| Le troisième 
		principe de répartition est celui qui se règle suivant les besoins de 
		l'individu. La formule: à chacun selon ses besoins, est un vieux slogan 
		des communistes les plus naïfs. Ceux qui la prônent évoquent 
		ordinairement la communauté de biens de la communauté chrétienne 
		primitive. D'autres sont d'avis que la formule est applicable, puisque 
		dans le cadre de la famille ce principe de répartition a déjà fait ses 
		preuves. Sans doute il serait possible de le généraliser, si l'on 
		pouvait généraliser la tendresse des mères, qui mourraient de faim 
		plutôt que de laisser leurs enfants mourir de faim. Les partisans de la 
		formule; à chacun selon ses besoins, oublient cela et bien d'autres 
		choses. Ils oublient qu'aussi longtemps qu'une économie demeurera 
		nécessaire, une partie seulement de nos besoins pourra être satisfaite. 
		Le principe de répartition: à chacun selon ses besoins demeurera vide de 
		sens tant qu'on n'aura pas déterminé dans quelle mesure chaque individu 
		peut satisfaire ses besoins. La formule est illusoire puisque chacun se 
		voit forcé de renoncer à satisfaire entièrement tous ses besoins(2). 
		Sans doute, dans un cadre très restreint, elle se laisserait appliquer. 
		On pourrait attribuer aux personnes malades ou infirmes des remèdes, des 
		soins, un régime un peu meilleur correspondant à leurs besoins 
		particuliers, sans que ces exceptions devinssent la règle générale.
 
 Il est absolument 
		impossible de faire de la « dignité » de l'individu un principe général 
		de répartition. Qui déciderait de la dignité? Les hommes au pouvoir ont 
		eu souvent de biens singulières opinions sur la valeur ou la non-valeur 
		de leurs contemporains. Et la voix du peuple n'est pas non plus la voix 
		de Dieu. Qui des contemporains sera choisi aujourd'hui par le peuple 
		comme le meilleur? Qui sait, peut-être une star de cinéma, ou chez 
		d'autres peuples un champion de boxe. À notre époque le peuple anglais 
		désignerait Shakespeare comme le plus grand des Anglais. Ses 
		contemporains l'eussent-ils fait? Et quelle valeur les Anglais 
		reconnaîtraient-ils à un second Shakespeare qui vivrait aujourd'hui 
		parmi eux? Et ceux à qui la nature n'a départi ni génie ni talent en 
		doivent-ils être punis? Tenir compte de la dignité de l'individu pour la 
		répartition des biens de jouissance, ce serait ouvrir toute grande la 
		voie de l'arbitraire et abandonner sans défense l'individu aux brimades 
		de la majorité. On créerait ainsi une situation qui rendrait la vie 
		insupportable.
 
 Du reste, si l'on veut 
		considérer du point de vue de l'économie politique les problèmes de la 
		communauté socialiste, il est assez indifférent de savoir lequel de ces 
		quatre principes, ou quelle combinaison de ces principes est adoptée 
		pour la répartition. Cela ne change rien au fait. D'une manière ou de 
		l'autre l'individu reçoit toujours de la communauté une attribution de 
		part, un paquet de bons qu'il doit échanger dans un certain délai contre 
		une certaine quantité de différents biens. C'est ainsi qu'il peut 
		prendre plusieurs repas par jour, avoir un gîte assuré, s'offrir de 
		temps à autre quelques distractions ou quelques vêtements. Il satisfera 
		ainsi ses besoins d'une manière plus ou moins ample, proportionnée au 
		rendement plus ou moins productif du travail commun de la société.
 
