse, au-delà du temps et de l'espace, de la vieillesse et de la mort, dans les régions divines. D'autres vont chercher consolation dans la philosophie. Ils renoncent à l'appui de toutes les hypothèses qui contredisent l'expérience et méprisent les consolations faciles; ils ne cherchent pas à édifier des images et des représentations arbitraires, destinées à nous faire croire à un autre ordre du monde que celui que nous sommes bien forcés de reconnaître autour de nous. La grande foule des hommes enfin suit une troisième route. Mornes et apathiques, ils s'enfoncent dans le tran-tran quotidien, ils ne pensent pas au lendemain, ils deviennent les esclaves de leurs habitudes et de leurs passions. Mais entre ces groupes, il en est un quatrième qui ne sait ni où ni comment trouver la paix. Ceux-là ne peuvent plus croire, parce qu'ils ont goûté des fruits de l'arbre de la connaissance; ils ne peuvent s'enfoncer dans une morne hébétude, parce que leur nature s'insurge. Pour s'accommoder philosophiquement à leur situation, ils sont trop inquiets, pas assez mesurés. Ils veulent lutter pour conquérir à tout prix le bonheur et le conserver. En y mettant toute leur force, ils secouent les barreaux des grilles qui arrêtent leurs penchants. Ils n'entendent pas se contenter de peu; ils veulent l'impossible: ils cherchent le bonheur non dans l'effort pour y atteindre, mais dans sa plénitude, non dans les combats, mais dans la victoire. Ce sont ces natures qui ne peuvent plus supporter le mariage quand le feu sauvage du premier amour commence à s'éteindre. Ils demandent à l'amour de satisfaire aux exigences les plus hautes, ils ne connaissent pas de limite à l'estime exagérée de l'objet sexuel et déjà pour des raisons physiologiques et beaucoup plus rapidement que ceux qui ont su garder la mesure, ils éprouvent dans l'intimité conjugale des désillusions qui changent quelquefois en leurs contraires les sentiments du début. L'amour devient haine et la vie conjugale un tourment. Il n'est pas fait pour le mariage celui-là qui ne sait pas se contenter de peu, qui ne veut pas baisser d'un ton les enthousiasmes qui l'animaient au début du mariage d'amour, celui-là qui ne sait pas reporter, purifiée par ses enfants, cette part d'amour, que le mariage ne peut plus satisfaire. Du mariage, il se dirigera vers d'autres buts d'amour, pour refaire chaque fois dans ces nouvelles liaisons les vieilles expériences. Tout cela n'a aucun rapport avec les données sociales du mariage. Si les mariages malheureux tournent mal, ce n'est point parce que les conjoints vivent dans une société capitaliste où existe la propriété privée des moyens de production. Le mal dans ces mariages ne vient pas du dehors, mais du dedans, c'est-à-dire des dispositions des époux. Si ces conflits n'ont pas existé dans la société d'avant le capitalisme, ce n'est point parce que le mariage offrait dans sa plénitude ce qui manque à ces mariages languissants, mais bien parce qu'à cette époque amour et mariage étant séparés, l'on ne demandait pas au mariage un bonheur sans nuages et sans fin. C'est seulement la conséquence logique de l'idée de contrat et de consentement qui fait que les époux demandent au mariage de satisfaire durablement leur désir d'amour. Et c'est demander au mariage une exigence qu'il lui est impossible de satisfaire. Le bonheur de l'amour est dans la lutte pour obtenir les faveurs de l'être aimé, et dans le désir réalisé de s'unir à lui. Le bonheur d'un amour à qui est refusée la satisfaction physiologique peut-il durer? La question reste ouverte. Ce qui est certain, c'est que l'amour, lorsqu'il est parvenu à ses fins, se refroidit plus ou moins vite et qu'il serait vain de vouloir éterniser le bonheur passager de l'heure du berger. Le mariage non plus ne peut changer la vie en une suite infinie de jours heureux, de jours tout remplis des merveilleuses jouissances de l'amour. À cela, ni le mariage, ni les circonstances du milieu social ne peuvent rien. Les conflits de la