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Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas: Épargne et Luxe * (Version imprimée) |
par
Frédéric Bastiat (1801-1850)
Le Québécois Libre, 15 août 2009, No 269.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/090815-6.htm
Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une
institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet,
mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est
immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le
voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne
les voit pas; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et un
bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à
l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on
voit et de ceux qu'il faut prévoir. |
Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste libéral
français Frédéric Bastiat sur les effets superficiellement positifs
à court terme, mais profondément néfastes à plus long terme, des
interventions de l'État. Même s'il a été écrit il y a exactement 150
ans, ce long article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et
décrit exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore
aujourd'hui.
Bastiat y passe en revue
les arguments fallacieux des illettrés économiques – les mêmes qu'on
entend encore constamment – pour justifier que l'État se mêle de
favoriser le crédit, créer des emplois, empêcher la prolifération
des machines, restreigne l'épargne, ou subventionne les arts. Douze
domaines d'intervention sont analysés et chaque fois, Bastiat montre
que les interventionnistes nous font toujours miroiter ce qu'on
voit, mais omettent de considérer ce qu'on ne voit pas.
L'extrait qui suit
démontre comment l'épargne contribue autant, sinon plus, à
l'économie en général que ne le fait la dépense. Ceux qui voudraient lire
le reste de cet article ou d'autres écrits du même auteur peuvent se
rendre sur la page
Frédéric
Bastiat, où l'on trouve quelques textes de ce phare du
libéralisme au 19e siècle. M. M.
XI. Épargne et Luxe |
Frédéric Bastiat |
Ce n'est pas seulement en matière de dépenses
publiques que ce qu'on voit éclipse ce qu'on ne voit pas.
En laissant dans l'ombre la moitié de l'économie politique, ce phénomène
induit à une fausse morale. Il porte les nations à considérer comme
antagoniques leurs intérêts moraux et leurs intérêts matériels. Quoi de
plus décourageant et de plus triste! Voyez:
Il n'y a pas de père de famille qui ne se fasse un devoir d'enseigner à
ses enfants l'ordre, l'arrangement, l'esprit de conservation,
l'économie, la modération dans les dépenses. Il n'y a pas de religion
qui ne tonne contre le faste et le luxe. C'est fort bien; mais, d'un
autre côté, quoi de plus populaire que ces sentences:
« Thésauriser, c'est
dessécher les veines du peuple. »
« Le luxe des grands fait
l'aisance des petits. »
« Les prodigues se
ruinent, mais ils enrichissent l'État. »
« C'est sur le superflu
du riche que germe le pain du pauvre. »
Voilà, certes, entre l'idée morale et l'idée sociale, une flagrante
contradiction. Que d'esprits éminents, après avoir constaté le conflit,
reposent en paix! C'est ce que je n'ai jamais pu comprendre; car il me
semble qu'on ne peut rien éprouver de plus douloureux que d'apercevoir
deux tendances opposées dans l'humanité. Quoi! elle arrive à la
dégradation par l'une comme par l'autre extrémité! économe, elle tombe
dans la misère; prodigue, elle s'abîme dans la déchéance morale!
Heureusement que les maximes vulgaires montrent sous un faux jour
l'Épargne et le Luxe, ne tenant compte que de ses conséquences
immédiates qu'on voit, et non des effets ultérieurs qu'on ne
voit pas. Essayons de rectifier cette vue incomplète.
Mondor et son frère Ariste, ayant partagé l'héritage paternel, ont
chacun cinquante mille francs de rente. Mondor pratique la philanthropie
à la mode. C'est ce qu'on nomme un bourreau d'argent. Il renouvelle son
mobilier plusieurs fois par an, change ses équipages tous les mois; on
cite les ingénieux procédés auxquels il a recours pour en avoir plus tôt
fini: bref, il fait pâlir les viveurs de Balzac et d'Alexandre Dumas.
Aussi, il faut entendre le concert d'éloges qui toujours l'environne! «
Parlez-nous de Mondor! vive Mondor! C'est le bienfaiteur de l'ouvrier;
c'est la providence du peuple. À la vérité, il se vautre dans l'orgie,
il éclabousse les passants; sa dignité et la dignité humaine en
souffrent quelque peu... Mais, bah, s'il ne se rend pas utile par
lui-même, il se rend utile par sa fortune. Il fait circuler l'argent; sa
cour ne désemplit pas de fournisseurs qui se retirent toujours
satisfaits. Ne dit-on pas que si l'or est rond, c'est pour qu'il roule!
»
Ariste a adopté un plan de vie bien différent. S'il n'est pas un
égoïste, il est au moins un individualiste, car il raisonne ses
dépenses, ne recherche que des jouissances modérées et raisonnables,
songe à l'avenir de ses enfants, et, pour lâcher le mot, il économise.
Et il faut entendre ce que dit de lui le vulgaire!