 
			
				| 4. La Réalisation de la répartition  |  
		          Il n'est pas 
		indispensable que chacun consomme lui-même toute la part qui lui est 
		attribuée. Il peut en laisser se détériorer une partie qu'il n'a pas 
		consommée, ou en faire cadeau, ou si le bien en question s'y prête, le 
		mettre en réserve pour plus tard. Il peut encore en échanger une partie. 
		Le buveur de bière renoncera volontiers aux boissons non alcoolisées qui 
		lui reviennent, si en échange il touche plus de bière. L'abstinent 
		renoncera volontiers à sa part de boissons alcooliques, s'il peut en 
		échange obtenir d'autres biens de jouissance. Le dilettante renoncera 
		volontiers aux séances de cinéma pour pouvoir entendre plus souvent de 
		bonne musique. Pour l'homme de goûts vulgaires ce sera le contraire. 
		Tous seront prêts à faire des échanges qui ne pourront jamais avoir pour 
		objet que des biens de jouissance. Les biens productifs sont res 
		extra commercium.
 Les opérations d'échange 
		peuvent aussi se dérouler d'une manière indirecte dans le cadre 
		restreint que leur assigne l'ordre social socialiste. Il n'est pas 
		nécessaire qu'elles se fassent toujours sous la forme d'échanges 
		directs. Les mêmes raisons qui ont déterminé ailleurs la formation de 
		l'échange indirect le feront apparaître aussi dans la société socialiste 
		comme avantageux pour les échangeurs. Il s'ensuit que la société 
		socialiste offre elle aussi un champ à l'emploi du moyen d'échange 
		employé généralement, à savoir l'argent. Son rôle sera en principe le 
		même dans l'économie socialiste que dans l'économie libre. Dans l'une 
		comme dans l'autre, il joue le rôle de l'intermédiaire d'échange le plus 
		généralement employé. Mais dans l'ordre social reposant sur la propriété 
		collective des moyens de production, son rôle est autre que dans la 
		société à propriété privée. Dans la société socialiste, le rôle de 
		l'argent est comme le rôle de l'échange, moins important, n'y ayant 
		d'échange que pour les biens de consommation. Aucun bien de production 
		n'étant échangé, il est impossible qu'un cours s'établisse pour les 
		biens de production. Le rôle que joue l'argent dans l'économie 
		commerciale et dans la comptabilité de la production disparaît dans la 
		collectivité socialiste où le calcul des échanges est rendu impossible.
 
 Les relations d'échanges 
		qui s'établissent entre les citoyens doivent forcément retenir 
		l'attention des directeurs de la production et de la répartition. Ils 
		doivent en tenir compte lors de l'attribution des parts, s'ils veulent 
		que tel ou tel bien puisse être échangé contre tel ou tel autre. Si dans 
		les relations d'échange la proportion: 1 cigare égale 5 cigarettes s'est 
		établie, la direction de la production ne pourrait pas décider purement 
		et simplement: un cigare égale trois cigarettes, pour attribuer ensuite, 
		d'après cette proportion, à l'un seulement des cigares, à l'autre 
		seulement des cigarettes. Si le bon de tabac ne peut être touché d'une 
		manière uniforme par chaque individu, pour une part en cigares et pour 
		une autre part en cigarettes; si, soit parce qu'ils le désirent, soit 
		qu'il ne puisse en être autrement à l'endroit où les bons sont échangés 
		contre le tabac, les uns ne reçoivent que des cigares et les autres que 
		des cigarettes, il faudrait alors que les rapports d'échange du marché 
		intervinssent. Autrement tous ceux qui recevraient des cigarettes 
		seraient désavantagés par rapport à ceux qui toucheraient des cigares. 
		Car celui qui a reçu un cigare peut l'échanger pour cinq cigarettes, 
		tandis qu'un cigare ne lui serait compté que pour trois cigarettes.
 
 Des changements dans les 
		rapports des échanges entre les citoyens conduiront forcément la 
		direction de l'économie à des changements correspondants dans les 
		estimations touchant la valeur de remplacement des biens de jouissance. 
		Tout changement de cet ordre indique que le rapport entre les différents 
		besoins des individus et leur satisfaction a varié, et que certains 
		biens sont maintenant demandés plus que d'autres. La direction de 
		l'économie se verra probablement amenée à en tenir compte aussi dans la 
		production. Elle s'efforcera d'accroître la fabrication des articles les 
		plus demandés et de diminuer celle des autres. Mais il y a une chose 
		qu'elle ne pourra pas faire: elle ne pourra laisser chaque citoyen 
		décider à sa guise s'il doit échanger son bon de tabac contre des 
		cigares ou des cigarettes. Si elle donnait ce droit à chaque citoyen, il 
		pourrait alors arriver que l'on demandât plus de cigares ou de 
		cigarettes qu'il n'en est produit, ou que dans les bureaux de livraison 
		des cigarettes ou des cigares restassent en souffrance, parce que 
		personne n'en demanderait.
 
