2. La jouissance du Travail et la peine
du Travail |
Les écrivains
socialistes dépeignent la communauté socialiste comme un pays de
Cocagne. C'est Fourier avec son imagination déréglée qui s'aventure le
plus dans ces conceptions paradoxales. Dans l'État idéal de l'avenir,
les bêtes nuisibles auront disparu et auront été remplacées par des
animaux qui aideront l'homme dans son travail, ou feront même tout le
travail à sa place. Un anti-castor se chargera de la pêche, une
anti-baleine remorquera les navires sur la mer les jours de calme plat,
et un anti-hippopotame les bateaux sur les fleuves. À la place du lion,
il y aura un anti-lion, coursier d'une rapidité merveilleuse sur lequel
les cavaliers trouveront une assiette aussi moelleuse que sur les
coussins d'une voiture bien suspendue. « Ce sera un plaisir d'habiter ce
monde quand on aura de tels serviteurs. »(1)
Godwin ne tient pas pour impossible qu'après l'abolition de la
propriété, les hommes deviennent immortels(2).
Kautsky nous apprend qu'avec la société socialiste « naîtra un nouveau
type d'homme... un surhomme, un homme sublime. »(3)
Trotski entre encore plus dans le détail: « L'homme sera beaucoup plus
fort, beaucoup plus perspicace, beaucoup plus fin. Son corps sera plus
harmonieux, ses mouvements plus rythmiques, sa voix plus musicale. La
moyenne humaine s'élèvera au niveau d'Aristote, de Goethe, de Marx. Et
au-dessus de cette crête de montagnes s'élèveront de nouveaux sommets. »(4)
Et les oeuvres des écrivains qui écrivirent de telles calembredaines ont
eu de nombreuses éditions, ont été traduites dans plusieurs langues et
ont fait l'objet de travaux détaillés de la part de ceux qui étudient
l'histoire des idées!
D'autres écrivains, plus
prudents dans la forme, partent cependant de conceptions analogues. Les
théories marxistes ont comme fondement latent, l'idée, plus ou moins
confuse, que les facteurs naturels de la production n'ont pas besoin
d'être économisés. Cette conclusion s'impose fatalement avec un système
pour qui le travail est le seul et unique élément du coût de la
production, qui ignore la loi du rendement non proportionnel, qui
conteste le principe malthusien de population, et qui abonde en
imaginations fumeuses sur la possibilité d'accroissement indéfini de la
productivité du travail(5).
Il est inutile d'insister. Il suffit de constater que dans la communauté
socialiste aussi les facteurs naturels de la production ne seront
disponibles qu'en quantité restreinte, de sorte qu'il faudra bien les
employer avec économie.
Le second élément de
l'économie est le travail. Faisons tout à fait abstraction de la
différence de qualité du travail. Le travail n'est disponible qu'en
quantité restreinte, parce que l'individu ne peut fournir qu'une
certaine mesure de travail. Même si le travail était un plaisir, il
faudrait quand même en user économiquement avec lui, parce que la vie
humaine est bornée dans le temps et que les forces humaines ne sont pas
inépuisables. Même celui qui ne vit que pour son plaisir et qui n'a pas
besoin d'économiser son argent, est forcé de répartir son temps,
c'est-à-dire qu'il doit choisir entre plusieurs possibilités de
l'employer.
Il faut une gestion
économe parce que pour des besoins illimités le total des biens de
premier ordre fournis par la nature ne suffit pas. D'autre part les
biens d'ordre supérieur, étant donné un certain niveau de la
productivité du travail, ne peuvent être utilisés pour la satisfaction
des besoins qu'avec une consommation de force croissante; et enfin
l'augmentation de la masse du travail – qui du reste ne peut être
réalisée que jusqu'à une certaine limite – est liée à un accroissement
de peine.
