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Micheline Lanctôt et le mécénat (Version imprimée) |
par
Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 août 2009, No 269.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/090815-3.htm
J’ai toujours aimé
Micheline Lanctôt. La comédienne du moins. La réalisatrice, elle, me
laisse de glace. Et je ne suis visiblement pas le seul; la plupart de
ses films ne trouvent pas leur public. Lanctôt fait partie de ces
artistes qui produisent de façon cyclique des trucs dont personne ne
semble vouloir. C’est le propre du système de culture subventionnée,
vous me direz. Vous avez raison: ceux qui redistribuent les fonds ne
tiennent pas compte de la popularité des bénéficiaires, ils tiennent
compte de leur capacité de satisfaire des critères et de remplir des
formulaires.
Toujours est-il que Mme Lanctôt a été chroniqueuse invitée durant un
mois cet été à la radio de Radio-Canada. Chaque semaine, à l’émission
Pourquoi pas dimanche, elle nous a fait part de ses états d’âme dans
le cadre de « billets d’humeur ». Formule légère, décontractée,
légèrement décousue – un peu à l’image de la femme. En écoutant ses
billets, je me suis rappelé une règle d’or: ne jamais écouter les
artistes qu’on apprécie parler d’autres choses que de leur art. Si
j'avais
suivi cette règle, je n’aurais pas entendu sa position sur le mécénat,
le 2 août dernier…
Dilemme
Il y a quelque temps, Micheline Lanctôt a reçu un billet de
vingt dollars par la poste. Un admirateur le lui a fait parvenir
accompagné d’un petit mot lui expliquant qu’il aimait ce qu’elle faisait
et qu’il souhaitait, par ce don, l’aider à financer son prochain
long métrage. Noble geste, vous en conviendrez. Eh bien pas pour la
femme de cinéma. Lanctôt a « brutalement » réfléchi à la signification
de ce geste pour en venir à la conclusion… qu’elle ne savait pas trop
quoi en faire.
Voici l’essentiel de sa réflexion:
Au Québec, on a une notion du bien public qui a
beaucoup évolué. C’est-à-dire qu’on est passé – il me semble en tout
cas – du « il » au « nous » – le « nous » étant la communauté. On a
enfin compris que les « ils », les instances qui nous administrent,
ne sont pas des « eux », mais des « nous ». On a enfin compris que
l’argent du gouvernement est en fait notre argent qui est
redistribué. Que les ressources de notre pays sont en fait nos
ressources mises en commun. Ça en a mis du temps, mais je pense que
c’est désormais un acquis dans la tête des gens – le PQ nous aura au
moins apporté ça. […] La notion de bien public existe.
Le bien public est très large pour moi. Que faut-il inclure dans
cette notion-là? Qui dit « nous » dit « notre ». Qu’est-ce qu’il y a
dans ce « notre »? Il y a les ressources naturelles, il y a les
éléments – l’air, l’eau, les richesses naturelles –, les avoirs
gouvernementaux – mobiliers, immobiliers –, les biens, parcs et
autres, les biens culturels, patrimoniaux […] Et quand je parle de
« notre » – c’est là la différence philosophique –, je ne parle pas
de « possessions », mais de « communauté de biens ». C’est ça qui
est pour moi la différence majeure entre la possession privée et le
bien public. Entre la fondation [privée] et les mesures sociales.
L’eau n’appartient à personne, parce qu’elle est essentielle à la
survie. L’air aussi. La terre aussi. Alors la question que je me
pose avec ce 20 dollars-là – après avoir réfléchi assez brutalement
sur les fondations –, je me dis bon, le mécénat… Parce que c’est ça!
C’est un mécène. C’est un geste de mécène: j’ai reçu un 20 dollars
pour faire un film. Ce billet de 20 dollars, est-ce qu’il faut que
je le considère comme un acte de charité ou un geste de mécène? L’un
ou l’autre me pose problème.
La culture – comme l’eau, comme l’air – appartient à la communauté
pour moi. Elle est une richesse commune qui relève du bien public.
Elle ne relève pas de la charité – ce que Monsieur [Stephen] Harper
a essayé de nous faire croire un moment. Elle doit être assumée par
la communauté. Parce que sans l’apport de la communauté, la culture,
bien sûr, ne peut pas exister. Mais c’est en fréquentant la culture
que la communauté se nourrit, qu’elle se définie. Elle est nourrie
par la culture. Alors comment voir le mécénat dans cette
perspective-là?
Je me dis que comme les fondations, le mécénat n’est pas redevable à
la communauté. Comme les fondations, le mécénat ne relève pas d’un
désir commun pour le bien public, mais d’une volonté individuelle.
