Oui, la
prodigalité de Mondor a des effets visibles à tous les regards: chacun
peut voir ses berlines, ses landaus, ses phaétons, les mignardes
peintures de ses plafonds, ses riches tapis, l'éclat qui jaillit de son
hôtel. Chacun sait que ses purs-sangs courent sur le turf. Les
dîners qu'il donne à l'hôtel de Paris arrêtent la foule sur le
boulevard, et l'on se dit: Voilà un brave homme, qui, loin de rien
réserver de ses revenus, ébrèche probablement son capital. – C'est ce
qu'on voit.
Il n'est pas aussi aisé
de voir, au point de vue de l'intérêt des travailleurs ce que deviennent
les revenus d'Ariste. Suivons à la trace, cependant, et nous nous
assurerons que tous, jusqu'à la dernière obole, vont faire
travailler des ouvriers, aussi certainement que les revenus de Mondor.
Il n'y a que cette différence: La folle dépense de Mondor est condamnée
à décroître sans cesse et à rencontrer un terme nécessaire; la sage
dépense d'Ariste ira grossissant d'année en année.
Et s'il en est ainsi,
certes, l'intérêt public se trouve d'accord avec la morale.
Ariste dépense, pour lui
et sa maison, vingt mille francs par an. Si cela ne suffisait pas à son
bonheur, il ne mériterait pas le nom de sage. – Il est touché des maux
qui pèsent sur les classes pauvres; il se croit, en conscience, tenu d'y
apporter quelque soulagement et consacre dix mille francs à des actes de
bienfaisance. – Parmi les négociants, les fabricants, les agriculteurs,
il a des amis momentanément gênés. Il s'informe de leur situation, afin
de leur venir en aide avec prudence et efficacité, et destine à cette
oeuvre encore dix mille francs. – Enfin, il n'oublie pas qu'il a des
filles à doter, des fils auxquels il doit assurer un avenir, et, en
conséquence, il s'impose d'épargner et placer tous les ans dix mille
francs.
Voici donc l'emploi de
ses revenus.
1° Dépenses personnelles |
20 000 fr. |
2° Bienfaisance |
10 000 fr. |
3° Services d'amitié |
10 000 fr. |
4° Épargne |
10 000 fr. |
Reprenons chacun de ces chapitres, et nous verrons qu'une seule obole
n'échappe pas au travail national.
1° Dépense personnelle. Celle-ci, quant aux ouvriers et
fournisseurs, a des effets absolument identiques à une dépense égale
faite par Mondor. Cela est évident de soi; n'en parlons plus.
2° Bienfaisance. Les dix mille francs consacrés à cette
destination vont également alimenter l'industrie; ils parviennent au
boulanger, au boucher, au marchand d'habits et de meubles. Seulement le
pain, la viande, les vêtements ne servent pas directement à Ariste, mais
à ceux qu'il s'est substitués. Or, cette simple substitution d'un
consommateur à un autre n'affecte en rien l'industrie générale. Qu'Ariste
dépense cent sous ou qu'il prie un malheureux de les dépenser à sa
place, c'est tout un.
3° Services d'amitié. L'ami à qui Ariste prête ou donne dix mille
francs ne les reçoit pas pour les enfouir; cela répugne à l'hypothèse.
Il s'en sert pour payer des marchandises ou des dettes. Dans le premier
cas, l'industrie est encouragée. Osera-t-on dire qu'elle ait plus à
gagner à l'achat par Mondor d'un pur-sang de dix mille francs
qu'à l'achat par Ariste ou son ami de dix mille francs d'étoffes? Que si
cette somme sert à payer une dette, tout ce qui en résulte, c'est qu'il
apparaît un troisième personnage, le créancier, qui touchera les dix
mille francs, mais qui certes les emploiera à quelque chose dans son
commerce, son usine, ou son exploitation. C'est un intermédiaire de plus
entre Ariste et les ouvriers. Les noms propres changent, la dépense
reste et l'encouragement à l'industrie aussi.
4° Épargne. Restent les dix mille francs épargnés; – et
c'est ici qu'au point de vue de l'encouragement aux arts, à l'industrie,
au travail, aux ouvriers, Mondor paraît très-supérieur à Ariste, encore
que, sous le rapport moral, Ariste se montre quelque peu supérieur à
Mondor.
