Le mot « société
» a dans notre langue trois sens différents. D'abord, il sert à désigner
d'une manière abstraite l'ensemble des relations réciproques au sein de
la société. Puis il désigne d'une manière concrète la réunion des
individus eux-mêmes. Entre ces deux significations dont le sens est très
nettement séparé, le langage de tous les jours en intercale une
troisième: la société abstraite, que la pensée personnifie et qui
devient: « la société humaine, la société bourgeoise », etc. Marx
emploie cette expression dans les trois sens. C'est parfaitement son
droit, tant qu'il les emploie chacun avec l'idée qui leur est propre.
Mais il fait justement le contraire. Quand cela lui plaît, il les
échange l'un pour l'autre avec l'adresse dialectique d'un
prestidigitateur. Parle-t-il du « caractère social » de la production
capitaliste, il a en vue la conception abstraite de la société.
Parle-t-il de la « société » qui souffre de certaines crises, il a en
vue la collectivité des hommes personnifiée. Parle-t-il enfin de la
« société » qui exproprie les expropriateurs et qui « socialise » les
moyens de production, il a en vue une formation concrète, une réunion
d'individus en société. Et ces trois significations ne cessent d'être
échangées l'une pour l'autre dans l'enchaînement des preuves, selon les
exigences de la thèse à démontrer, et lorsqu'il s'agit de prouver, en
apparence, ce qui est impossible à prouver. Cette manière de dire,
soigneusement choisie et employée avec conséquence, a d'abord pour but
d'éviter le mot « État », ou un mot analogue. Car ce mot sonnait mal aux
oreilles de ces républicains et de ces démocrates, au concours desquels
le marxisme à ses débuts voulait encore faire appel. Un programme qui
veut faire de l'État l'unique soutien et l'unique directeur de la
direction, n'aurait eu aucune chance de trouver l'agrément de ces
milieux. C'est pourquoi le marxisme devait et doit chercher une
phraséologie qui lui permette de dissimuler le fond essentiel de son
programme. Il arrive ainsi à camoufler l'abîme profond, insurmontable,
qui sépare la démocratie du socialisme. Que les hommes de l'avant-guerre
n'aient pas percé ces sophismes ne prouve pas de leur part une grande
pénétration d'esprit.
La science politique
d'aujourd'hui entend par « État » une association souveraine, un
« appareil de contrainte », caractérisé non par le but où il tend, mais
par sa forme. Le marxisme a arbitrairement réduit à un tel point le
concept « État », que l'État socialiste n'y pouvait être inclus. On ne
doit appeler « États » que les État et les forme d'État qui déplaisent
aux publicistes socialistes; ils repoussent avec indignation pour leur
État futur cette appellation ignominieuse et dégradante. L'État futur
s'appellera: société. C'est ainsi qu'on a pu voir d'un côté la
social-démocratie marxiste donner libre cours à ses fantaisies sur la
« débâcle » de la machine étatique, sur « l'agonie de l'État », et de
l'autre combattre avec acharnement toutes les tendances anarchiques, et
poursuivre une politique qui mène en droite ligne à l'omnipotence de
l'État(1).
Qu'on donne tel ou tel
nom à l'appareil de contrainte de la communauté socialiste importe peu.
On peut l'appeler État et se conformer aux usages qui sont courants en
dehors des écrits marxistes dépourvus de toute critique. On se sert
ainsi d'une expression intelligible à tous qui éveille chez chacun
l'idée qu'on veut justement éveiller. Dans une enquête d'économie
politique, on peut très bien se passer de ce mot, qui trouve chez
beaucoup d'hommes un écho sympathique ou antipathique. Mais qu'on
choisisse une expression ou l'autre, c'est affaire de style et non de
fond.