Plus ou moins éclairée. Dont les largesses peuvent à tout moment se
tarer – on l’a bien vu avec la fermeture des salles de cinéma d’Ex-Centris,
qui a fait que je n’ai pas pu sortir mon film [Suzie] au
centre-ville. Je suis une des rares qui a protesté dans les
journaux…
Le mécénat était en vogue à l’époque où les empereurs, les Romains,
souhaitaient laisser à la postérité le souvenir de leur grandeur.
Ils engageaient des artistes – des peintres, des musiciens, etc. –
pour faire leur éloge. Pour s’assurer qu’on se souvienne d’eux. Et
bien des artistes en dépendaient pour vivre et pour manger. Ils
dépendaient du bon vouloir de ces princes-là. Et ils payaient quand
ils n’étaient pas assez reconnaissants – ça c’est la
contrepartie du mécénat. Il faut remercier. […]
Normalement, quand quelqu’un est mécène [et qu’il donne], il faut
dire « merci ». Bon. J’ai un peu de problème avec ça! L’idée qu’il
faille être reconnaissant parce qu’on finance la culture, moi je ne
peux pas accepter ça. Le mécénat – et son corolaire, la richesse –
repose sur l’argent privé, sur le bon vouloir, sur la charité, sur
la générosité, et les gens qui font ça disent toujours que c’est une
autre façon de redistribuer la richesse. Mais pour moi, ça comporte
beaucoup d’aléatoire et de complaisance.
Alors le geste de cet admirateur-là – que je remercie encore – je me
dis, « est-ce que je devrais penser que peut-être il paye son billet
d’avance? Que peut-être il prend des parts dans mon film? » Ça
serait une façon pour moi d’accepter le billet [de 20$]. Le
problème, c’est qu’il paie déjà mon film à travers ses taxes. Si
j’obtiens mon financement, il va le payer deux fois. Donc, ça ne
marche pas.
Et ça m’embête beaucoup de ne pas être capable de situer ce
geste-là. Vous me direz, « tais-toi et sois reconnaissante! » Mais
voilà, j’ai beaucoup de problème avec la reconnaissance. La
reconnaissance n’a rien à voir avec la culture et avec le bien
public. Les artistes ne devraient pas être reconnaissants. On ne
leur fait pas la charité. Ils sont aussi essentiels au bien public
que les éléments sont indispensables à notre survie. […]
Micheline Lanctôt a clos son billet d’humeur en
lançant un appel aux auditeurs: doit-elle garder le billet de 20$ ou le
retourner à son admirateur? Pas question pour elle de simplement dire
« merci monsieur. Je vais faire mon prochain film en pensant à vous ».
Quelques points
Inutiles de préciser qu’un monde nous sépare, Mme Lanctôt et moi.
Politiquement ou philosophiquement, nous sommes à des années-lumière
l’un de l’autre. Et fait, nous vivons dans des mondes parallèles. Deux
mondes qui ne se rejoignent jamais.
Lanctôt dit: « Parce que sans l’apport de la communauté, la culture,
bien sûr, ne peut pas exister. » Il faudrait spécifier qu’une
certaine culture ne pourrait peut-être pas exister. Et ça s’adonne
que ce que la réalisatrice produit tombe dans cette catégorie: une
culture qui ne rejoint pas un public suffisamment large pour la soutenir
financièrement. Donc, sans l’apport de la communauté, les produits
culturels qui n’intéressent que quelques personnes ne pourraient sans
doute pas exister – à moins de trouver quelqu’un prêt à les financer.
Elle prétend que « comme les fondations, le mécénat n’est pas redevable
à la communauté. Comme les fondations, le mécénat ne relève pas d’un
désir commun pour le bien public, mais d’une volonté individuelle ».
C’est faux. La plupart des mécènes financent la culture pour le bien
commun. Bien sûr ils se font aussi plaisir, mais de prétendre qu’ils ne
le font que pour leur gloire, dans le but de faire avancer leur carrière
ou pour payer moins d’impôts est pour le moins réducteur. Et de toute
façon, si tel était le cas, qu’y aurait-il de mal là? C’est leur fric!
Ils peuvent faire ce qu’ils veulent avec! Et une fois le geste de
mécénat posé, l’art qui en résulte peut être consommé par tout le monde.
Il est où le problème?
C’est que pour Lanctôt, le mécénat relève d’une volonté individuelle
« Plus ou moins éclairée ». À cela, on pourrait rétorquer: Si les mécènes ne sont pas
« éclairés », qu’est-ce qui fait qu’une bande de fonctionnaires le sont?