vie conjugale causés par certaines situations sociales sont d'un intérêt secondaire. Des mariages sont conclus sans amour simplement en raison de la dot de la femme ou de la fortune du mari, pour des raisons économiques bien des mariages finissent malheureusement, mais cela n'a pas l'importance qu'on pourrait croire si l'on en jugeait pas les innombrables ouvrages de littérature qui traitent de ces problèmes. Pour peu qu'on veuille chercher un moyen de sortir de ces conflits, il est facile à trouver. En tant qu'institution sociale, le mariage est une incorporation de l'individu dans l'ordonnance de la société qui lui assigne un champ d'action précis avec ses devoirs et ses tâches. Des natures fortes, dont les facultés dépassent de beaucoup la moyenne, ne peuvent supporter la contrainte de cette incorporation dans les cadres de la vie de la masse. Celui qui se sent capable d'inventer et d'accomplir de très grandes choses et qui est prêt à donner sa vie plutôt que d'être infidèle à sa mission ne pensera jamais à y renoncer pour l'amour d'une femme ou de ses enfants. Dans la vie d'un homme de génie, quelque capable qu'il soit d'amour, la femme, et tout ce qui s'y rattache, n'occupe qu'une place restreinte. Nous faisons ici abstraction de ces grands esprits, comme Kant, chez qui les préoccupations sexuelles s'étaient comme spiritualisées dans un autre effort, et aussi de ces hommes dont l'esprit ardent se consume dans une poursuite insatiable de l'amour et qui, ne pouvant s'accommoder des désillusions inévitables de la vie conjugale, courent, sans trêve ni repos, d'un amour à l'autre. De même l'homme génial dont la vie conjugale au début semble suivre un cours normal et du point de vue de la vie sexuelle ne se distingue pas de celle des autres gens, ne peut pourtant pas à la longue se sentir comme lié par le mariage sans faire violence à son propre moi. Dans l'accomplissement de ses desseins, l'homme de génie ne se laisse arrêter par aucunes considérations intéressant la commodité des autres hommes, quand bien même ils le toucheraient de très près. Les liens du mariage deviennent pour lui des chaînes insupportables; il cherche à les briser, ou à les desserrer, assez pour qu'il puisse librement marcher de l'avant. Le mariage est une marche à deux dans les rangs de la grande colonne de route de la multitude dont celui qui veut suivre sa propre route doit se séparer. Il a rarement la chance de trouver une femme capable de l'accompagner dans son sentier solitaire. Il y a longtemps qu'on avait constaté tout cela, et c'était une idée si répandue dans la masse, que chaque homme y trouvait une justification pour tromper sa femme. Mais les génies sont rares et ce n'est point parce que quelques hommes exceptionnels ne peuvent s'y adapter, qu'une institution sociale perd sa raison d'être. De ce côté, l'institution du mariage ne courait aucun danger. Les attaques du mouvement féministe du XIXe siècle contre le mariage paraissaient beaucoup plus graves. Le mariage, prétendait-on, force la femme à abdiquer sa personnalité. Tandis que le mariage donne à l'homme le libre champ où développer ses forces, il interdit à la femme toute liberté. Cela est dans la nature du mariage qui attelle ensemble homme et femme et abaisse ainsi la femme plus faible au rôle de servante du mari. Une réforme n'y pourrait rien changer; seule la suppression du mariage pourrait y apporter un remède. Non seulement pour vouloir vivre sa vie sexuelle, mais pour pouvoir développer son individualité, la femme, disait-on, doit aspirer à se libérer de ce joug. À la place du mariage, il faudrait des unions libres assurant aux deux parties leur entière liberté. L'aile extrémiste du mouvement féministe qui défend ce point de vue, oublie que ce n'est pas l'institution du mariage qui entrave le développement de la personnalité de la femme. Ce qui gêne la femme dans le développement de ses forces et de ses facultés, ce n'est pas d'être liée à son mari, à ses enfants, au ménage, mais