Ce qui est plus
important, c'est l'organisation de cet État ou de cette communauté
socialiste. Lorsqu'il s'agit des manifestations de la volonté de l'État,
la langue anglaise emploie très finement le mot: gouvernement, et non
pas le mot: État. Rien n'est plus propre à éviter le mysticisme de
l'État de la pensée étatiste, mysticisme que sur ce point aussi le
marxisme développe à l'extrême. Les marxistes parlent naïvement des
manifestations de la volonté de la société, sans se demander un instant
comment cette « société » personnifiée serait capable de vouloir et
d'agir.
La communauté ne saurait
agir autrement que par l'intermédiaire d'organes qu'elle en a chargé.
Pour la communauté socialiste, il va sans dire que cet organe doit
nécessairement être unique. Dans cette communauté, il ne peut y avoir
qu'un seul organe réunissant en lui toutes les fonctions économiques et
toutes les autres fonctions de l'État. Naturellement cet organe peut
être articulé en plusieurs instances. Il peut subsister des postes
subalternes, chargés de missions précises. Mais les résultats essentiels
de la socialisation des moyens de production et de la production ne
pourraient être obtenus sans l'unité dans la formation de la volonté. Il
faut donc nécessairement qu'au-dessus de tous les postes chargés
d'expédier certaines affaires il y ait un organe unique, confluent de
tout le pouvoir et qui puisse concilier toutes les oppositions dans la
formation de la volonté et veiller à l'homogénéité de la direction et de
l'exécution.
Pour l'étude des
problèmes de l'économie socialiste, il est d'une importance secondaire
de savoir comment cet organe est formé, et comment en lui et par lui la
volonté collective arrive à s'exprimer. Peu importe que cet organe soit
un prince absolu, ou la collectivité de tous les citoyens d'un pays
organisés en démocratie directe ou indirecte. Il est sans intérêt de
savoir comment cet organe prend sa décision et comment il exécute sa
volonté. Pour notre démonstration, nous considérerons cet organe comme
parfait. Nous n'avons donc pas besoin de nous demander comment cette
perfection pourrait être atteinte, si toutefois elle est accessible, ni
si la réalisation du socialisme n'échouerait point, précisément parce
que cette perfection ne peut être atteinte.
Il nous faut nous
représenter ma communauté socialiste comme théoriquement sans bornes
dans l'espace. Elle embrasse toute la terre et toute l'humanité qui
l'habite. Si nous nous la représentons bornée dans l'espace,
n'embrassant qu'une partie du globe et de ses habitants, il faudra
admettre qu'il n'existe aucune relation avec les territoires en dehors
de ces limites et avec leur population. C'est pourquoi nous parlons
d'une communauté socialiste fermée.
La possibilité de
l'existence de plusieurs communautés socialistes juxtaposées sera
étudiée dans la section suivante.
2. Le calcul économique dans la communauté
socialiste |
La théorie du
calcul économique montre que dans la communauté socialiste le calcul
économique est impossible.
Dans toute entreprise
importante, les différentes exploitations ou les sections des
exploitations jouissent, pour l'établissement des comptes, d'une
certaine indépendance. Elles font réciproquement le compte des matériaux
et du travail, et il est possible à chaque instant d'établir pour chaque
groupe un bilan particulier, et d'embrasser dans un calcul les résultats
de son activité. De cette manière, on peut toujours constater le succès
plus ou moins grand obtenu par chaque division. On en tirera les
conclusions qui décideront de la transformation, de la réduction, de
l'agrandissement des groupes existants, ou de la création de nouveaux
groupes. Sans doute dans ces calculs certaines erreurs sont inévitables.
La plupart proviennent des difficultés qui se produisent dans la
répartition des frais généraux. D'autres erreurs viennent de ce que, en
certains points, on est nécessairement forcé de calculer d'après des
données approximatives, par exemple lorsque, en cherchant à se rendre
compte de la rentabilité d'un procédé de fabrication on calcule
l'amortissement des machines employées en estimant à une certaine durée
le temps pendant lequel elles seront encore utilisables. Cependant,
toutes les erreurs de ce genre peuvent être maintenues dans certaines
limites, de sorte qu'elles ne faussent pas le résultat d'ensemble du
calcul. Ce qui reste encore incertain peut être mis au compte de
l'incertitude des conditions futures de l'économie, incertitude qu'aucun
système ne pourrait supprimer.