Fourier et son école
croient que la peine du travail est une conséquence d'institutions
sociales absurdes. Elles seules sont cause que ces mots « travail » et
« peine » soient synonymes. Le travail par lui-même ne serait pas
repoussant. Au contraire, tous les hommes éprouveraient le besoin d'être
actifs. Le désoeuvrement engendre un insupportable ennui. Si l'on veut
rendre le travail attirant, il faut qu'il soit accompli dans des
ateliers propres et sains, il faut réunir les ouvriers dans une agréable
camaraderie qui augmente la joie au travail, il faut faire naître entre
les ouvriers une joyeuse émulation. Mais la cause principale de la
répulsion qu'inspire le travail provient de sa continuité. On se fatigue
même des jouissances lorsqu'elles durent trop longtemps. On devrait
laisser accomplir aux ouvriers à leur guise des travaux différents,
alternés. Le travail deviendrait alors une joie et ne provoquerait plus
de répulsion(6).
Il n'est pas difficile de
montrer la faiblesse de cette argumentation qu'ont approuvée les
socialistes de toute nuance. L'homme sent en lui le besoin de manifester
son activité. Même si ses besoins ne le poussaient pas à travailler, il
ne passerait pas son temps à se rouler dans l'herbe et à se chauffer au
soleil. Les jeunes animaux et les enfants, qui ont des parents
pourvoyant à leur nourriture, agitent leurs membres, dansent, sautent,
courent pour employer en jouant les forces que ne requiert encore aucun
travail. Se remuer est un besoin physique et psychique.
Et c'est ainsi qu'en général un travail, qui tend vers un but, procure
une jouissance. Jusqu'à une certaine limite toutefois, au delà de
laquelle il devient une peine. Dans le dessin ci-contre, la ligne OX,
sur laquelle nous reportons le rendement du travail, sépare la peine du
travail et la jouissance procurée par la manifestation de vitalité,
jouissance que nous appellerons: jouissance directe du travail. La
courbe a b c p représente la peine du travail et la jouissance du
travail dans leur rapport avec le rendement du travail. Quand le travail
commence, il est ressenti comme une peine. Lorsque les premières
difficultés sont surmontées, et que le corps et l'esprit se sont
adaptés, la peine du travail baisse. En b, il n'y a ni peine de
travail ni jouissance directe du travail. Entre b et c,
une jouissance directe de travail est ressentie. Au-delà de c, la
peine du travail recommence. Pour d'autres travaux, la courbe pourra
affecter un autre tracé, par exemple Oc1p1 ou Op2. Cela dépend de la
nature du travail et de la personnalité de l'ouvrier. Nettoyer un canal
ou conduire des chevaux ne demande pas le même travail est autre avec un
homme indolent ou avec un homme ardent(7).
Pourquoi continue-t-on le
travail, quand la peine causée par sa continuation l'emporte sur la
jouissance de travail directe? Justement parce qu'il y a encore autre
chose que la jouissance du produit du travail. Nous l'appellerons
jouissance de travail indirecte. Le travail est continué tant que le
sentiment de déplaisir qu'il provoque soit balancé par le sentiment de
plaisir qu'éveille le produit du travail. Le travail est interrompu
seulement au point où sa continuation créerait une peine plus grande que
le plaisir résultant de l'accroissement des biens.
La méthode par laquelle
Fourier veut enlever au travail son caractère antipathique, part d'une
observation juste, mais se trompe complètement dans le jugement porté
sur les quantités et les qualités. Une chose est certaine, c'est que la
quantité de travail qui procure encore une jouissance de travail directe
ne satisfait qu'une parcelle infime des besoins. Or les hommes tiennent
ces besoins pour si importants qu'ils leur consacrent, pour arriver à
les satisfaire, tout un travail provoquant uniquement de la peine. Mais,
c'est une erreur de croire qu'en faisant souvent changer de travail les
ouvriers, on remédierait à cet état de choses. Premièrement, en
changeant souvent de travail les ouvriers seraient moins entraînés à
leur tâche et moins adroits; en outre, à chaque changement d'équipe, il
y aurait une perte de temps; de plus les déplacements des ouvriers
causeraient des frais et diminueraient d'autant le rendement du travail.