Ce n'est jamais sans un
malaise physique, qui va jusqu'à la souffrance, que je vois l'apparence
de telles contradictions entre les grandes lois de la nature. Si
l'humanité était réduite à opter entre deux partis, dont l'un blesse ses
intérêts et l'autre sa conscience, il ne nous resterait qu'à désespérer
de son avenir. Heureusement il n'en est pas ainsi(*). – Et, pour voir
Ariste reprendre sa supériorité économique, aussi bien que sa
supériorité morale, il suffit de comprendre ce consolant axiome, qui
n'en est pas moins vrai, pour avoir une physionomie paradoxale:
Épargner, c'est dépenser.
Quel est le but d'Ariste,
en économisant dix mille francs? Est-ce d'enfouir deux mille pièces de
cent sous dans une cachette de son jardin? Non certes, il entend grossir
son capital et son revenu. En conséquence, cet argent qu'il n'emploie
pas à acheter des terres, une maison, des rentes sur l'État, des actions
industrielles, ou bien il le place chez un négociant ou un banquier.
Suivez les écus dans toutes ces hypothèses, et vous vous convaincrez
que, par l'intermédiaire des vendeurs ou emprunteurs, ils vont alimenter
du travail tout aussi sûrement que si Ariste, à l'exemple de son frère,
les eût échangé contre des meubles, des bijoux et des chevaux.
Car, lorsque Ariste
achète pour 10 000 fr. de terres ou de rente, il est déterminé par la
considération qu'il n'a pas besoin de dépenser cette somme, puisque
c'est ce dont vous lui faites un grief.
Mais, de même, celui qui
lui vend la terre ou la rente est déterminé par cette considération
qu'il a besoin de dépenser les dix mille francs d'une manière
quelconque.
De telle sorte que la
dépense se fait, dans tous les cas, ou par Ariste ou par ceux qui se
substituent à lui.
Au point de vue de la
classe ouvrière, de l'encouragement au travail, il n'y a donc, entre la
conduite d'Ariste et celle de Mondor, qu'une différence; la dépense de
Mondor étant directement accomplie par lui, et autour de lui, on la
voit; Celle d'Ariste s'exécutant en partie par des intermédiaires et
au loin, on ne la voit pas. Mais, au fait, et pour qui sait
rattacher les effets aux causes, celle qu'on ne voit pas est aussi
certaine que celle qu'on voit. Ce qui le prouve, c'est que dans les deux
cas les écus circulent, et qu'il n'en reste pas plus dans le
coffre-fort du sage que dans celui du dissipateur.
Il est donc faux de dire
que l'Épargne fait un tort actuel à l'industrie. Sous ce rapport, elle
est tout aussi bienfaisante que le Luxe.
Mais combien ne lui
est-elle pas supérieure, si la pensée, au lieu de se renfermer dans
l'heure qui fuit, embrasse une longue période.
Dix ans se sont écoulés.
Que sont devenus Mondor et sa fortune, et sa grande popularité? Tout
cela est évanoui, Mondor est ruiné; loin de répandre soixante mille
francs, tous les ans, dans le corps social, il lui est peut-être à
charge. En tout cas, il ne fait plus la joie de ses fournisseurs, il ne
compte plus comme promoteur des arts et de l'industrie, il n'est plus
bon à rien pour les ouvriers, non plus que sa race, qu'il laisse dans la
détresse.
Au bout des mêmes dix
ans, non-seulement Ariste continue à jeter tous ses revenus dans la
circulation, mais il y jette des revenus croissants d'année en année. Il
grossit le capital national, c'est-à-dire le fonds qui alimente le
salaire, et comme c'est de l'importance de ce fonds que dépend la
demande des bras, il contribue à accroître progressivement la
rémunération de la classe ouvrière. Vient-il à mourir, il laisse des
enfants qu'il a mis à même de le remplacer dans son oeuvre de progrès et
de civilisation.
Sous le rapport moral, la
supériorité de l'Épargne sur le Luxe est incontestable. Il est consolant
de penser qu'il en est de même, sous le rapport économique, pour
quiconque, ne s'arrêtant pas aux effets immédiats des phénomènes, sait
pousser ses investigations jusqu'à leurs effets définitifs.
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