Il semblerait tout
indiqué, dans la communauté socialiste, d'essayer le même calcul
autonome pour les différents groupes de la production. Mais cela n'est
pas possible, car ce calcul autonome pour les différentes branches d'une
seule et même entreprise se fonde exclusivement sur les prix du marché
établis pour toutes les sortes de biens et de travail employés. Mais là
où il n'y a pas de marché, il ne peut se former de prix; et sans
formation de prix il n'y a pas de calcul économique.
On pourrait peut-être
songer à permettre l'échange entre les différentes groupes
d'exploitation, pour arriver ainsi à la formation de relations d'échange
(prix), qui fourniraient ainsi une base au calcul économique même dans
la communauté socialiste. On organiserait, dans le cadre de l'économie
unifiée sans propriété privée des moyens de production, les différents
groupes de travail en groupes séparés jouissant du droit de disposition.
Ils devraient naturellement se conformer aux instructions de la
direction supérieure de l'économie, mais ils pourraient échanger entre
eux des biens matériels et des services dont ils devraient acquitter le
montant uniquement en se servant d'un moyen d'échange universel qui
serait encore une monnaie. C'est ainsi qu'on se représente à peu près
l'organisation de l'exploitation socialiste de la production, lorsqu'on
parle aujourd'hui de « socialisation intégrale » et choses semblables.
Mais ici encore on n'arrive pas à tourner la difficulté dont la solution
aurait une importance décisive. Des relations d'échange ne peuvent, pour
les biens de production, se former qu'avec, comme base, la propriété
privée des moyens de production. Si la « communauté charbonnière » livre
du charbon à la « communauté métallurgique », il ne peut se former aucun
prix, à moins que les deux communautés ne soient propriétaires des
moyens de production de leurs exploitations. Mais ce ne serait plus du
socialisme. Ce serait du syndicalisme.
Pour le théoricien
socialiste, avec sa théorie de la valeur-travail, la question est, il
est vrai, fort simple. « Dès que la société est en possession des moyens
de production et les emploie, elle-même et sans intermédiaire, à la
production, le travail de chaque individu, quelles qu'en soient les
différences d'utilité spécifique, devient dès l'origine et directement
travail-de-la-société, travail social. La quantité de travail social
incluse dans un produit n'a plus dès lors besoin d'être déterminé d'une
manière indirecte: l'expérience quotidienne montre directement, quelle
en est en moyenne la quantité nécessaire. La société peut calculer
facilement combien d'heures de travail sont incluses dans une machine à
vapeur, dans un hectolitre de blé de la dernière récolte, dans cent
mètres carrés de drap de telle ou telle qualité... Sans doute la société
devra aussi savoir combien de travail est nécessaire à la fabrication de
chaque objet d'usage. Elle devra établir le plan de production en
fonction des moyens de production, dont les ouvriers sont un élément
essentiel. Ce sont finalement les effets d'utilité des objets d'usage,
comparés entre eux et par rapport aux quantités de travail nécessaires à
leur fabrication, qui décideront du plan. Tout cela sera réglé très
simplement sans qu'on ait besoin de faire intervenir la notion "valeur"(2) ».
Nous n'avons pas à
reprendre ici les objections critiques contre la théorie de la
valeur-travail. Elles sont cependant leur intérêt pour notre
démonstration; car elles aident à juger de l'emploi qu'on peut faire du
travail comme unité de calcul dans une communauté socialiste.
Le calcul en travail
tient compte également, semble-t-il à première vue, des conditions
naturelles de la production, conditions extérieures à l'homme. Le
concept du temps de travail social nécessaire tient compte de la loi du
rendement décroissant dans la mesure où cette loi joue en raison de la
différence des conditions naturelles de production. Si la demande pour
une marchandise augmente et qu'on soit forcé par là d'avoir recours pour
l'exploitation à des conditions naturelles de production inférieures, le
temps de travail social généralement nécessaire pour la production d'une
unité augmente aussi. Si l'on arrive à trouver des conditions naturelles
de production plus favorables, la quantité de travail nécessaire baisse
alors. L'on tient compte des conditions naturelles de la production,
mais seulement et exactement dans la mesure où cette considération
s'exprime par des changements dans la quantité de travail social
nécessaire(3).