Deuxièmement, il faut noter que lorsque la peine du travail l'emporte
sur la jouissance directe du travail, le dégoût de l'ouvrier pour le
travail où il est occupé n'entre que pour une très faible part dans
cette peine du travail, et qu'il est faux qu'il conserve intacte sa
faculté d'éprouver à un autre travail une jouissance directe. La majeure
partie de la peine du travail doit être mise au compte de la fatigue
générale de l'organisme et à un besoin de se libérer de toute nouvelle
contrainte. L'homme qui a passé des heures assis devant son bureau,
aimera mieux fendre du bois pendant une heure que de faire encore une
heure de travail à son bureau. Mais ce qui lui rend le travail pénible
ce n'est pas tant le manque de changement que la longueur du travail.
C'est seulement en accroissant la productivité que l'on pourrait
raccourcir la durée de la journée de travail sans nuire au rendement.
L'opinion très répandue qui prétend qu'il y a des travaux qui fatiguent
seulement l'esprit et d'autres qui fatiguent seulement le corps est
fausse, comme chacun peut le constater sur soi-même. Un travail, quel
qu'il soit, fatigue tout l'organisme. On se trompe souvent, parce qu'en
observant le travail des autres, on ne voit d'ordinaire que la
jouissance directe du travail. Le scribe envie le cocher, parce qu'il
aimerait un peu s'amuser à conduire des chevaux. La chasse et la pêche,
l'alpinisme, l'équitation, l'automobile sont pratiqués en tant que
sports. Mais le sport n'est pas un travail au sens économique. Les
hommes ne peuvent pas s'en tirer avec la petite quantité de travail qui
procure encore une jouissance directe de travail. C'est cela – et non
pas la mauvaise organisation du travail – qui rend nécessaire
l'acceptation par l'homme de la peine du travail.
Il est évident qu'en
travaillant les conditions extérieures du travail on peut en accroître
le rendement, tout en laissant subsister la même peine de travail, et
l'on peut aussi diminuer la peine de travail tout en laissant subsister
le même rendement. Cependant, ce n'est qu'à grands frais que les
conditions extérieures du travail peuvent être améliorées au point
qu'elles dépassent le niveau dans la société capitaliste. Que le travail
accompli en commun accroisse la jouissance directe du travail, est un
fait connu depuis longtemps, et le travail en commun est indiqué partout
où il peut être réalisé sans que cela nuise au produit net.
Sans doute il y a des
natures exceptionnelles qui dépassent le niveau courant. Les grands
génies créateurs, qui vivent leur vie dans leurs oeuvres et leurs hauts
faits, ne connaissent pas ces catégories de peine du travail et de
jouissance du travail. Pour eux, créer est la plus haute joie et la
torture la plus amère, et surtout une nécessité intérieure. Ce qu'ils
créent n'a pas pour eux la valeur d'un produit. Ils créent pour le
plaisir de créer, non pour le plaisir d'un rendement. Leur production ne
leur coûte rien à eux-mêmes, parce que, quand ils travaillent, ils ne
renoncent pas à quelque chose qui leur serait agréable. Leur production
ne coûte à la société que ce qu'ils pourraient produire par un autre
travail, c'est-à-dire bien peu de chose au prix de leurs créations. Le
génie est, en vérité, un don de Dieu.
Tout le monde connaît la
vie des grands hommes. Aussi peut-il arriver aisément que les
réformateurs sociaux soient tentés de considérer comme des phénomènes
généraux ce qui est rapporté de ces grands hommes. On retrouve toujours
cette tendance à prendre le style de vie des génies pour le type de vie
habituel u plus simple camarade d'une communauté socialiste. Mais chaque
homme n'est pas un Sophocle ou un Shakespeare, et tisser à un métier est
autre chose qu'écrire les poésies de Goethe ou créer les empires de
Napoléon.
Cela permet de juger la
valeur des illusions auxquelles s'abandonne le marxisme touchant le rôle
du travail dans l'économie du plaisir et de la peine des camarades de la
communauté socialiste. Ici, comme dans tout ce qu'il écrit de la
communauté socialiste, le marxisme suit la voie tracé par les utopistes.