le fait que la fonction sexuelle exige beaucoup plus du corps de la femme que du corps de l'homme. La grossesse, l'allaitement prennent les meilleures années de la femme, les années pendant lesquelles l'homme peut concentrer ses forces sur de grandes tâches. On peut déplorer l'injustice de la nature qui a réparti inégalement les charges de la reproduction, on peut penser qu'il est indigne d'une femme d'être une faiseuse d'enfants et une nourrice. Mais cela ne change rien aux conditions naturelles. La femme a peut-être le choix entre renoncer au plus profond bonheur de la femme, la maternité, ou renoncer au développement de sa personnalité, en agissant et en luttant comme un homme. Mais au fond, un tel choix lui est-il permis si la suppression de la maternité lui cause un dommage qui retombe sur toutes les autres fonctions vitales? Sans doute, si elle devient mère, avec ou sans mariage, elle est empêchée de vivre une vie libre et indépendante comme l'homme. Il y a eu des femmes remarquables qui, en dépit de la maternité, ont accompli dans bien des domaines des choses excellentes. Mais si les très grandes choses, si le génie n'ont pas été l'apanage du sexe féminin, c'est précisément à cause de la place que la sexualité tient dans la vie. Rendre les droits juridiques de la femme égaux à ceux de l'homme, assurer à la femme les possibilités légales et économiques de développer ses facultés et de les manifester par des actes correspondant à ses goûts, à ses désirs, et à sa situation financière, tant que le mouvement féministe se borne à ces revendications, il n'est qu'une branche du grand mouvement libéral en qui s'incarne l'idée d'une évolution libre et paisible. Si, allant au-delà de ces revendications, le mouvement féministe entend combattre des organisations de la vie sociale avec l'espoir de se débarrasser ainsi de certaines bornes que la nature a imposées au destin humain, alors le mouvement féministe n'est plus qu'un fils spirituel du socialisme. Car c'est le propre du socialisme de chercher dans les institutions sociales les racines de conditions données par la nature, et donc soustraites à l'action de l'homme, et de prétendre en les réformant réformer la nature elle-même. 5. L'Amour libre La solution radicale que les socialistes proposent pour les problèmes sexuels est l'amour libre. La société socialiste fait disparaître la dépendance sexuelle et économique de la femme, réduite à compter sur le revenu de son mari. Homme et femme reçoivent les mêmes droits économiques et ont aussi les mêmes devoirs, à moins que la maternité de la femme n'exige qu'on lui accorde une position spéciale. L'entretien et l'éducation des enfants sont assurés par les fonds publics. Du reste, ils sont affaire de la société et non plus des parents. Ainsi les relations entre les sexes sont soustraites à toute influence économique et sociale. L'accouplement, forme la plus simple d'union sociale, cesse d'être le fondement du mariage et de la famille. La famille disparaît; il n'y a plus, d'un côté, que la société, de l'autre, des individus. Le choix dans l'amour est devenu entièrement libre. Homme et femme s'unissent et se séparent, comme bon leur semble. Le socialisme, dit-on, ne crée là rien de nouveau, mais ne fait que replacer « à un niveau de culture plus élevé et dans des formes sociales nouvelles l'état de choses qui régnait partout à un niveau de culture primitif et avant que la propriété privée ne dominât la société ».