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Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas: Le licenciement * (Version imprimée) |
par
Frédéric Bastiat (1801-1850)
Le Québécois Libre, 15 octobre 2009, No 271.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/091015-8.htm
Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une
institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet,
mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est
immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le
voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne
les voit pas; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et un
bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à
l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on
voit et de ceux qu'il faut prévoir. |
Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste libéral
français Frédéric Bastiat sur les effets superficiellement positifs
à court terme, mais profondément néfastes à plus long terme, des
interventions de l'État. Même s'il a été écrit il y a exactement 150
ans, ce long article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et
décrit exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore
aujourd'hui.
Bastiat y passe en revue
les arguments fallacieux des illettrés économiques – les mêmes qu'on
entend encore constamment – pour justifier que l'État se mêle de
favoriser le crédit, créer des emplois, empêcher la prolifération
des machines, restreigne l'épargne, ou subventionne les arts. Douze
domaines d'intervention sont analysés et chaque fois, Bastiat montre
que les interventionnistes nous font toujours miroiter ce qu'on
voit, mais omettent de considérer ce qu'on ne voit pas.
L'extrait qui suit parle
de la « création » d'emplois par l'État et du « profit national » à
augmenter l'armée. Ceux qui voudraient lire
le reste de cet article ou d'autres écrits du même auteur peuvent se
rendre sur la page
Frédéric
Bastiat, où l'on trouve quelques textes de ce phare du
libéralisme au 19e siècle. M. M.
II. Le licenciement |
Frédéric Bastiat |
Il en est d'un peuple comme d'un homme. Quand il veut se donner une
satisfaction, c'est à lui de voir si elle vaut ce qu'elle coûte. Pour
une nation, la Sécurité est le plus grand des biens. Si, pour
l'acquérir, il faut mettre sur pied cent mille hommes et dépenser cent
millions, je n'ai rien à dire. C'est une jouissance achetée au prix d'un
sacrifice.
Qu'on ne se méprenne donc pas sur la portée de ma thèse.
Un représentant propose de licencier cent mille hommes pour soulager les
contribuables de cent millions.
Si on se borne à lui répondre: « Ces cent mille hommes et cent millions
sont indispensables à la sécurité nationale: c'est un sacrifice; mais,
sans ce sacrifice, la France serait déchirée par les factions ou envahie
par l'étranger. » – Je n'ai rien à opposer ici à cet argument, qui peut
être vrai ou faux en fait, mais qui ne renferme pas théoriquement
d'hérésie économique. L'hérésie commence quand on veut représenter le
sacrifice lui-même comme un avantage, parce qu'il profite à quelqu'un.
Or, je suis bien trompé, ou l'auteur de la proposition ne sera pas plus
tôt descendu de la tribune qu'un orateur s'y précipitera pour dire:
« Licencier cent mille hommes! y pensez-vous? Que vont-ils devenir?
de quoi vivront-ils? sera-ce de travail? mais ne savez-vous pas que
le travail manque partout? que toutes les carrières sont encombrées?
Voulez-vous les jeter sur la place pour y augmenter la concurrence
et peser sur le taux des salaires? Au moment où il est si difficile
de gagner sa pauvre vie, n'est-il pas heureux que l'État donne du
pain à cent mille individus? Considérez, de plus, que l'armée
consomme du vin, des vêtements, des armes, qu'elle répand ainsi
l'activité dans les fabriques, dans les villes de garnison, et
qu'elle est, en définitive, la Providence de ses innombrables
fournisseurs. Ne frémissez-vous pas à l'idée d'anéantir cet immense
mouvement industriel? »
Ce discours, on le voit, conclut au maintien des cent mille soldats,
abstraction faite des nécessités du service, et par des considérations
économiques. Ce sont ces considérations seules que j'ai à réfuter.
Cent mille hommes, coûtant aux contribuables cent millions, vivent et
font vivre leurs fournisseurs autant que cent millions peuvent
s'étendre: c'est ce qu'on voit.
Mais cent millions, sortis de la poche des contribuables, cessent de
faire vivre ces contribuables et leurs fournisseurs, autant que cent
millions peuvent s'étendre: c'est ce qu'on ne voit pas. Calculez,
chiffrez, et dites-moi où est le profit pour la masse?
Quant à moi, je vous dirai où est la perte, et, pour simplifier,
au lieu de parler de cent mille hommes et de cent millions, raisonnons
sur un homme et mille francs.
Nous voici dans le village de A. Les recruteurs font la tournée et y
enlèvent un homme. Les percepteurs font leur tournée aussi et y enlèvent
mille francs. L'homme et la somme sont transportés à Metz, l'une
destinée à faire vivre l'autre, pendant un an, sans rien faire. Si vous
ne regardez que Metz, oh! vous avez cent fois raison, la mesure est très
avantageuse; mais si vos yeux se portent sur le village de A, vous
jugerez autrement, car, à moins d'être aveugle, vous verrez que ce
village a perdu un travailleur et les mille francs qui rémunéraient son
travail, et l'activité que, par la dépense de ces mille francs, il
répandait autour de lui.
Au premier coup d'oeil, il semble qu'il y ait compensation. Le phénomène
qui se passait au village se passe à Metz, et voilà tout.
Mais voici où est la perte. Au village, un homme bêchait et labourait:
c'était un travailleur; à Metz, il fait des tête droite et des tête
gauche: c'est un soldat. L'argent et la circulation sont les mêmes dans
les deux cas; mais, dans l'un, il y avait trois cents journées de
travail productif; dans l'autre, il a trois cents journées de travail
improductif, toujours dans la supposition qu'une partie de l'armée n'est
pas indispensable à la sécurité publique.
Maintenant, vienne le licenciement. Vous me signalez un surcroît de cent
mille travailleurs, la concurrence stimulée et la pression qu'elle
exerce sur le taux des salaires. C'est ce vous voyez.
Mais voici ce que vous ne voyez pas. Vous ne voyez pas que renvoyer cent
mille soldats, ce n'est pas anéantir cent millions, c'est les remettre
aux contribuables. Vous ne voyez pas que jeter ainsi cent mille
travailleurs sur le marché, c'est y jeter, du même coup, les cent
millions destinés à payer leur travail; que, par conséquent, la même
mesure qui augmente l'offre des bras en augmente aussi la
demande; d'où il suit que votre baisse des salaires est illusoire.
Vous ne voyez pas qu'avant, comme après le licenciement, il y a dans le
pays cent millions correspondant à cent mille hommes; que toute la
différence consiste en ceci: avant, le pays livre les cent millions aux
cent mille hommes pour ne rien faire; après, il les leur livre pour
travailler. Vous ne voyez pas, enfin, que lorsqu'un contribuable donne
son argent, soit à un soldat en échange de rien, soit à un travailleur
en échange de quelque chose, toutes les conséquences ultérieures de la
circulation de cet argent sont les mêmes dans les deux cas; seulement,
dans le second cas, le contribuable reçoit quelque chose, dans le
premier, il ne reçoit rien. – Résultat: une perte sèche pour la nation.
Le sophisme que je combats ici ne résiste pas à l'épreuve de la
progression, qui est la pierre de touche des principes. Si, tout
compensé, tous intérêts examinés, il y a profit national à
augmenter l'armée, pourquoi ne pas enrôler sous les drapeaux toute la
population virile du pays?
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* Seconde partie de l'article intitulé « Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas » de Frédéric Bastiat. |