Engels, s'en référant expressément à Fourier et à Owen, entend rendre au
travail « tout l'attrait que lui a fait perdre la division du travail »
en changeant fréquemment le genre des travaux, qui ne seront que de
courte durée. « Dans l'organisation socialiste le travail productif, au
lieu d'être un moyen d'asservissement sera un moyen de libération; il
offrira à chacun l'occasion de développer et de manifester en tout sens
toutes ses facultés, physiques et spirituelles, et ainsi au lieu d'être
une charge le travail deviendra un plaisir. »(8)
Marx parle d'« une phase supérieure de la société communiste, où, avec
l'abolition de l'asservissante subordination des individus due à la
division du travail, disparaîtra aussi l'opposition entre le travail
physique et le travail intellectuel. Alors le travail ne sera plus un
moyen pour vivre, il sera devenu le premier besoin de la vie. »(9)
Max Adler promet que la société socialiste « ne fera, pour le moins, pas
faire aux individus un travail qui pourrait provoquer leur déplaisir. »(10)
Ces déclarations ne diffèrent des déductions de Fourier et de ses
disciples qu'en ce qu'elles n'essaient même pas d'apporter de preuves.
Fourier et ses disciples
préconisent, outre le changement de travail, un second moyen pour rendre
le travail plus attrayant: l'émulation. Les hommes sont capables du plus
bel effort, lorsqu'ils sont animés par « un sentiment de rivalité
joyeuse ou de noble émulation ».(11)
Eux qui autrement vitupèrent la pernicieuse concurrence en découvrent
tout d'un coup les avantages. Si des ouvriers travaillent mal, il suffit
de les répartir en groupes; aussitôt commencera une lutte ardente entre
les divers groupes, qui décuplera l'énergie de chaque ouvrier et
éveillera soudain chez tous « un acharnement passionné au travail ».(12)
Que l'émulation accroisse
le rendement est une observation juste, mais superficielle. L'émulation
n'est pas un soi une passion humaine. Les efforts que font les hommes
dans cette lutte ne sont point faits pour la lutte même, mais pour le
but auquel ils pensent qu'elle leur permettra d'arriver. Un combat est
mené à cause du prix qui doit couronner le vainqueur et non pour le
combat lui-même. Dans la communauté socialiste, quels prix pourraient
stimuler l'émulation des ouvriers? Les titres honorifiques, les prix
d'honneur sont, comme chacun sait, assez peu prisés. Des biens
matériels, qui améliorent la satisfaction des besoins, ne peuvent pas
être donnés en prix; la répartition est indépendante du travail accompli
par l'individu, et l'effort accru d'un ouvrier augmente si peu la
quote-part qu'on ne peut guère en tenir compte. La satisfaction
qu'éprouve l'individu pour avoir fait son devoir ne saurait non plus
être un stimulant. C'est justement parce qu'on ne peut se fier à
l'impulsion donnée par ce sentiment qu'on cherche d'autres stimulants.
Et du reste, si ce stimulant était efficace, le travail n'en resterait
pas moins une peine; il ne serait pas devenu attrayant en soi.
Pour résoudre le problème
social, le fouriérisme considère comme le point essentiel de sa
doctrine, la volonté de transformer en joie la torture du travail.
Malheureusement les moyens qu'il indique sont tout à fait impraticables.
Si Fourier avait vraiment montré comment on peut rendre le travail
attrayant, il aurait alors mérité l'idolâtre vénération que ses
disciples avaient pour lui(13).
Cependant, toutes ses doctrines, si fêtées, ne sont que les imaginations
d'un homme à qui manquait le sens de la réalité.
Dans la communauté
socialiste, comme ailleurs, le travail éveillera des sentiments de
déplaisir et non de plaisir(14).
Mais si l'on
reconnaît ce fait, l'un des principaux piliers de l'édifice socialiste
s'écroule. Aussi comprend-on que les socialistes s'accrochent
opiniâtrement à l'idée que par nature les hommes ont un penchant inné au
travail, qu'en soi le travail engendre la joie, et que ce sont seulement
les conditions de la société capitaliste qui ont changé cette joie en
peine(15).