(12) Ce ne sont pas les démonstrations, onctueuses ou venimeuses, des théologiens et autres prêcheurs de morale qui auront facilement raison de ce programme. La plupart des écrivains qui se sont occupés du problème des relations entre les sexes sont dominés par l'idée ascétique et monacale des théologiens moralistes. Pour eux, l'instinct sexuel est tout simplement un mal; la sexualité est un péché et la volupté, un cadeau du diable. Rien que de penser à ces choses leur semble immoral. Homologuera-t-on cette condamnation absolue de l'instinct sexuel? Cela dépend entièrement des tendances et des estimations de chaque individu. Les tentatives des professeurs d'éthique pour juger ou condamner cet instinct du point de vue scientifique sont un travail vain. C'est méconnaître les bornes de la recherche scientifique de la connaissance que de lui attribuer la capacité de prononcer des jugements sur les valeurs, et d'exercer une influence sur les actions, non pas en démontrant clairement l'efficacité des moyens, mais en ordonnant les buts selon une certaine gradation. Par contre, il serait du domaine des recherches scientifiques de l'éthique de montrer qu'en rejetant une fois pour toutes comme mauvais l'instinct sexuel, on écarte toute possibilité d'arriver, en tenant compte de certaines circonstances, à une approbation morale, ou tout au moins à une tolérance de l'acte sexuel. La formule usuelle qui condamne le plaisir sensuel dans les rapports entre les sexes, mais qui déclare moral l'accomplissement du devoir conjugal en vue de la procréation, est le produit d'une bien indigente sophistique. Les gens mariés aussi s'accommodent de la sensualité. Jamais un enfant n'a été engendré et conçu par devoir civique en vue de procurer à l'État une recrue ou un contribuable. Une éthique qui a traité l'acte de la reproduction d'action honteuse, devrait logiquement demander une continence sans aucune restriction. Quand on veut que la vie ne s'éteigne pas, il ne faut pas faire de la source où elle se renouvelle un bourbier ou un vice. Rien n'a plus empoisonné la morale de la société moderne que cette éthique qui ne sait ni condamner ni approuver logiquement, qui brouille les frontières entre le bien et le mal, et donné au péché un piquant attrait. C'est elle qui est responsable si dans toutes les questions de morale sexuelle l'homme moderne est hésitant, sans point d'appui, ne comprenant même pas les grands problèmes des relations entre les sexes. Dans la vie d'un homme, la question sexuelle a moins d'importance que dans la vie de la femme. Lorsqu'il a contenté son désir, c'est pour lui une détente, il se sent libre et léger. La femme, elle, est dépendante du poids de la maternité, qu'elle a maintenant à porter. Sa destinée est incluse dans l'action sexuelle qui, dans la vie de l'homme n'est qu'un incident. L'homme, quelle que soit l'ardeur et la sincérité de son amour, quelques grands que soient les sacrifices qu'il est prêt à faire pour la femme, reste toujours sur un plan supérieur au plan sexuel. Même les femmes finissent par se détourner, pleines de mépris, de celui pour qui la hantise sexuelle est tout, qui s'y consume et en périt. La femme, elle, s'épuise au service de l'instinct sexuel comme amante et comme mère. Pour l'homme, il est souvent difficile, au milieu des luttes et des soucis de sa profession, de conserver la liberté intérieure qui lui assure le libre développement de son individualité; sa vie amoureuse est pour lui un bien moindre obstacle. Pour l'individualité de la femme le danger est dans le complexe sexuel. La lutte de la femme pour sa personnalité, voilà le fond du féminisme. Cette question n'intéresse pas seulement les femmes; elle n'est pas moins importante pour les hommes que pour les femmes. Car hommes et femmes n'atteindront les hauteurs de la culture individuelle que s'ils ont parcouru ensemble le chemin. À la longue, l'homme ne pourra pas se développer librement si la femme l'entraîne dans les basses régions de la servitude intérieure. Assurer à la femme la liberté de sa vie intérieure, c'est la véritable question féministe; elle est un chapitre des problèmes culturels de l'humanité. L'Orient a été incapable de résoudre cette question et ce fut sa ruine. Pour l'Orient, la femme est un instrument de plaisir pour l'homme, une faiseuse d'enfants, une nourrice. Chaque essor que la culture personnelle en Orient semblait prendre était toujours arrêté parce que l'élément féminin rabaissait sans cesse l'homme à la lourde atmosphère du