 Si l'on se place au point 
		de vue de la théorie de la valeur-travail, il y a pour ce problème une 
		solution simple. Pour chaque heure de travail effectué le citoyen reçoit 
		un jeton qui lui donne droit à un produit représentant une heure de 
		travail (déduction faite d'une contribution aux charges de la 
		collectivité, telles que entretien de ceux qui sont incapables de 
		travailler, dépenses culturelles, etc.). Chacun peut aller chercher dans 
		le magasin à provisions, pour les employer à sa propre consommation, les 
		biens d'usage ou de consommation, à condition qu'il puisse offrir une 
		compensation pour le temps de travail qui a été employé à leur 
		production.
 
 Mais un tel règlement de 
		la répartition serait cependant impraticable, parce que le travail ne 
		représente pas une grandeur toujours constante et identique. Entre 
		divers travaux effectués, il y a une différence qualitative, faisant 
		varier l'offre et la demande pour les produits de ces travaux, et 
		influant sur l'estimation de la valeur du travail elle-même. On ne peut 
		pas augmenter l'offre de tableaux sans que la qualité de la production 
		en souffre. On ne peut accorder à un ouvrier qui a effectué une heure de 
		travail de manoeuvre, le droit de consommer le produit d'une heure de 
		travail qualifié. Dans la communauté socialiste, il est absolument 
		impossible d'établir une liaison entre l'importance d'un travail 
		effectué pour la société et sa participation au rendement de la 
		production sociale. La rémunération ne peut y être qu'arbitraire; elle 
		ne peut, comme dans l'économie commerciale libre reposant sur la 
		propriété privée des moyens de production, être fondée sur le calcul 
		économique du rendement, car nous avons vu que le calcul n'était pas 
		possible dans la communauté socialiste. Les faits économiques imposent 
		des limites très nettes au pouvoir de la société qui ne peut fixer à sa 
		guise la rémunération des ouvriers: En aucun cas le total du salaire ne 
		pourra dépasser à la longue le revenu social. À l'intérieur de ces 
		limites, la direction de l'économie peut agir librement. Elle peut 
		décider que tous les travaux seront considérés comme ayant la même 
		valeur et qu'ainsi pour chaque heure de travail, sans distinction de 
		qualité, il sera accordé la même rémunération. Elle peut aussi décider 
		le contraire. Mais dans les deux cas, il lui faudrait se réserver le 
		droit exclusif de disposer de la répartition des produits du travail. La 
		direction de l'économie ne pourrait jamais décider que celui qui a 
		effectué une heure de travail ait par là même le droit de consommer le 
		produit d'une heure de travail – même en faisant abstraction de la 
		différence dans la qualité du travail et de ses produits, même en 
		admettant en outre qu'il fût possible d'établir la quantité de travail 
		incluse dans chaque produit. Car pour les différents biens économiques 
		on doit considérer aussi, outre le travail, les dépenses matérielles 
		qu'ils ont coûtées. Un produit pour lequel on a employé plus de matière 
		première ne peut pas être mis sur un pied d'égalité avec un produit pour 
		lequel il a fallu moins de matière première.
 
 
			