À l'appui de cette
affirmation, on recueille soigneusement les déclarations d'ouvriers
d'usines touchant le plaisir qu'ils ont à travailler. On les interroge,
on leur pose des questions suggestives et l'on est très content
lorsqu'ils répondent ainsi que l'interrogateur le désirait. On oublie de
demander si entre les actes de l'ouvrier interrogé et ses réponses il
n'y a pas une contradiction qui aurait besoin d'être élucidée. Si le
travail procure de la joie, pourquoi l'ouvrier en est-il dédommagé par
un salaire? Pourquoi n'est-ce pas l'entrepreneur qui reçoit un salaire
de l'ouvrier pour lui avoir procuré l'occasion de travailler?
D'ordinaire on ne paie pas celui à qui l'on procure des joies; cela
devrait donner à réfléchir. Par définition le travail ne peut pas
procurer directement de plaisir. On appelle précisément travail quelque
chose qui ne procure pas directement de plaisir et qui est accompli
justement pour provoquer des sentiments de plaisir au moyen du
rendement, au moyen du produit du travail, sentiments de plaisir qui
contrebalancent les sentiments préalables de déplaisir(16).
Pour nous conformer
autant que possible au langage usuel des écrivains socialistes – langage
du reste tout empreint de passion –, nous appellerons aussi joie du
travail ce sentiment que l'on met en avant pour prouver que le travail
provoque plaisir et non déplaisir. Or ce sentiment repose sur trois
sentiments différents.
D'abord il y a la joie
que le travailleur éprouve à faire mauvais usage de son travail. Si un
fonctionnaire, extérieurement et formellement correct dans ses
fonctions, abuse de sa position pour se procurer une satisfaction de son
instinct de puissance, ou pour laisser libre cours à ses tendances
sadiques, ou à ses désirs érotiques (qui ne sont pas forcément
justiciables des règles du code ou de la morale), des joies naissent qui
ne sont certes pas des joies du travail, mais des joies dues à certaines
circonstances. On trouve pour d'autres travaux des phénomènes analogues.
Dans les ouvrages de la psychanalyse, il a été montré à plusieurs
reprises combien de telles considérations influaient sur le choix d'une
profession. Pour autant que ces joies contrebalancent le déplaisir du
travail, elles exercent une influence sur le taux du salaire. L'afflux
vers telle ou telle profession en fait baisser le salaire. La « joie »
dans ce cas-là est payée par l'ouvrier sous la forme d'une diminution de
son revenu.
Deuxièmement, on parle
aussi de la joie du travail, lorsqu'elle résulte de l'achèvement d'un
travail. Or ce n'est pas là une joie due au travail, mais au contraire
une joie procurée par la délivrance du travail. Nous avons ici un des
nombreux cas d'une joie que l'on retrouve partout, la joie d'en avoir
fini avec quelque chose de pénible, de désagréable, de fatigant, la joie
de pousser un soupir de soulagement. Le romantisme socialiste et le
socialisme romantique prônent le moyen-âge comme une époque où la joie
du travail pouvait se donner libre cours. Nous n'avons pas de
témoignages sûrs des artisans et des paysans du moyen âge sur leur joie
du travail, mais l'on peut présumer qu'elle provenait aussi du travail
accompli et du plaisir qu'ils éprouvaient à avoir des heures de loisir
et de repos. Des moines du moyen-âge qui copiaient des manuscrits dans
la tranquillité contemplative du cloître nous ont laissé des témoignages
plus authentiques à la fin de ces beaux manuscrits: Laus tibi sit
Christe, quoniam liber explicit iste(17),
c'est-à-dire: Que Dieu soit loué, car le travail est achevé; ce qui ne
veut pas dire que le travail lui-même ait procuré de la joie.
Enfin la troisième
source, la plus importante, de joie du travail, et qu'il ne faudrait pas
oublier, c'est la satisfaction éprouvée par le travailleur en constatant
qu'il réussit bien dans son travail et qu'il pourra gagner ainsi ce qui
est nécessaire à sa subsistance et à celle de sa famille. Cette joie du
travail a évidemment pour racine une joie du travail indirecte.
L'ouvrier se réjouit parce qu'il voit dans sa faculté de travailler et
dans son habileté à travailler le fondement de son existence et de sa
valeur sociale. Il se réjouit d'avoir pu atteindre dans la concurrence
sociale une position meilleure que celle d'autres hommes. Il se réjouit
parce que sa faculté de travail lui apparaît comme le sûr garant de
succès économiques futurs. Il est fier de pouvoir faire quelque chose de
« bien », c'est-à-dire un travail que la société apprécie et qui par
conséquent est payé sur le marché du travail. Aucun sentiment ne
fortifie davantage la confiance en soi. Il est la source de la fierté
professionnelle et du désir de ne rien faire à demi, ou d'une manière
négligente ou insuffisante. Dans quelques cas assez rares, ce sentiment
poussé à l'extrême et jusqu'au ridicule, amène certaines gens à se
croire indispensables. À l'homme de bon sens, ce sentiment donne la
force de s'accommoder d'une nécessité inéluctable: c'est qu'on ne peut
satisfaire ses besoins qu'au prix de peine et d'effort. Ainsi l'homme,
comme on dit, quelquefois, prend son mal par le bon côté.
Des trois sources de ce
sentiment qu'on peut appeler joie du travail, la première ne manquera
certainement pas dans la communauté socialiste, à savoir celle qui
provient d'un abus de pouvoir dans les conditions du travail.
Naturellement, comme dans la société capitaliste, elle restera là aussi
bornée à un cercle assez étroit. Les deux autres sources de joie du
travail seront, selon toute apparence, entièrement taries dans une
communauté socialiste. Si la liaison entre le résultat du travail et le
revenu de l'ouvrier est rompue, comme c'est forcément le cas en régime
socialiste, l'individu aura toujours l'impression qu'on l'a relativement
chargé de trop de travail. Il se développera alors cette antipathie
fiévreuse, neurasthénique, contre le travail, qui se manifeste presque
sans exception dans les emplois publics, ou dans les entreprises régies
par l'État. Dans ces entreprises où le salaire est réglée d'une manière
schématique, chaque individu croit qu'il est vraiment surchargé de
travail, et d'un travail désagréable et que son travail n'est ni estimé
à sa juste valeur ni suffisamment rétribué. Ce mécontentement se change
bientôt en une haine sourde du travail qui ne laisse plus même
s'épanouir la joie que procure l'achèvement du travail.
La communauté socialiste
ne doit donc pas compter sur la joie du travail.
4. L'impulsion nécessaire pour
surmonter la peine du travail |
Le devoir de
chaque camarade est de travailler de toutes ses forces et capacités pour
la communauté. En revanche, il a droit d'exiger de la communauté sa
quote-part dans la répartition. Celui qui prétend se soustraire sans
motif justifié à l'obligation du travail est contraint à l'obéissance
par les moyens habituels de répression étatique. Le pouvoir dont la
direction économique disposera vis-à-vis de l'individu sera si grand,
qu'il serait presque impossible de se montrer longtemps récalcitrant.
Mais il ne suffit pas que
les camarades arrivent ponctuellement à leur travail et y passent le
nombre d'heures prescrites. Il faut que pendant ce temps ils travaillent
vraiment.
Dans la société
capitaliste, le taux statique ou naturel du salaire est fixé assez haut
pour que l'ouvrier touche le produit de son travail, c'est-à-dire une
somme équivalent à la part imputable à son travail dans la production(18).
L'ouvrier a ainsi intérêt à ce que le rendement de son travail soit le
plus fort possible. Et cela n'est pas seulement vrai du travail à la
tâche. Le montant du salaire au temps dépend aussi de la limite de
productivité finale du genre de travail. À la longue, la forme technique
et commerciale servant à l'établissement du salaire ne change rien au
montant du salaire. Le taux du salaire a toujours tendance à revenir au
salaire statique. Et le salaire à la journée ne fait pas exception.