harem. Aujourd'hui, rien ne sépare davantage l'Orient de l'Occident que la position de la femme dans la société et la position de l'homme envers la femme. On prétend souvent que la sagesse des Orientaux a mieux conçu les plus hauts problèmes de l'existence que la philosophie des Européens. En tout cas, l'Orient n'a pu résoudre la question sexuelle et cela a porté le coup fatal à ses civilisations. Entre l'Orient et l'Occident, on a vu grandir une civilisation originale, celle des anciens Grecs. Mais la civilisation antique n'a pas réussi à élever la femme à la même hauteur que l'homme. La civilisation grecque ne tenait pas compte de la femme mariée. L'épouse restait au gynécée, séparée du monde. Pour l'homme, elle n'était que la mère de ses héritiers et la femme de charge de sa maison. L'amour du Grec s'adressait seulement à l'hétaïre, mais ne trouvant pas encore satisfaction dans ce commerce l'Hellène en vient finalement à l'amour homosexuel. Platon voit la pédérastie transfigurée par l'harmonie intellectuelle de ceux qui s'aiment et par l'élan joyeux vers la beauté de l'âme et du corps. L'amour avec la femme n'est pour lui que la satisfaction grossièrement sensuelle du désir. Pour l'Occidental, la femme est une compagne, pour l'Oriental une concubine. L'Européenne n'a pas toujours occupé la position qui lui revient aujourd'hui. Elle l'a peu à peu conquise au cours de l'évolution du principe despotique au principe contractuel. Juridiquement, cette évolution lui a apporté l'entière égalité des droits. Homme et femme sont aujourd'hui égaux devant la loi. Les petites différences qui subsistent encore dans le droit privé sont sans importance pratique. Que la loi oblige la femme à obéir à l'homme n'a pas grand intérêt. Tant que le mariage subsistera, l'un des conjoints sera forcé de se soumettre à l'autre; est-ce l'homme ou la femme qui sera le plus fort, c'est ce que ne décideront jamais les paragraphes du code. Les femmes sont encore souvent gênées dans l'exercice de leurs droits politiques; le droit électoral, des emplois officiels leur sont refusés, cela peut blesser leur honneur personnel, mais en dehors de cette considération tout cela n'a pas beaucoup d'importance. La situation des forces politiques d'un pays ne sera guère modifiée parce que l'on aura accordé aux femmes le droit de vote. Les femmes de ces partis qui auront à souffrir de changements, qu'on peut prévoir sans doute peu importants, devraient en raison même de leurs intérêts politiques être plutôt des adversaires que des partisans du droit de vote féminin. La capacité de revêtir des emplois publics, c'est moins les limites légales fixant leurs droits qui les en privent, que les particularités de leur caractère féminin. Sans déprécier la lutte des féministes pour l'élargissement des droits civiques de la femme, l'on est fondé à affirmer que les quelques restrictions imposées aux droit de la femme par la législation des États civilisés ne causent un sérieux dommage ni aux femmes, ni à la collectivité. Dans les relations sociales en général, le principe d'égalité devant la loi avait donné lieu à un malentendu qui se reproduisit aussi dans le domaine particulier des relations entre les sexes. De même que le mouvement pseudo-démocratique s'efforce de biffer par décrets les inégalités naturelles ou sociales, voulant rendre égaux les forts et les faibles, les doués et les non doués, les robustes et les malades, de même l'aile extrémiste du mouvement féministe entend rendre égaux les hommes et les femmes(13). On ne peut, il est vrai, imposer à l'homme la moitié de la charge physique de la maternité, mais on veut anéantir le mariage et la vie de famille pour accorder à la femme toutes les libertés qui paraissent encore compatibles avec la maternité. Sans s'embarrasser d'aucun égard envers mari et enfants, la femme doit avoir toute liberté d'action pour pouvoir vivre sa vie et développer sa personnalité. Mais ce n'est point par décret que l'on peut changer les différences