N’a-t-on pas suffisamment d’exemples de cas où des fonctionnaires ont
refusé du financement à des oeuvres qui se sont avérées être très
appréciées tant du public que des critiques? Les bureaucrates n’ont pas
la vérité infuse. S’il y a quelque chose, ils sont moins bien branchés
sur les réalités du marché que ne le sont les mécènes – qui eux
oeuvrent sur le plancher des vaches en dépensant leur argent...
Toujours selon la réalisatrice, « le mécénat était en vogue à l’époque
où les empereurs, les Romains, souhaitaient laisser à la postérité le
souvenir de leur grandeur ». Au pays, l’État a remplacé le mécénat. On
peut maintenant accuser nos élus de souhaiter laisser à la postérité le
souvenir de leur grandeur. Après tout, lorsqu’une Louise Beaudoin
réussit à faire construire la Grande bibliothèque, ne passe-t-elle pas à
l’histoire? Lorsqu’un Jean Charest débloque des fonds pour la
concrétisation d’un projet de nouvelle salle pour l’Orchestre
symphonique de Montréal, ne passe-t-il pas à l’histoire? Manifestement,
les politiciens ne sont pas au-dessus de telles accusations gratuites.
Lanctôt a un problème avec le fait qu’il faille dire merci au mécène.
« L’idée qu’il faille être reconnaissant parce qu’on finance la culture,
moi je ne peux pas accepter ça. » Les artistes qui, comme elle, en ont
contre le marché, l'idéal bourgeois et le capitalisme – de concert avec
des politiciens de la même allégeance –, ont érigé un système qui leur
permet de ne pas avoir à dire merci. Ils ont élevé la culture au rang
d’élément essentiel à la vie (comme l’eau, l’air, etc.) justement
pour ne pas avoir à être redevable à qui que ce soit – même si dans les
faits, ils remercient l’État à chaque fois qu’ils défendent l’art
subventionné, les pouvoirs publics et l’étatisme.
La culture aussi essentielle à la vie que ne le sont l’eau, l’air ou la
nourriture? Il s’agit là d’une métaphore des plus douteuses. Il suffit
de penser aux principaux protagonistes de The Road – le
chef-d’oeuvre de Cormac McCarthy, publié en 2006 – pour s’en convaincre.
Pas sûr que le père et le fils qui y sillonnent une terre dévastée par
on ne sait trop quelle catastrophe aient besoin de culture comme ils ont
besoin de respirer, de boire et de manger. Bien sûr, on peut
difficilement imaginer vivre une vie entière sans culture, mais de là à
prétendre que les films/disques/romans sont « essentiels à la survie »
de l’espèce humaine…
Finalement, en acceptant le billet de 20$ de son admirateur, Lanctôt dit
que ça lui pose problème parce «qu’il paie déjà mon film à travers ses
taxes. Si j’obtiens mon financement [pour un prochain film], il va le
payer deux fois. Donc, ça ne marche pas.» La réalisatrice n’ose
évidemment pas pousser son raisonnement plus loin. Car si elle osait,
elle devrait admettre que le contribuable canadien/québécois paie
toujours deux fois lorsqu’il consomme de la culture d’ici. Une fois
par le biais de ses taxes, la seconde lorsqu’il achète un livre, ou un
disque, ou qu’il paie son droit d’entrée au cinéma, au musée, etc. Et
que ça ne marche effectivement pas!
Post-machin
Les artistes qui n’en ont que pour la culture subventionnée ont en fait
peur d’être laissés à eux-mêmes. Ils ont peur que le lien qui les lie au
gouvernemaman et qui leur permet de financer leurs oeuvres soit coupé et
qu’ils aient à trouver eux-mêmes du financement auprès de vraies
personnes – plutôt qu’auprès de fonctionnaires qui sont payés pour
redistribuer des fonds à ceux qui maîtrisent l'art du formulaire... Ils ont peur de devoir être forcés de produire des
choses qui devront d’abord plaire à des gens – le mécène, la
directrice de fondation, l’entreprise – pour ensuite plaire à un public.
Comme je l’écrivais
il y a quelques années dans les pages du QL, favoriser la
philanthropie au Canada augmenterait le niveau de diversité culturelle
ici et ferait en sorte de rendre nos artistes et compagnies artistiques
moins dépendant(e)s des nombreux programmes d'aide de l'État – qui sont,
et qui seront toujours, insuffisants. Peut-être que les artistes
subventionnés craignent aussi la diversité. Avec la diversité viennent
les autres points de vue. Avec la multiplication des points de vue, la
perte du monopole du message. Le message qui veut que sans État (ou
« bien public »), point de culture.
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Gilles
Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |