Une question parmi bien d'autres: Pourquoi une situation de « stress
climatique » serait-elle une motivation plus grande à innover en agriculture
qu'une situation de stabilité, qui permet une meilleure planification et des
investissements à long terme? Ça ressemble à une explication « ad hoc »
typique: le changement climatique mène à un effondrement social quand les
populations ne peuvent s'adapter. Sauf dans les cas où elles s'adaptent et alors
ça mène à des innovations. Quoi qu'il arrive, le climat détermine tout.
Malgré l'intérêt du livre, on finit par se demander si toutes les explications
et extrapolations concernant ce système complexe qu'est le climat, et cet autre
système complexe qu'est la société, et encore plus leurs interrelations, ne sont
pas en réalité basées sur de mauvais raccourcis superficiels ou même carrément
trompeurs.
Du Manitoba au Proche-Orient |
L'une des histoires qui m'a le plus fasciné dans ce livre concerne
l'influence du climat nord-américain sur celui de l'Europe et du Moyen-Orient
et, en bout de ligne, sur l'émergence de l'agriculture – et donc de notre
civilisation – il y a dix mille ans dans le Croissant fertile.
On sait qu'il y a à peine 20 000 ans, la majeure partie de l'Amérique du Nord et
de l'Europe était couverte de glaciers (Dieu merci il y a eu réchauffement
climatique depuis!). La fonte et le retrait graduel de l'inlandsis laurentien –
l'immense calotte glaciaire qui recouvrait l'est de notre continent – dans les
millénaires qui ont suivi entraînèrent la création de lacs pro-glaciaires. L'un
de ces lacs, le lac Agassiz, couvrait alors une immense étendue de ce qui est
aujourd'hui le Manitoba, la Saskatchewan, l'Ontario, le Dakota du Nord et le
Minnesota. À son apogée, il était quatre fois plus grand que le lac Supérieur,
lui-même le plus grand lac d'eau douce dans le monde aujourd'hui. (Voir l'image
ci-haut.)
Il y a environ 11 000 ans, le retrait additionnel des glaces vers le nord a
libéré une route pour l'évacuation des eaux du Lac Agassiz vers l'est, alors
qu'elles se jetaient jusque-là dans le Mississippi. Au même moment,
l'infiltration de l'eau de mer à l'autre extrémité de ce couloir, dans l'actuel
Golfe du St-Laurent, a mené à la création de la Mer de Champlain, qui recouvrira
la Vallée du St-Laurent pendant quelques millénaires (eh oui, pour ceux qui
entendent cette histoire pour la première fois, Montréal était au fond de l'eau
et des bélugas nageaient au-dessus de la rue Ste-Catherine il y a seulement 8000
ans – moins de deux fois la distance temporelle qui nous sépare de la
construction des pyramides d'Égypte).
Jusque-là, la plupart des scientifiques s'entendent, sauf sur les détails et les
dates. Mais l'histoire se complique lorsqu'on se penche sur les conséquences de
ce déversement gigantesque. Brian Fagan reprend alors une thèse qui circule
depuis plusieurs années selon laquelle l'apport brusque de ce volume d'eau douce
et froide dans l'Atlantique nord a temporairement enrayé la circulation
thermohaline, c'est-à-dire le courant du Gulf Stream qui permet à l'Europe de
bénéficier d'un climat tempéré malgré sa latitude élevée.
Le refroidissement qui en a résulté, que les climatologues désignent comme le
Dryas récent, s'est traduit par une sécheresse prolongée au Proche-Orient.
Confrontés à une disparition de leurs sources traditionnelles de nourriture, les
Natoufiens, une population de chasseurs-cueilleurs, décident alors de se
sédentariser et de commencer à cultiver des grains. Fagan décrit ainsi le
processus d'adaptation dans un village natoufien qui a fait l'objet d'un examen
archéologique intensif:
The drought affected Abu Hureyra almost immediately. In
about 11,000 B.C., people stopped gathering tree fruit and nuts from the
forest fringe, perhaps because the groves were no longer close to the
settlement. [...]
At first, the people adjusted to drier conditions by turning to small-seeded
grasses and other standby foods. In about 10,000 B.C., they took the next
logical step – attempting to grow grasses to expand the wild harvest. The
first domesticated seeds appear in the village [...]. (p. 91-92)
And the rest is history, comme ils disent. On en
conviendra, il s'agit d'une histoire intéressante: la température se réchauffe
en Amérique du Nord et fait fondre les glaciers, un immense lac se déverse dans
l'Océan atlantique et arrête le Gulf Stream, ce qui provoque une sécheresse au
Proche-Orient et pousse la population locale à se décider à cultiver des plantes
au lieu de les cueillir dans la nature comme leurs ancêtres l'avaient fait
depuis des millions d'années. Bref, la Révolution néolithique – que dis-je, la
civilisation elle-même – aurait émergé grâce à un enchaînement de phénomènes
ayant débuté quelque part au Manitoba !
Et si cette explication ne tenait elle aussi qu'à une série de liens de cause à
effet au mieux très mal établis, au pire carrément inexistants?
Mythes et légendes océanographiques |
Il suffit de faire quelques recherches sur Internet pour trouver des voix
discordantes. Par exemple, la thèse voulant que la sécheresse et le manque de
nourriture aient poussé les Natoufiens à se tourner vers l'agriculture n'aurait
pas vraiment de fondement, selon
l'anthropologue Natalie D. Munroe de l'Université du Connecticut. Si on y
réfléchit deux minutes, on voit de toute façon à quel point cette théorie ne
tient pas à grand-chose. Le « stress climatique » et le « stress nutritionnel »
(on parle aussi de « stress hydrique » pour parler du manque d'eau, etc. –, non
mais qui invente ce jargon débile?) ont été des conditions presque permanentes
de l'humanité pendant 100 000 ans, si on s'en tient uniquement aux Homo sapiens
sapiens. Pourquoi nos ancêtres n'ont-ils pas pris « the next logical step »
en inventant l'agriculture vingt mille ans plus tôt? Ou dix mille ans plus tard
? Il doit exister une multitude de facteurs pour expliquer cela. Le Dryas récent
ne peut pas être la cause principale de cette évolution comme le laisse croire
Fagan, il est plutôt une circonstance contraignante au sein de laquelle elle se
produit.
Quant au fait que le Gulf Stream réchauffe l'Europe et qu'il serait perturbé par
l'arrivée d'une quantité massive d'eau douce et froide dans l'Atlantique, je
pensais que cette explication logique faisait l'unanimité. Ce n'est pas le cas.
Un chercheur québécois qui a étudié un phénomène similaire subséquent (la
disparition finale du lac Agassiz il y a 8 400 ans et son déversement dans la
Baie d'Hudson, entraînant le refroidissement surnommé le « 8.2k event »), parle
d'un « mythe bien répandu ». Selon
Claude Hillaire-Marcel, professeur au Département des sciences de la Terre
et de l'atmosphère de l'UQÀM et titulaire de la Chaire UNESCO, « C'est
complètement faux. Le Gulf Stream est un courant de surface, mû par les vents.
Tant que la Terre tournera, il existera. Il faudrait que la Terre se mette à
tourner dans le sens inverse pour que l'on puisse envoyer les pelles à neige en
France et qu'on se mette, chez nous, à cultiver les bons vins de Bordeaux! »
(Selon les sources citées sur
Wikipédia, le Gulf Stream en tant que tel serait mû principalement par les
vents, alors que la
dérive nord atlantique, un courant qui le prolonge vers le nord-est, serait
un exemple de
circulation thermohaline engendrée par des écarts de température et de
salinité des masses d'eau.)
Richard Seager, chercheur au Lamont-Doherty Earth Observatory de
l'Université de Columbia à New York, réfute quant à lui l'idée même que ce soit
le Gulf Stream qui réchauffe l'Europe. « ... il ne s'agit là que d'un mythe,
d'une sorte de légende urbaine de la climatologie », affirme-t-il. D'autres
facteurs expliqueraient selon lui le climat relativement chaud de l'Europe.
Je n'ai pas suffisamment de connaissances dans ce domaine pour me faire ma
propre opinion sur les thèses en présence. Par contre, l'existence de ces points
de vue diamétralement opposés nous démontre encore une fois que les experts
peuvent être dans l'erreur même sur des questions centrales touchant leur champ
d'expertise.
Depuis deux ans, la presque totalité des économistes – y compris des économistes
prétendument en faveur du libre marché –, qui n'avaient pourtant rien vu venir,
affirment que les banques centrales doivent gonfler la masse monétaire et que
les gouvernements doivent s'endetter et dépenser des sommes faramineuses pour
éviter un effondrement de l'économie. La logique nous dit pourtant que ces
solutions contredisent les lois fondamentales de l'économie, puisque la richesse
ne tombe pas du ciel mais doit être produite. La création de monnaie et
l'endettement créent uniquement l'illusion d'un enrichissement à court terme.
Depuis des années, on nous répète par ailleurs qu'il existe un consensus chez
les scientifiques sur la réalité du réchauffement climatique et de ses causes
anthropiques. Et qu'à moins de réduire de manière draconienne notre niveau de
vie, nous risquons de provoquer des catastrophes qui compromettent la survie de
la planète.
La leçon à tirer de tout cela est qu'il ne faut jamais présumer que les
explications scientifiques qu'on nous donne sont des vérités solidement
établies, même lorsque les soi-disant experts qui les défendent constituent une
majorité au sein de leur discipline. On doit accorder encore moins de
crédibilités aux extrapolations et prédictions catastrophistes qui sont faites
concernant l'évolution de systèmes complexes comme l'économie et le climat à
partir de modèles aussi chambranlants et de faits aussi incertains. La logique a
ses droits, et chacun d'entre nous, même sans être
spécialiste, peut y recourir pour qualifier ou rejeter les
prétentions des experts. Surtout ceux qui se trompent
constamment comme les économistes et les climatologues qui
dominent ces disciplines aujourd'hui.
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