C'est tout. Au-delà, le calcul en travail ne fonctionne plus. Il ne
tient aucun compte de la consommation en facteurs de production
matériels. Admettons que deux marchandises P et Q exigent au total pour
leur fabrication la même quantité de travail, soit dix heures. Admettons
aussi que ces dix heures de travail se décomposent dans les deux cas de
la façon suivante: en ce qui concerne Q, neuf heures pour sa fabrication
proprement dite et une heure pour la production de la matière première
a nécessaire à sa fabrication; en ce qui concerne P, huit heures
pour sa fabrication et deux heures pour la production de la quantité
double, soit 2a matière première. Dans le calcul en travail, P et
Q apparaissent équivalents. Dans le calcul en valeur, P devrait être
estimé à une valeur supérieure à Q qui contient moins de matière
première. Le calcul en travail est faux; seul le calcul en valeur répond
à la nature et au but du calcul. Il est vrai que ce « plus » accordé à P
par le calcul en valeur par rapport à Q, il est vrai que cette base
matérielle « existe de par la nature et sans que l'homme y soit pour
rien »(4).
Cependant si ce « plus » n'existe qu'en une quantité tellement limitée
qu'il devienne un objet ayant une importance pour l'économie, il faudra,
d'une manière ou d'une autre, le faire entrer en ligne de compte dans le
calcul de la valeur.
Le calcul en travail
présente un second défaut: c'est de ne pas tenir compte des différentes
qualités du travail. Pour Marx, tout travail humain est, du point de vue
économique, de même qualité, parce qu'il est toujours « une dépense
productive de cerveau, de muscles, de main, de nerfs humains. Un travail
complexe ne vaut que comme travail simple élevé à une puissance, ou
plutôt que comme travail simple multiplié, de sorte qu'une petite
quantité de travail complexe équivaut à une plus grande quantité de
travail simple. L'expérience montre que cette réduction s'opère
constamment. Une marchandise peut être le produit du travail le plus
complexe; sa valeur la rend équivalente au produit d'un travail simple
et ne représente donc en elle-même qu'une certaine quantité de travail
simple »(5).
Böhm-Bawerk n'a vraiment pas tort quand il qualifie cette argumentation
de « chef-d'oeuvre théorique d'une naïveté déconcertante »(6).
Aussi, pour juger des affirmations de Marx, inutile de se demander s'il
est possible de trouver une mesure physiologique de tout travail humain,
une mesure s'appliquant également et au travail physique et au travail
soi-disant intellectuel. Car, c'est un fait, il y a entre les hommes des
différences de capacités et d'habileté, qui forcément influent sur la
qualité des produits et le rendement du travail. Le calcul en travail
peut-il être employé pour le calcul économique? Ce qui décidera de cette
question, c'est de savoir s'il est possible de réduire à un dénominateur
commun des travaux de caractères différents, sans avoir recours à
l'opération intermédiaire de l'estimation de la valeur de ces produits
par les personnes exploitantes. Marx s'efforçait de faire la preuve, il
a échoué. L'expérience montre bien que les marchandises sont mises dans
le courant des échanges sans qu'on s'occupe de savoir si elles ont été
produites par un travail simple ou complexe. Mais pour prouver par là
que certaines quantités de travail simple sont placées, sans opérations
intermédiaires, en équivalence avec certaines quantités de travail
complexe, il faudrait d'abord qu'il fût bien entendu que la valeur
d'échange découle du travail. Or cela non seulement n'est pas une chose
entendue une fois pour toutes, mais c'est précisément ce que les
raisonnements de Marx cherchent d'abord à prouver.
Dans le mouvement des
échanges, il s'est établi, par le taux des salaires, un rapport de
substitution entre le travail simple et le travail complexe – auquel du
reste Marx ici ne fait pas allusion. Mais cela ne prouve nullement
l'égalité de ces deux sortes de travail. Cette égalisation est la
conséquence, et non le point de départ, des échanges du marché. Il
faudrait, pour substituer le travail simple au travail complexe, que le
calcul en travail établît un rapport arbitraire, qui exclurait toute
utilisation de ce calcul pour la direction économique.
On a pensé pendant
longtemps que la théorie de la valeur-travail était nécessaire au
socialisme pour donner un fondement éthique à sa revendication touchant
la socialisation des moyens de production. Nous savons aujourd'hui que
cette conception était erronée. Sans doute la plupart des socialistes
l'ont adoptée et employée dans ce sens. Marx lui-même, qui, par
principe, se plaçait à un autre point de vue, ne s'est pas toujours
gardé de cette erreur. Deux choses sont cependant bien certaines: 1) en
tant que programme politique le socialisme n'a pas besoin d'être
justifié par la théorie de la valeur-travail et ne saurait d'ailleurs
l'être; 2) ceux qui ont sur la nature et l'origine de la valeur
économique une autre conception peuvent très bien être socialistes. Et
cependant la théorie de la valeur-travail – sans doute pas au sens usuel
– est, pour ceux qui préconisent la méthode de production socialiste,
dans une société où existe la division du travail, ne pourrait être
réalisée rationnellement que s'il y avait un étalon des valeurs
objectivement reconnaissable qui rendrait possible le calcul économique
même dans une économie sans échanges et sans monnaie. Le seul étalon
auquel on puisse penser serait alors en effet le travail.
3. Dernier état de la doctrine socialiste
en ce qui concerne le calcul économique |
Le problème du
calcul économique est le problème fondamental de la doctrine socialiste.
Qu'on ait pu pendant des années parler et écrire du socialisme sans
traiter ce problème, prouve les ravages produits par l'interdiction
marxiste d'étudier scientifiquement le caractère et les conséquences de
l'économie socialiste(7).
Prouver que dans la
communauté socialiste le calcul économique n'est pas possible, c'est
prouver d'un même coup que le socialisme est irréalisable. Tout ce qui
depuis cent ans, dans des milliers d'écrits et de discours, a été avancé
en faveur du socialisme, tous les succès électoraux et les victoires des
partis socialistes, tout le sang versé par les partisans du socialisme,
n'arriveront pas à rendre le socialisme viable. Les masses peuvent
désirer son avènement avec la plus grande ferveur, on peut en son
honneur déclencher autant de révolutions et de guerres qu'on voudra,
jamais il ne sera réalisé. Tout essai de réalisation ou bien mènera au
syndicalisme, ou bien à un chaos qui dissoudra bientôt en infimes
groupements autarciques la société fondée sur la division du travail.
La constatation de cet
état de choses ne laisse pas de déplaire beaucoup aux partis
socialistes. Dans une masse d'écrits, des socialistes de toute nuance
ont essayé de réfuter ma démonstration et d'inventer un système de
calcul économique socialiste. Ils n'y sont pas parvenus. Ils n'ont pas
réussi à produire un seul argument nouveau que je n'aurais pas déjà
indiqué et discuté soigneusement(8).
La preuve de l'impossibilité du calcul économique socialiste ne peut
être ébranlée(9).
L'essai du bolchévisme
russe pour faire passer le socialisme du programme de parti dans la vie
réelle, n'a pas laissé apparaître le problème du calcul économique. Car
les républiques soviétiques font partie d'un monde où des prix en argent
sont établis. Les chefs du pouvoir prennent ces prix comme base des
calculs qui les aident à prendre leurs décisions. Sans l'aide que leur
apportent ces prix, leur action serait sans but, ni plan. C'est grâce à
ce système de prix qu'ils peuvent calculer, c'est grâce à lui qu'ils ont
pu concevoir leur plan quinquennal.
Le problème du calcul
économique ne se pose pas actuellement davantage dans le socialisme
d'État ou dans le socialisme communal des autres États. Toutes les
entreprises qui sont dirigées par les gouvernements ou par les
municipalités tablent sur les prix des moyens de production et des biens
de premier ordre, qui sont établis sur les marchés de l'économie
commerciale. Il serait donc prématuré de conclure de l'existence
d'exploitations étatiques ou municipales à la possibilité du calcul
économique socialiste.
C'est un fait connu que
l'exploitation socialiste dans quelques branches ou dans quelques
domaines de la production n'est rendue possible que par l'aide qui lui
est prêtée par son entourage non socialiste. Des exploitations étatiques
ou communales ne peuvent être assurées que parce que leurs pertes
d'exploitation sont couvertes par les impôts payés par les entreprises
capitalistes. En Russie, le socialisme abandonné à lui-même aurait
échoué depuis longtemps s'il n'avait pas été soutenu financièrement par
les pays capitalistes. Mais l'appui intellectuel fourni à la direction
de l'exploitation socialiste par l'économie capitaliste est bien plus
important encore que cet appui matériel. Sans la base de calcul que le
capitalisme met à la disposition du socialisme sous forme des prix du
marché, la direction socialiste de l'économie – et même d'une économie
socialiste restreinte à certaines branches de production ou à certains
pays – serait impraticable.
Les écrivains socialistes
peuvent continuer encore longtemps à écrire des livres sur la fin du
capitalisme et sur l'avènement du millénaire socialiste, ils peuvent
dépeindre les maux du capitalisme sous les couleurs les plus criardes et
leur opposer toutes les séductions possibles des bienfaits socialistes,
ils peuvent remporter avec leurs ouvrages les plus grands succès auprès
des gens incapables de penser, cela ne changera rien au destin de l'idée
socialiste(10).
L'essai d'organiser le monde selon le socialisme pourrait amener
l'anéantissement de la civilisation, jamais l'édification d'une
communauté socialiste.
4. Le Marché « artificiel » comme solution
du problème de la comptabilité économique |
Quelques jeunes
socialistes sont d'avis qu'une communauté socialiste pourrait résoudre
le problème de la comptabilité économique en créant un marché artificiel
des moyens de production. Les anciens socialistes, estiment-ils, se sont
trompés en cherchant à réaliser le socialisme par la suppression du
marché et de la formation des prix pour les biens d'ordre supérieur,
suppression qui constitue pour eux le socialisme. Si la communauté
socialiste ne doit pas dégénérer en chaos stupide engloutissant toute la
civilisation, elle doit, tout comme la société capitaliste, créer un
marché où des prix s'établissent pour tous les biens et travaux. Grâce à
ces prix, elle pourra compter et calculer tout comme les chefs
d'entreprise du régime capitaliste.
Le partisans de cette
proposition ne voient pas ou ne veulent pas voir que le marché et que
l'établissement des prix sur le marché ne peuvent pas être détachés
d'une organisation de la production et de la consommation fondée sur la
propriété privée des moyens de production et où propriétaires fonciers,
capitalistes et chefs d'entreprises disposent du sol et du capital comme
ils l'entendent. Ce qui donne naissance à la formation des prix et aux
salaires, c'est le désir qu'ont les chefs d'entreprises et les
capitalistes de gagner le plus d'argent possible en satisfaisant les
voeux des consommateurs. In ne peut concevoir l'activité du mécanisme
qu'est le marché sans le désir du gain des chefs d'entreprises
(actionnaires compris), sans le désir de redevances, d'intérêts, de
salaire, chez les propriétaires fonciers, les capitalistes, les
ouvriers. C'est seulement la perspective du gain qui guide la production
sur ces voies où elle cherche à répondre le mieux, et aux moindres
frais, aux besoins des consommateurs. Si cette espérance du profit vient
à manquer, le mécanisme du marché s'enraie et s'arrête. C'est que le
marché est l'élément central, l'âme de l'ordre capitaliste. Il n'est
possible que dans le capitalisme et il ne peut pas être imité «
artificiellement » dans la collection socialiste.