« À quoi est bon ce mauvais riche, ce fesse-mathieu? Sans doute, il y a
quelque chose d'imposant et de touchant dans la simplicité de sa vie; il
est d'ailleurs humain, bienfaisant, généreux, mais il calcule. Il
ne mange pas tous ses revenus. Son hôtel n'est pas sans cesse
resplendissant et tourbillonnant. Quelle reconnaissance s'acquiert-il
parmi les tapissiers, les carrossiers, les maquignons et les confiseurs?
»
Ces jugements, funestes à la morale, sont fondés sur ce qu'il y a une
chose qui frappe les yeux: la dépense du prodigue; et une autre qui s'y
dérobe: la dépense égale et même supérieure de l'économe.
Mais les choses ont été si admirablement arrangées par le divin
inventeur de l'ordre social, qu'en ceci, comme en tout, l'Économie
politique et la Morale, loin de se heurter, concordent, et que la
sagesse d'Ariste est, non-seulement plus digne, mais encore plus
profitable que la folie de Mondor.
Et quand je dis plus profitable, je n'entends pas dire seulement
profitable à Ariste, ou même à la société en général, mais plus
profitable aux ouvriers actuels, à l'industrie du jour.
Pour le prouver, il suffit de mettre sous l'oeil de l'esprit ces
conséquences cachées des actions humaines que l'oeil du corps ne voit
pas.
Oui, la prodigalité de Mondor a des effets visibles à tous les regards:
chacun peut voir ses berlines, ses landaus, ses phaétons, les mignardes
peintures de ses plafonds, ses riches tapis, l'éclat qui jaillit de son
hôtel. Chacun sait que ses purs-sangs courent sur le turf. Les
dîners qu'il donne à l'hôtel de Paris arrêtent la foule sur le
boulevard, et l'on se dit: Voilà un brave homme, qui, loin de rien
réserver de ses revenus, ébrèche probablement son capital. – C'est ce
qu'on voit.
Il n'est pas aussi aisé de voir, au point de vue de l'intérêt des
travailleurs ce que deviennent les revenus d'Ariste. Suivons à la trace,
cependant, et nous nous assurerons que tous, jusqu'à la dernière
obole, vont faire travailler des ouvriers, aussi certainement que
les revenus de Mondor. Il n'y a que cette différence: La folle dépense
de Mondor est condamnée à décroître sans cesse et à rencontrer un terme
nécessaire; la sage dépense d'Ariste ira grossissant d'année en année.
Et s'il en est ainsi, certes, l'intérêt public se trouve d'accord avec
la morale.
Ariste dépense, pour lui et sa maison, vingt mille francs par an. Si
cela ne suffisait pas à son bonheur, il ne mériterait pas le nom de
sage. – Il est touché des maux qui pèsent sur les classes pauvres; il se
croit, en conscience, tenu d'y apporter quelque soulagement et consacre
dix mille francs à des actes de bienfaisance. – Parmi les négociants,
les fabricants, les agriculteurs, il a des amis momentanément gênés. Il
s'informe de leur situation, afin de leur venir en aide avec prudence et
efficacité, et destine à cette oeuvre encore dix mille francs. – Enfin,
il n'oublie pas qu'il a des filles à doter, des fils auxquels il doit
assurer un avenir, et, en conséquence, il s'impose d'épargner et placer
tous les ans dix mille francs.
Voici donc l'emploi de ses revenus.
1° Dépenses personnelles
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20 000 fr. |
2° Bienfaisance |
10 000 fr. |
3° Services d'amitié |
10 000 fr. |
4° Épargne |
10 000 fr. |
Reprenons chacun de ces chapitres, et nous verrons
qu'une seule obole n'échappe pas au travail national.
1° Dépense personnelle. Celle-ci, quant aux ouvriers et
fournisseurs, a des effets absolument identiques à une dépense égale
faite par Mondor. Cela est évident de soi; n'en parlons plus.
2° Bienfaisance. Les dix mille francs consacrés à cette
destination vont également alimenter l'industrie; ils parviennent au
boulanger, au boucher, au marchand d'habits et de meubles. Seulement le
pain, la viande, les vêtements ne servent pas directement à Ariste, mais
à ceux qu'il s'est substitués. Or, cette simple substitution d'un
consommateur à un autre n'affecte en rien l'industrie générale. Qu'Ariste
dépense cent sous ou qu'il prie un malheureux de les dépenser à sa
place, c'est tout un.
3° Services d'amitié. L'ami à qui Ariste prête ou donne dix mille
francs ne les reçoit pas pour les enfouir; cela répugne à l'hypothèse.
Il s'en sert pour payer des marchandises ou des dettes. Dans le premier
cas, l'industrie est encouragée. Osera-t-on dire qu'elle ait plus à
gagner à l'achat par Mondor d'un pur-sang de dix mille francs
qu'à l'achat par Ariste ou son ami de dix mille francs d'étoffes? Que si
cette somme sert à payer une dette, tout ce qui en résulte, c'est qu'il
apparaît un troisième personnage, le créancier, qui touchera les dix
mille francs, mais qui certes les emploiera à quelque chose dans son
commerce, son usine, ou son exploitation. C'est un intermédiaire de plus
entre Ariste et les ouvriers. Les noms propres changent, la dépense
reste et l'encouragement à l'industrie aussi.