de caractères et de destinées des sexes, pas plus que les autres différences entre humains. Pour que la femme puisse égaler l'homme en action et en influence, il lui manque bien plus que les lois ne pourront jamais lui donner. Ce n'est pas le mariage qui enlève à la femme sa liberté intérieure, mais ce trait de son caractère qui fait qu'elle a besoin de se dévouer à un homme et que l'amour pour son mari et pour ses enfants consume le meilleur de ses forces. Si la femme croit trouver son bonheur dans le dévouement à une profession, aucune loi humaine ne l'empêchera de renoncer à l'amour et au mariage. Quant à celles qui ne veulent pas y renoncer, il ne leur reste plus assez de force disponible pour maîtriser la vie, comme fait un homme. Ce n'est pas le mariage et la famille qui entravent la femme, mais la force qu'a sur elle l'emprise sexuelle. En supprimant le mariage on ne rendrait la femme ni plus libre ni plus heureuse; on lui enlèverait simplement ce qui est l'essentiel de sa vie, sans lui rendre rien en échange. La lutte de la femme pour l'affirmation de sa personnalité dans le mariage n'est qu'une partie de cette lutte pour la personnalité, lutte caractéristique de la société rationaliste dont le fondement économique repose sur la propriété privée des moyens de production. Il ne s'agit pas d'un intérêt particulier de la féminité. Rien du reste n'est plus insensé que d'opposer les intérêts masculins aux intérêts féminins, comme l'essaient les féministes extrémistes. Si les femmes n'arrivaient pas à développer leur moi, de manière à s'unir à l'homme en compagnes libres et de même rang, c'est toute l'humanité qui en pâtirait. On ravit à la femme une partie de sa vie, si on lui enlève ses enfants pour les élever dans des établissements publics, et on prive les enfants de la meilleure école de leur vie si on les arrache au sein de leur famille. Tout récemment seulement, la doctrine de Freud, le génial investigateur de l'âme humaine, a montré quelle impression profonde la maison paternelle exerce sur les enfants. L'enfant apprend des parents à aimer, et il reçoit ainsi d'eux les forces qui le rendront capables de grandir et de devenir un homme sain. Les internats sont une école d'homosexualité et de névrose. Qui a proposé de traiter hommes et femmes absolument de la même manière, qui a proposé que l'État règle les relations entre les sexes, que les nouveau-nés soient placés tout de suite dans des institutions publiques, que parents et enfants restent totalement inconnus les uns des autres, comme par hasard c'est Platon, pour qui les relations entre les sexes n'étaient que la satisfaction d'un besoin corporel. L'évolution du principe despotique au principe contractuel a mis à la base des rapports entre les sexes le libre choix dicté par l'amour. La femme peut se refuser à chacun et a le droit d'exiger de l'homme à qui elle se donne fidélité et constance. C'est là la base sur laquelle fut fondé le développement de l'individualité féminine. Le socialisme, méconnaissant consciemment le principe du contrat, pour en revenir au principe despotique, agrémenté il est vrai d'une répartition égale du butin, est forcé finalement, en ce qui touche les rapports entre les sexes, de revendiquer la promiscuité. 6. La prostitution Le manifeste communiste déclare que « la famille bourgeoise trouve son complément » dans la prostitution publique. « Avec la disparition publique du capital disparaîtra aussi la prostitution »(14). Dans le livre de Bebel sur la femme, un chapitre a pour titre: « La prostitution, nécessaire institution sociale du monde bourgeois ». L'auteur démontre que pour la société bourgeoise, la prostitution est aussi nécessaire que « la police, l'armée permanente, l'église, le patronat industriel »(15). Et cette idée de la prostitution, produit du capitalisme, n'a cessé depuis de se répandre. Comme tous les prêcheurs de morale ne cessent de déplorer la décadence et accusent la civilisation moderne d'avoir créé la débauche, tout