Pour créer ce marché
artificiel, rien de plus simple, disent ses partisans: On enjoindrait
aux directeurs des différentes exploitations de se comporter comme les
directeurs des différentes exploitations dans la société capitaliste.
Dans l'économie capitaliste, le directeur d'une société par actions ne
travaille pas non plus à son compte, mais pour celui de la société par
actions, donc des actionnaires. Dans la communauté socialiste, il
continuera à se comporter de la même manière, avec la même prudence, la
même conscience. La seule différence, c'est que le résultat de ses
efforts et de sa peine profitera à la communauté et non aux
actionnaires. On aurait là un socialisme décentralisé et non plus ce
socialisme centraliste, le seul auquel les anciens socialistes, et
surtout les marxistes, aient pensé.
Pour juger cette
proposition des néo-socialistes, il faut d'abord remarquer que les
directeurs des différentes exploitations devront d'abord être nommés à
leurs emplois. Dans les sociétés par actions de la société capitaliste,
les directeurs sont nommés directement ou indirectement par les
actionnaires. En chargeant certains hommes du soin de produire à leur
place avec les moyens de production qui leur sont confiés, les
actionnaires risquent leur fortune ou au moins quelque partie de leur
fortune. Le risque – car c'en est un forcément – peut bien tourner et
c'est un gain. Il peut mal tourner, et alors c'est la perte de tout ou
partie du capital investi. Confier ainsi son propre capital pour des
affaires dont l'issue est incertaine à des hommes dont on ne peut
connaître les succès ou insuccès futurs, quand bien même on connaît très
bien leur passé, c'est là un fait essentiel dans les entreprises des
sociétés par actions.
Il en est qui croient que
le problème du calcul économique dans la communauté socialiste ne
comprend que des faits rentrant dans le domaine de la conduite
quotidienne des affaires assumée par le directeur d'une société par
actions; ceux qui croient cela ont devant les yeux l'image d'une
économie stationnaire, c'est-à-dire l'image d'une économie tout à fait
irréelle, que la vie ignore, que le théoricien bâtit dans son esprit
pour se rendre compte, non pas de tous les problèmes, mais de quelques
problèmes. Pour l'économie stationnaire, le calcul économique ne
présente du reste aucun problème. Car en exprimant l'idée « stationary
state » nous avons en vue une économie où tous les moyens de production
sont déjà utilisés de manière à pourvoir, d'une manière sûre et l'état
actuel aussi bonne que possible, aux besoins des consommateurs. Dans
l'état stationnaire, il n'y a plus à résoudre de tâche nécessitant le
calcul économique. Car la tâche qu'il aurait eu à résoudre a déjà été,
selon l'opinion que nous avons admise, résolue auparavant. Si nous
voulions employer des expressions très répandues, parfois un peu
fallacieuses, nous pourrions dire: le calcul économique est un problème
de l'économie dynamique et non un problème de l'économie statique.
Le calcul économique est
une tâche de l'économie soumise à de perpétuels changements, et placée
chaque jour devant de nouvelles questions. Pour résoudre les problèmes
d'un monde qui se transforme, il faut avant tout amener du capital dans
certaines branches de la production, entreprises, exploitations, en le
retirant à d'autres branches de la production, entreprises
exploitations. Ce ne sont pas les directeurs de société par actions qui
s'en chargent, mais les capitalistes qui vendent ou achètent des
actions, accordent des prêts ou les dénoncent, déposent ou retirent de
l'argent dans les banques, se livrent à toute sorte de spéculations sur
les marchandises. Ces actes des capitalistes spéculateurs créent
l'assiette et la situation du marché de l'argent, des bourses de valeurs
et des grands marchés commerciaux. Le directeur d'une société par
actions, qui n'est qu'un manager fidèle et zélé, tel que se le
représentent nos écrivains socialistes, n'a ainsi qu'à partir de la
situation du marché pour y adapter ses affaires et leur donner la
direction requise.
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