4° Épargne. Restent les dix mille francs épargnés; – et
c'est ici qu'au point de vue de l'encouragement aux arts, à l'industrie,
au travail, aux ouvriers, Mondor paraît très-supérieur à Ariste, encore
que, sous le rapport moral, Ariste se montre quelque peu supérieur à
Mondor.
Ce n'est jamais sans un malaise physique, qui va jusqu'à la souffrance,
que je vois l'apparence de telles contradictions entre les grandes lois
de la nature. Si l'humanité était réduite à opter entre deux partis,
dont l'un blesse ses intérêts et l'autre sa conscience, il ne nous
resterait qu'à désespérer de son avenir. Heureusement il n'en est pas
ainsi(*). – Et, pour voir Ariste reprendre sa supériorité économique,
aussi bien que sa supériorité morale, il suffit de comprendre ce
consolant axiome, qui n'en est pas moins vrai, pour avoir une
physionomie paradoxale: Épargner, c'est dépenser.
Quel est le but d'Ariste, en économisant dix mille francs? Est-ce
d'enfouir deux mille pièces de cent sous dans une cachette de son
jardin? Non certes, il entend grossir son capital et son revenu. En
conséquence, cet argent qu'il n'emploie pas à acheter des terres, une
maison, des rentes sur l'État, des actions industrielles, ou bien il le
place chez un négociant ou un banquier. Suivez les écus dans toutes ces
hypothèses, et vous vous convaincrez que, par l'intermédiaire des
vendeurs ou emprunteurs, ils vont alimenter du travail tout aussi
sûrement que si Ariste, à l'exemple de son frère, les eût échangé contre
des meubles, des bijoux et des chevaux.
Car, lorsque Ariste achète pour 10 000 fr. de terres ou de rente, il est
déterminé par la considération qu'il n'a pas besoin de dépenser cette
somme, puisque c'est ce dont vous lui faites un grief.
Mais, de même, celui qui lui vend la terre ou la rente est déterminé par
cette considération qu'il a besoin de dépenser les dix mille francs
d'une manière quelconque.
De telle sorte que la dépense se fait, dans tous les cas, ou par Ariste
ou par ceux qui se substituent à lui.
Au point de vue de la classe ouvrière, de l'encouragement au travail, il
n'y a donc, entre la conduite d'Ariste et celle de Mondor, qu'une
différence; la dépense de Mondor étant directement accomplie par lui, et
autour de lui, on la voit; Celle d'Ariste s'exécutant en partie
par des intermédiaires et au loin, on ne la voit pas. Mais, au
fait, et pour qui sait rattacher les effets aux causes, celle qu'on ne
voit pas est aussi certaine que celle qu'on voit. Ce qui le prouve,
c'est que dans les deux cas les écus circulent, et qu'il n'en
reste pas plus dans le coffre-fort du sage que dans celui du
dissipateur.
Il est donc faux de dire que l'Épargne fait un tort actuel à
l'industrie. Sous ce rapport, elle est tout aussi bienfaisante que le
Luxe.
Mais combien ne lui est-elle pas supérieure, si la pensée, au lieu de se
renfermer dans l'heure qui fuit, embrasse une longue période.
Dix ans se sont écoulés. Que sont devenus Mondor et sa fortune, et sa
grande popularité? Tout cela est évanoui, Mondor est ruiné; loin de
répandre soixante mille francs, tous les ans, dans le corps social, il
lui est peut-être à charge. En tout cas, il ne fait plus la joie de ses
fournisseurs, il ne compte plus comme promoteur des arts et de
l'industrie, il n'est plus bon à rien pour les ouvriers, non plus que sa
race, qu'il laisse dans la détresse.
Au bout des mêmes dix ans, non-seulement Ariste continue à jeter tous
ses revenus dans la circulation, mais il y jette des revenus croissants
d'année en année. Il grossit le capital national, c'est-à-dire le fonds
qui alimente le salaire, et comme c'est de l'importance de ce fonds que
dépend la demande des bras, il contribue à accroître progressivement la
rémunération de la classe ouvrière. Vient-il à mourir, il laisse des
enfants qu'il a mis à même de le remplacer dans son oeuvre de progrès et
de civilisation.
Sous le rapport moral, la supériorité de l'Épargne sur le Luxe est
incontestable. Il est consolant de penser qu'il en est de même, sous le
rapport économique, pour quiconque, ne s'arrêtant pas aux effets
immédiats des phénomènes, sait pousser ses investigations jusqu'à leurs
effets définitifs.
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* Onzième partie de l'article intitulé « Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas » de Frédéric Bastiat. |