Inutiles de préciser qu’un monde nous sépare, Mme Lanctôt et
moi. Politiquement ou philosophiquement, nous sommes à des
années-lumière l’un de l’autre. Et fait, nous vivons dans
des mondes parallèles. Deux mondes qui ne se rejoignent
jamais.
Lanctôt dit: « Parce que
sans l’apport de la communauté, la culture, bien sûr, ne
peut pas exister. » Il faudrait spécifier qu’une certaine
culture ne pourrait peut-être pas exister. Et ça s’adonne
que ce que la réalisatrice produit tombe dans cette
catégorie: une culture qui ne rejoint pas un public
suffisamment large pour la soutenir financièrement. Donc,
sans l’apport de la communauté, les produits culturels qui
n’intéressent que quelques personnes ne pourraient sans
doute pas exister – à moins de trouver quelqu’un prêt à les
financer.
Elle prétend que « comme
les fondations, le mécénat n’est pas redevable à la
communauté. Comme les fondations, le mécénat ne relève pas
d’un désir commun pour le bien public, mais d’une volonté
individuelle ». C’est faux. La plupart des mécènes financent
la culture pour le bien commun. Bien sûr ils se font aussi
plaisir, mais de prétendre qu’ils ne le font que pour leur
gloire, dans le but de faire avancer leur carrière ou pour
payer moins d’impôts est pour le moins réducteur. Et de
toute façon, si tel était le cas, qu’y aurait-il de mal là?
C’est leur fric! Ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec!
Et une fois le geste de mécénat posé, l’art qui en résulte
peut être consommé par tout le monde. Il est où le problème?
C’est que pour Lanctôt,
le mécénat relève d’une volonté individuelle « Plus ou moins
éclairée ». À cela, on pourrait rétorquer: Si les mécènes ne
sont pas « éclairés », qu’est-ce qui fait qu’une bande de
fonctionnaires le sont? N’a-t-on pas suffisamment d’exemples
de cas où des fonctionnaires ont refusé du financement à des oeuvres qui se sont avérées être très appréciées tant du
public que des critiques? Les bureaucrates n’ont pas la
vérité infuse. S’il y a quelque chose, ils sont moins bien
branchés sur les réalités du marché que ne le sont les
mécènes – qui eux oeuvrent sur le plancher des vaches
en dépensant leur argent...
Toujours selon la
réalisatrice, « le mécénat était en vogue à l’époque où les
empereurs, les Romains, souhaitaient laisser à la postérité
le souvenir de leur grandeur ». Au pays, l’État a remplacé
le mécénat. On peut maintenant accuser nos élus de souhaiter
laisser à la postérité le souvenir de leur grandeur. Après
tout, lorsqu’une Louise Beaudoin réussit à faire construire
la Grande bibliothèque, ne passe-t-elle pas à l’histoire?
Lorsqu’un Jean Charest débloque des fonds pour la
concrétisation d’un projet de nouvelle salle pour
l’Orchestre symphonique de Montréal, ne passe-t-il pas à
l’histoire? Manifestement, les politiciens ne sont pas
au-dessus de telles accusations gratuites.
Lanctôt a un problème
avec le fait qu’il faille dire merci au mécène. « L’idée
qu’il faille être reconnaissant parce qu’on finance la
culture, moi je ne peux pas accepter ça. » Les artistes qui,
comme elle, en ont contre le marché, l'idéal bourgeois et le
capitalisme – de concert avec des politiciens de la même
allégeance –, ont érigé un système qui leur permet de ne pas
avoir à dire merci. Ils ont élevé la culture au rang
d’élément essentiel à la vie (comme l’eau, l’air, etc.)
justement pour ne pas avoir à être redevable à qui que
ce soit – même si dans les faits, ils remercient l’État à
chaque fois qu’ils défendent l’art subventionné, les
pouvoirs publics et l’étatisme.
La culture aussi
essentielle à la vie que ne le sont l’eau, l’air ou la
nourriture? Il s’agit là d’une métaphore des plus douteuses.
Il suffit de penser aux principaux protagonistes de The
Road – le chef-d’oeuvre de Cormac McCarthy, publié en
2006 – pour s’en convaincre. Pas sûr que le père et le fils
qui y sillonnent une terre dévastée par on ne sait trop
quelle catastrophe aient besoin de culture comme ils ont
besoin de respirer, de boire et de manger. Bien sûr, on peut
difficilement imaginer vivre une vie entière sans culture,
mais de là à prétendre que les films/disques/romans sont
« essentiels à la survie » de l’espèce humaine…
Finalement, en acceptant
le billet de 20$ de son admirateur, Lanctôt dit que ça lui
pose problème parce «qu’il paie déjà mon film à travers ses
taxes. Si j’obtiens mon financement [pour un prochain film],
il va le payer deux fois. Donc, ça ne marche pas.» La
réalisatrice n’ose évidemment pas pousser son raisonnement
plus loin. Car si elle osait, elle devrait admettre que le
contribuable canadien/québécois paie toujours deux
fois lorsqu’il consomme de la culture d’ici. Une fois par le
biais de ses taxes, la seconde lorsqu’il achète un livre, ou
un disque, ou qu’il paie son droit d’entrée au cinéma, au
musée, etc. Et que ça ne marche effectivement pas!
Les artistes qui n’en ont que pour la culture subventionnée
ont en fait peur d’être laissés à eux-mêmes. Ils ont peur
que le lien qui les lie au gouvernemaman et qui leur permet
de financer leurs oeuvres soit coupé et qu’ils aient à
trouver eux-mêmes du financement auprès de vraies personnes
– plutôt qu’auprès de fonctionnaires qui sont payés pour
redistribuer des fonds à ceux qui maîtrisent l'art du
formulaire... Ils ont peur de devoir être forcés de
produire des choses qui devront d’abord plaire à des
gens – le mécène, la directrice de fondation, l’entreprise –
pour ensuite plaire à un public.
Comme je l’écrivais
il y a
quelques années dans les pages du QL, favoriser
la philanthropie au Canada augmenterait le niveau de
diversité culturelle ici et ferait en sorte de rendre nos
artistes et compagnies artistiques moins dépendant(e)s des
nombreux programmes d'aide de l'État – qui sont, et qui
seront toujours, insuffisants. Peut-être que les artistes
subventionnés craignent aussi la diversité. Avec la
diversité viennent les autres points de vue. Avec la
multiplication des points de vue, la perte du monopole du
message. Le message qui veut que sans État (ou « bien
public »), point de culture.
|