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Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas: Restriction * (Version imprimée) |
par
Frédéric Bastiat (1801-1850)
Le Québécois Libre, 15 novembre 2009, No 272.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/091115-8.htm
Dans la sphère économique, un acte, une habitude, une
institution, une loi n'engendrent pas seulement un effet,
mais une série d'effets. De ces effets, le premier seul est
immédiat; il se manifeste simultanément avec sa cause, on le
voit. Les autres ne se déroulent que successivement, on ne
les voit pas; heureux si on les prévoit.
Entre un mauvais et un
bon Économiste, voici toute la différence: l'un s'en tient à
l'effet visible; l'autre tient compte et de l'effet qu'on
voit et de ceux qu'il faut prévoir. |
Voici comment débute ce texte de l'économiste et journaliste libéral
français Frédéric Bastiat sur les effets superficiellement positifs
à court terme, mais profondément néfastes à plus long terme, des
interventions de l'État. Même s'il a été écrit il y a exactement 150
ans, ce long article garde toute sa fraîcheur et sa pertinence et
décrit exactement la nature du débat telle qu'on le vit encore
aujourd'hui.
Bastiat y passe en revue
les arguments fallacieux des illettrés économiques – les mêmes qu'on
entend encore constamment – pour justifier que l'État se mêle de
favoriser le crédit, créer des emplois, empêcher la prolifération
des machines, restreigne l'épargne, ou subventionne les arts. Douze
domaines d'intervention sont analysés et chaque fois, Bastiat montre
que les interventionnistes nous font toujours miroiter ce qu'on
voit, mais omettent de considérer ce qu'on ne voit pas.
L'extrait qui suit parle des conséquences du protectionnisme. Ceux qui voudraient lire
le reste de cet article ou d'autres écrits du même auteur peuvent se
rendre sur la page
Frédéric
Bastiat, où l'on trouve quelques textes de ce phare du
libéralisme au 19e siècle. M. M.
VII. Restriction |
Frédéric Bastiat |
M. Prohibant (ce n'est pas moi qui l'ai
nommé, c'est M. Charles Dupin, qui depuis... mais alors...), M.
Prohibant consacrait son temps et ses capitaux à convertir en fer le
minerai de ses terres. Comme la nature avait été plus prodigue envers
les Belges, ils donnaient le fer aux Français à meilleur marché que M.
Prohibant, ce qui signifie que tous les Français, ou la France,
pouvaient obtenir une quantité donnée de fer avec moins de travail,
en l'achetant aux honnêtes Flamands. Aussi, guidés par leur intérêt, ils
n'y faisaient faute, et tous les jours on voyait une multitude de
cloutiers, forgerons, charrons, mécaniciens, maréchaux-ferrants et
laboureurs, aller par eux-mêmes, ou par des intermédiaires, se pourvoir
en Belgique. Cela déplut fort à M. Prohibant. D'abord l'idée lui vint
d'arrêter cet abus par ses propres forces. C'était bien le moins,
puisque lui seul en souffrait. Je prendrai ma carabine, se dit-il, je
mettrai quatre pistolets à ma ceinture, je garnirai ma giberne, je
ceindrai ma flamberge, et je me porterai, ainsi équipé à la frontière.
Là, le premier forgeron, cloutier, maréchal, mécanicien ou serrurier qui
se présente, pour faire ses affaires et non les miennes, je le tue, pour
lui apprendre à vivre.
Au moment de partir, M. Prohibant fit quelques réflexions qui
tempérèrent un peu son ardeur belliqueuse. Il se dit: il n'est pas
absolument impossible que les acheteur de fer, mes compatriotes et
ennemis, ne prennent mal la chose, et qu'au lieu de se laisser tuer, ils
ne me tuent moi-même. Ensuite, même en faisant marcher tous mes
domestiques, nous ne pourrons garder tous les passages. Enfin le procédé
me coûtera fort cher, plus cher que ne vaut le résultat.
M. Prohibant allait tristement se résigner à n'être que libre comme tout
le monde, quand un trait de lumière vint illuminer son cerveau. Il se
rappela qu'il y a à Paris une grande fabrique de lois. Qu'est-ce qu'une
loi? se dit-il. C'est une mesure à laquelle, une fois décrétée, bonne ou
mauvaise, chacun est tenu de se conformer. Pour l'exécution d'icelle, on
organise une force publique, et, pour constituer ladite force publique,
on puise dans la nation des hommes et de l'argent.