le monde finit par être persuadé que tout ce qu'il y a de répréhensible dans les relations sexuelles est un phénomène de décadence particulier à notre époque. À cela, il est facile de répondre, il est aisé de montrer que la prostitution est vieille comme le monde et qu'on la trouve chez tous les peuples(16). Elle est un reste des anciennes moeurs et non le signe de décadence d'une haute culture. Ce qui lutte aujourd'hui le plus efficacement contre la prostitution, c'est la demande faite à l'homme de s'abstenir de relations sexuelles en dehors du mariage, en vertu du principe de l'égalité morale des droits entre femme et homme, qui est uniquement un idéal de l'époque capitaliste. L'époque du despotisme exigeait de la fiancée seulement, et non du fiancé, la pureté sexuelle. Toutes les circonstances qui favorisent aujourd'hui la prostitution n'ont rien à voir avec la propriété privée et avec le capitalisme. Le militarisme, qui écarte les jeunes gens du mariage, plus longtemps qu'ils ne le désireraient, n'est pas le moins du monde un produit du pacifique libéralisme. Que des fonctionnaires de l'État, ou des hommes occupant des fonctions analogues, ne pourraient vivre « conformément à leur rang » est, comme tout ce qui touche au « rang », un reste des idées d'avant le capitalisme. Le capitalisme ne connaît pas cette notion du rang et du conforme au rang. Dans le régime capitaliste chacun vit selon ses moyens. Il y a des femmes qui se prostituent par goût du mâle, d'autres pour des motifs économiques. Chez beaucoup d'entre elles, pour les deux raisons. Il faut reconnaître que, dans une société où il n'y a aucune différence dans l'importance des revenus, le motif économique disparaîtrait tout à fait, ou du moins serait réduit à un minimum. Il serait oiseux de se demander si, dans une société où tous les revenus seraient égaux, de nouveaux motifs sociaux ne pourraient favoriser la prostitution. En tout cas, rien n'autorise à croire a priori que la moralité sexuelle serait plus satisfaisante dans une société socialiste que dans la société capitaliste. Dans aucun domaine de la recherche sociale, il n'y a plus d'idées à réformer que dans celui des relations entre la vie sexuelle et l'ordre fondé sur la propriété. Aujourd'hui, ce problème est abordé avec toute sorte de préjugés. Il faudra considérer les faits autrement que font ceux qui rêvent d'un paradis perdu, voient l'avenir en rose et condamnent tout de la vie qui les entoure. Notes 1. Cf. Freud, Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, 2e éd., Leipzig et Vienne, 1910, pp. 38. 2. Cf. Poehlmann, t. II, p. 576. 3. Cf. Engels, Der Ursprung der Familie, des Privateigentums und des Staates, p. 182. 4. Cf. Westermarck, Geschichte der menschlischen Ehe, trad. de l'anglais par Katscher et Graser, 2e éd., Berlin; 1902, p. 122. – Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, 3e éd., Vienne, 1897, t. II, pp. 9. 5. Cf. Weinhold, t. II, pp. 7. 6. Cf. I Cor., 11,9. 7. Cf. Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, 1re éd., Vienne, 1851, pp. 292. 8. Cf. Westermarck, pp. 74. – Weinhold, t. I, p. 273, 3e éd. 9. Cf. Schroeder, Lehrbuch der deutschen Techtsgeschichte, 3e éd., Leipzig, 1898, pp. 70 et 110. – Weinhold, t. II, pp. 12. 10. Cf. Tacite, Germanie, chap. 17. 11. Cf. Marianne Weber, Ehefrau und Mutter in der Reichsenwicklung, Tubingue, 1907, pp. 53., pp. 217. 12. Cf. Bebel, Die Frau und der Sozialismus, 16e éd. Stuttgart, 1892, p. 343. 13. Ce serait déborder le cadre de notre exposé que d'étudier dans quelle mesure les revendications extrémistes du féminisme ont été lancées par des hommes et par des femmes dont le caractère sexuel n'était pas très nettement développé. 14. Cf. Marx et Engels, Das Kommunistische Manifest, 7e éd. Berlin, 1906, p. 35. 15. Cf. Bebel, pp. 141. 16. Cf. Marianne Weber, pp. 6. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- * Chapitre quatre de la première partie du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version) |