				| 5. Les Frais de la répartition  |  
		          Dans la critique 
		socialiste de l'organisation capitaliste, une grande place est tenue par 
		les plaintes sur les frais considérables nécessités par ce qu'on 
		pourrait appeler l'appareil de répartition social, expression conforme à 
		la pensée, sinon aux mots eux-mêmes employés par les socialistes. Quels 
		sont ces frais? D'abord ceux de toutes les organisations étatiques et 
		politiques, y compris les dépenses militaires du temps de paix et du 
		temps de guerre. Puis les frais que la libre concurrence impose à la 
		société. Tout ce que dévore la réclame et l'activité des personnes 
		engagées dans la lutte de la concurrence, agents d'affaires, voyageurs 
		de commerce, tous les frais qui résultent du fait qu'à cause de la 
		concurrence les entreprises conservent leur indépendance, au lieu de se 
		réunir en de grands consortiums d'exploitation ou de spécialiser et par 
		là de rendre moins coûteuse la production par la formation de cartels, 
		tous ces frais dans la société capitaliste sont inscrits parmi les 
		charges du service de répartition. On se figure que la société 
		socialiste mettrait fin à ces prodigalités et pourrait ainsi réaliser 
		d'énormes économies.
 Les socialistes croient 
		que la communauté socialiste pourra faire l'économie de toutes les 
		dépenses, que l'on peut exactement qualifier de dépenses étatiques. 
		Cette créance est propre aux socialistes marxistes et à un grand nombre 
		d'anarchistes persuadés que la contrainte d'État est superflue dans une 
		société qui ne repose pas sur la propriété privée des moyens de 
		production. Les tenants de cette doctrine pensent que dans la communauté 
		socialiste « l'observation des simples règles fondamentales de la vie en 
		commun deviendra bientôt, par suite de l'habitude, une nécessité ». Ils 
		pensent incroyablement motiver cette assertion en montrant que: « il 
		serait incroyablement difficile de tourner le contrôle exercé par le 
		peuple tout entier, ces manquements ayant pour suite immédiate une peine 
		sévère, car les ouvriers armés ne sont pas des intellectuels 
		sentimentaux qui se laissent bafouer »(3). 
		Tout cela, c'est jouer avec les mots. Contrôle, armes, peines, ne 
		représentent-ils pas « un pouvoir de répression particulier » et donc, 
		d'après les propres paroles d'Engels un « État »(4)? 
		Que la contrainte soit exercée par des ouvriers armés (du reste tant 
		qu'ils sont sous les armes, ils ne peuvent pas travailler) ou par des 
		fils d'ouvriers habillés en gendarmes, cela ne changera rien aux frais 
		de cette répression.
 
 Mais l'État n'est pas un 
		appareil de contrainte seulement pour ses nationaux. Il emploie aussi la 
		contrainte dans les relations extérieures. Évidemment un État qui 
		embrasserait l'univers entier n'aurait pas besoin d'exercer une 
		contrainte au dehors, pour la bonne raison que pour cette État il n'y 
		aurait plus ni étranger, pays ou habitants, ni État étranger. Le 
		libéralisme, avec son antipathie foncière pour la guerre, envisage une 
		organisation, du genre étatique, pour le monde entier. Mais si elle 
		était réalisée, elle ne saurait exister sans pouvoir de contrainte. Si 
		les armées des différents États sont toutes supprimées, on ne pourra se 
		passer d'une gendarmerie mondiale pour assurer la paix du monde. Que le 
		socialisme réunisse toutes les communautés en un organe homogène et 
		unitaire ou qu'il les laisse subsister les unes à côtés des autres, il 
		ne pourra en aucun cas se passer d'un appareil de contrainte.
 
 Et cet appareil de 
		contrainte entraînera-t-il des frais plus ou moins importants que ceux 
		de l'appareil étatique de la société capitaliste? Nous ne pouvons pas le 
		savoir. Il suffit ici de constater que ces frais réduiront d'autant le 
		dividende social.
 
 Dans la société 
		capitaliste, il n'y a pas de répartition au sens propre du mot et donc 
		pas de frais de répartition. On ne peut pas appeler frais de répartition 
		les frais du commerce et autres mouvements de biens, parce que d'abord 
		ce ne sont pas les frais d'une répartition avec son organisation 
		spéciale, et ensuite parce que les effets de l'activité consacrée au 
		commerce dépassent de beaucoup la simple répartition des biens. L'effet 
		de la concurrence ne s'arrête pas à la répartition, qui ne représente 
		qu'une minime partie du travail effectué par la concurrence. La 
		concurrence sert aussi à la direction de la production, à une direction 
		de la production qui garantit une très haute productivité du travail 
		social. Il ne suffit donc pas d'opposer aux dépenses de la concurrence 
		seulement les frais qui incombent à la communauté socialiste pour 
		l'appareil de répartition et pour la direction de l'économie. Si la 
		méthode de production socialiste devait – ce que nous étudierons plus 
		loin – diminuer la productivité, il serait alors sans importance qu'elle 
		économisât le travail des voyageurs de commerce, des courtiers, des 
		agents de publicité, etc.
 
 
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