Si donc j'obtenais qu'il sortît de la grande fabrique parisienne une
toute petite loi portant: « Le fer belge est prohibé », j'atteindrais
les résultats suivants: le gouvernement ferait remplacer les quelques
valets que je voulais envoyer à la frontière par vingt mille fils de mes
forgerons, serruriers, cloutiers, maréchaux, artisans, mécaniciens et
laboureurs récalcitrants. Puis, pour tenir en bonne disposition de joie
et de santé ces vingt mille douaniers, il leur distribuerait vingt-cinq
millions de francs pris à ces mêmes forgerons, cloutiers, artisans et
laboureurs. La garde en serait mieux faite; elle ne me coûterait rien,
je ne serais pas exposé à la brutalité des brocanteurs, je vendrais le
fer à mon prix, et je jouirais de la douce récréation de voir notre
grand peuple honteusement mystifié. Cela lui apprendrait à se proclamer
sans cesse le précurseur et le promoteur de tout progrès en Europe. Oh!
le trait serait piquant et vaut la peine d'être tenté.
Donc, M. Prohibant se rendit à la fabrique de lois. – Une autre fois
peut-être je raconterai l'histoire de ses sourdes menées; aujourd'hui je
ne veux parler que de ses démarches ostensibles. – Il fit valoir auprès
de MM. les législateurs cette considération:
Le fer belge se vend en France à dix
francs, ce qui me force de vendre le mien au même prix. J'aimerais
mieux le vendre à quinze et ne le puis, à cause de ce fer belge, que
Dieu maudisse. Fabriquez une loi qui dise: « Le fer belge n'entrera
plus en France ». Aussitôt j'élève mon prix de cinq francs, et voici
les conséquences:
Pour chaque quintal de fer que je livrerai au public, au lieu de
recevoir dix francs, j'en toucherai quinze, je m'enrichirai plus
vite, je donnerai plus d'étendue à mon exploitation, j'occuperai
plus d'ouvriers. Mes ouvriers et moi ferons plus de dépense, au
grand avantage de nos fournisseurs à plusieurs lieues à la ronde.
Ceux-ci, ayant plus de débouchés, feront plus de commandes à
l'industrie et, de proche en proche, l'activité gagnera tout le
pays. Cette bienheureuse pièce de cent sous, que vous ferez tomber
dans mon coffre-fort, comme une pierre qu'on jette dans un lac, fera
rayonner au loin un nombre infini de cercles concentriques.
Charmés de ce discours, enchantés
d'apprendre qu'il est si aisé d'augmenter législativement la fortune
d'un peuple, les fabricants de lois votèrent la Restriction. Que
parle-t-on de travail et d'économie? disaient-ils. À quoi bon ces
pénibles moyens d'augmenter la richesse nationale, puisqu'un Décret y
suffit?
Et en effet, la loi eut toutes les conséquences annoncées par M.
Prohibant; seulement elle en eut d'autres aussi, car, rendons-lui
justice, il n'avait pas fait un raisonnement faux, mais un
raisonnement incomplet. En réclamant un privilège, il avait
signalé les effets qu'on voit, laissant dans l'ombre ceux qu'on
ne voit pas. Il n'avait montré que deux personnages, quand il y en a
trois en scène. C'est à nous de réparer cette oubli involontaire ou
prémédité.
Oui, l'écu détourné ainsi législativement vers le coffre-fort de M.
Prohibant, constitue un avantage pour lui et pour ceux dont il doit
encourager le travail. – Et si le décret avait fait descendre cet écu de
la lune, ces bons effets ne seraient contrebalancés par aucuns mauvais
effets compensateurs. Malheureusement, ce n'est pas de la lune que sort
la mystérieuse pièce de cent sous, mais bien de la poche d'un forgeron,
cloutier, charron, maréchal, laboureur, constructeur, en un mot, de
Jacques Bonhomme, qui la donne aujourd'hui, sans recevoir un milligramme
de fer de plus que du temps où il le payait dix francs. Au premier coup
d'oeil, on doit bien s'apercevoir que ceci change bien la question, car,
bien évidemment, le Profit de M. Prohibant est compensé par la
Perte de Jacques Bonhomme, et tout ce que M. Prohibant pourra faire
de cet écu pour l'encouragement du travail national, Jacques Bonhomme
l'eût fait de même. La pierre n'est jetée sur un point du lac que parce
qu'elle a été législativement empêchée d'être jetée sur un autre.
