VII. Restriction |
Frédéric Bastiat |
M. Prohibant (ce n'est pas moi qui l'ai nommé, c'est M. Charles Dupin,
qui depuis... mais alors...), M. Prohibant consacrait son temps et ses
capitaux à convertir en fer le minerai de ses terres. Comme la nature
avait été plus prodigue envers les Belges, ils donnaient le fer aux
Français à meilleur marché que M. Prohibant, ce qui signifie que tous
les Français, ou la France, pouvaient obtenir une quantité donnée de fer
avec moins de travail, en l'achetant aux honnêtes Flamands.
Aussi, guidés par leur intérêt, ils n'y faisaient faute, et tous les
jours on voyait une multitude de cloutiers, forgerons, charrons,
mécaniciens, maréchaux-ferrants et laboureurs, aller par eux-mêmes, ou
par des intermédiaires, se pourvoir en Belgique. Cela déplut fort à M.
Prohibant. D'abord l'idée lui vint d'arrêter cet abus par ses propres
forces. C'était bien le moins, puisque lui seul en souffrait. Je
prendrai ma carabine, se dit-il, je mettrai quatre pistolets à ma
ceinture, je garnirai ma giberne, je ceindrai ma flamberge, et je me
porterai, ainsi équipé à la frontière. Là, le premier forgeron,
cloutier, maréchal, mécanicien ou serrurier qui se présente, pour faire
ses affaires et non les miennes, je le tue, pour lui apprendre à vivre.
Au moment de partir, M. Prohibant fit quelques réflexions qui
tempérèrent un peu son ardeur belliqueuse. Il se dit: il n'est pas
absolument impossible que les acheteur de fer, mes compatriotes et
ennemis, ne prennent mal la chose, et qu'au lieu de se laisser tuer, ils
ne me tuent moi-même. Ensuite, même en faisant marcher tous mes
domestiques, nous ne pourrons garder tous les passages. Enfin le procédé
me coûtera fort cher, plus cher que ne vaut le résultat.
M. Prohibant allait
tristement se résigner à n'être que libre comme tout le monde, quand un
trait de lumière vint illuminer son cerveau. Il se rappela qu'il y a à
Paris une grande fabrique de lois. Qu'est-ce qu'une loi? se dit-il.
C'est une mesure à laquelle, une fois décrétée, bonne ou mauvaise,
chacun est tenu de se conformer. Pour l'exécution d'icelle, on organise
une force publique, et, pour constituer ladite force publique, on puise
dans la nation des hommes et de l'argent.
Si donc j'obtenais qu'il
sortît de la grande fabrique parisienne une toute petite loi portant:
« Le fer belge est prohibé », j'atteindrais les résultats suivants: le
gouvernement ferait remplacer les quelques valets que je voulais envoyer
à la frontière par vingt mille fils de mes forgerons, serruriers,
cloutiers, maréchaux, artisans, mécaniciens et laboureurs récalcitrants.
Puis, pour tenir en bonne disposition de joie et de santé ces vingt
mille douaniers, il leur distribuerait vingt-cinq millions de francs
pris à ces mêmes forgerons, cloutiers, artisans et laboureurs. La garde
en serait mieux faite; elle ne me coûterait rien, je ne serais pas
exposé à la brutalité des brocanteurs, je vendrais le fer à mon prix, et
je jouirais de la douce récréation de voir notre grand peuple
honteusement mystifié. Cela lui apprendrait à se proclamer sans cesse le
précurseur et le promoteur de tout progrès en Europe. Oh! le trait
serait piquant et vaut la peine d'être tenté.
Donc, M. Prohibant se
rendit à la fabrique de lois. – Une autre fois peut-être je raconterai
l'histoire de ses sourdes menées; aujourd'hui je ne veux parler que de
ses démarches ostensibles. – Il fit valoir auprès de MM. les
législateurs cette considération:
Le fer belge se vend en France à dix francs, ce qui me force de vendre le
mien au même prix. J'aimerais mieux le vendre à quinze et ne le puis, à
cause de ce fer belge, que Dieu maudisse. Fabriquez une loi qui dise: « Le
fer belge n'entrera plus en France ». Aussitôt j'élève mon prix de cinq
francs, et voici les conséquences:
Pour chaque quintal de
fer que je livrerai au public, au lieu de recevoir dix francs, j'en
toucherai quinze, je m'enrichirai plus vite, je donnerai plus d'étendue à
mon exploitation, j'occuperai plus d'ouvriers. Mes ouvriers et moi ferons
plus de dépense, au grand avantage de nos fournisseurs à plusieurs lieues à
la ronde. Ceux-ci, ayant plus de débouchés, feront plus de commandes à
l'industrie et, de proche en proche, l'activité gagnera tout le pays. Cette
bienheureuse pièce de cent sous, que vous ferez tomber dans mon coffre-fort,
comme une pierre qu'on jette dans un lac, fera rayonner au loin un nombre
infini de cercles concentriques.
Charmés de ce discours, enchantés d'apprendre qu'il est si aisé d'augmenter
législativement la fortune d'un peuple, les fabricants de lois votèrent la
Restriction. Que parle-t-on de travail et d'économie? disaient-ils. À quoi bon
ces pénibles moyens d'augmenter la richesse nationale, puisqu'un Décret y
suffit?
Et en effet, la loi eut
toutes les conséquences annoncées par M. Prohibant; seulement elle en eut
d'autres aussi, car, rendons-lui justice, il n'avait pas fait un raisonnement
faux, mais un raisonnement incomplet. En réclamant un privilège, il
avait signalé les effets qu'on voit, laissant dans l'ombre ceux qu'on
ne voit pas. Il n'avait montré que deux personnages, quand il y en a trois
en scène. C'est à nous de réparer cette oubli involontaire ou prémédité.
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