Donc, ce qu'on ne voit pas compense ce qu'on voit, et
jusqu'ici il reste, pour résidu de l'opération, une injustice, et, chose
déplorable! une injustice perpétrée par la loi.
Ce n'est pas tout. J'ai dit qu'on laissait toujours dans l'ombre un
troisième personnage. Il faut que je le fasse ici paraître afin qu'il
nous révèle une seconde perte de cinq francs. Alors nous aurons
le résultat de l'évolution tout entière.
Jacques Bonhomme est possesseur de 15 fr., fruit de ses sueurs. Nous
sommes encore au temps où il est libre. Que fait-il de ses 15 fr.? Il
achète un article de mode pour 10 fr., et c'est avec cet article de mode
qu'il paye (ou que l'Intermédiaire paye pour lui) le quintal de fer
belge. Il reste encore à Jacques Bonhomme 5 fr. Il ne les jette pas dans
la rivière, mais (et c'est ce qu'on ne voit pas) il les donne à
un industriel quelconque en échange d'une jouissance quelconque, par
exemple à un libraire contre le discours sur l'Histoire universelle
de Bossuet.
Ainsi, en ce qui concerne le travail national, il est encouragé
dans la mesure de 15 fr., savoir:
10 fr. qui vont à l'article
Paris;
5 fr. qui vont à la
librairie.
Et quant à Jacques Bonhomme, il obtient pour ses 15 fr., deux objets de
satisfaction, savoir:
1) Un quintal de fer;
2) Un livre.
Survient le décret.
Que devient la condition de Jacques Bonhomme? Que devient celle du
travail national?
Jacques Bonhomme livrant ses 15 fr. jusqu'au dernier centime à M.
Prohibant, contre un quintal de fer, n'a plus que la jouissance de ce
quintal de fer. Il perd la jouissance d'un livre ou de tout autre objet
équivalent. Il perd 5 francs. On en convient; on ne peut pas ne pas en
convenir; on ne peut pas ne pas convenir que, lorsque la restriction
hausse le prix des choses, le consommateur perd la différence.
Mais, dit-on, le travail national la gagne.
Non, il ne la gagne pas; car, depuis le décret, il n'est encouragé que
comme il l'était avant, dans la mesure de 15 fr.
Seulement, depuis le décret, les 15 fr. de Jacques Bonhomme vont à la
métallurgie, tandis qu'avant le décret ils se partageaient entre
l'article de modes et la librairie.
La violence qu'exerce par lui-même M. Prohibant à la frontière ou celle
qu'il y fait exercer par la loi peuvent être jugées fort différemment,
au point de vue moral. Il y a des gens qui pensent que la spoliation
perd toute son immoralité pourvu qu'elle soit légale. Quant à moi, je ne
saurais imaginer une circonstance plus aggravante. Quoi qu'il en soit,
ce qui est certain, c'est que les résultats économiques sont les mêmes.
Tenez la chose comme vous voudrez, mais ayez l'oeil sagace et vous
verrez qu'il ne sort rien de bon de la spoliation légale et illégale.
Nous ne nions pas qu'il n'en sorte pour M. Prohibant ou son industrie,
ou si l'on veut pour le travail national, un profit de 5 fr. Mais nous
affirmons qu'il en sort aussi deux pertes, l'une pour Jacques Bonhomme
qui paye 15 fr. ce qu'il avait pour 10; l'autre pour le travail national
qui ne reçoit plus la différence. Choisissez celle de ces deux pertes
avec laquelle il vous plaise de compenser le profit que nous avouons.
L'autre n'en constituera pas moins une perte sèche.
Moralité: Violenter n'est pas produire, c'est détruire. Oh! si violenter
c'était produire, notre France serait plus riche qu'elle n'est.
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* Septième partie de l'article intitulé « Ce qu'on
voit et ce qu'on ne voit pas » de Frédéric Bastiat. |