Le salaire au temps nous
permet déjà d'observer ce que donne le rendement quand l'ouvrier a le
sentiment qu'il ne travaille pas pour lui-même, parce qu'il n'y a pas de
liaison entre le travail accompli par lui et le salaire qui lui revient.
Avec le salaire à la journée, l'ouvrier habile n'est guère porté à faire
plu que le minimum exigé de chaque ouvrier. Le salaire à la tâche incite
à un rendement maximum, le salaire au temps à un rendement minimum. Dans
la société capitaliste, le contrecoup social de cette tendance du
salaire au temps est très atténué, parce que les taux de salaire pour
les différentes catégories de travail sont très nettement gradués.
L'ouvrier a tout intérêt à chercher une place où le minimum de rendement
exigé représente pour lui le maximum de ce qu'il peut fournir de
travail, car plus le minimum de rendement exigé est élevé et plus élevé
est aussi son salaire.
C'est seulement dans la
mesure où l'on s'écarte de la gradation du taux de salaire, gradation
proportionnée au rendement du travail, que le salaire au temps freine
plus ou moins la production. Cela apparaît nettement pour les personnes
employées par l'État et les communes. Depuis trente ou quarante ans,
d'une part le rendement minimum exigé de chaque travailleur n'a cessé
d'être abaissé, et d'autre part on a supprimé l'élan qui poussait chaque
travailleur à obtenir un meilleur rendement, à l'époque où les
différentes classes d'employés étaient traitées différemment, et où les
travailleurs zélés et capables jouissaient d'un avancement plus rapide
que les autres. Le résultat de cette politique des dernières années a
montré que le travailleur ne fait d'effort sérieux que lorsqu'il en
attend un profit personnel.
Dans la société
socialiste, il ne peut y avoir pareille connexion entre le travail
accompli et la rémunération de ce travail. Sous ce régime, il est
impossible de calculer la contribution productive des différents
facteurs de production. Aussi il fallait s'attendre à un échec de tous
les essais tendant à déterminer le rendement individuel et à y adapter
le salaire. La communauté socialiste peut bien faire dépendre la
répartition de certaines considérations extérieures au travail effectué,
mais une telle différenciation repose sur l'arbitraire. Admettons que
pour chaque branche de la production on fixe un minimum de rendement.
Admettons qu'on prenne pour base de ces estimations ce que Rodbertus
propose sous le nom de « journée de travail normale ». Pour chaque
métier, on fixe le temps pendant lequel un ouvrier peut travailler d'une
manière continue avec une force et une fatigue moyenne, et en même temps
l'on fixe le rendement auquel peut arriver pendant ce temps un ouvrier
d'habileté et de zèle moyens(19).
Faisons abstraction des difficultés techniques que chaque cas concret
présenterait, lorsqu'il s'agirait de juger si ce rendement minimum a été
réellement atteint. Il y a une chose certaine, c'est que cette
estimation générale ne saurait être qu'arbitraire. Jamais n n'arrivera à
une entente entre les ouvriers des différents corps de métiers. Chacun
prétendra que par suite de cette estimation il a été surchargé de
travail et il cherchera à faire diminuer la tâche qui lui a été imposée.
Qualité moyenne de l'ouvrier, habileté moyenne, force moyenne, fatigue
moyenne, zèle moyen sont des idées vagues que l'on ne peut fixer
exactement.
Mais il est évident qu'un
minimum de rendement calculé d'après un ouvrier de qualité, d'habileté
et de force moyennes ne peut être atteint que par une partie, mettons la
moitié des ouvriers. Le travail des autres sera d'un moindre rendement.
Alors comment établir si c'est par paresse ou par incapacité qu'un
ouvrier est resté en deçà du rendement minimum? Ou bien on laissera une
grande latitude au libre jugement des organes administratifs, ou l'on se
résoudra à établir un certain nombre de points de repère. Ce qu'il y a
de certain, c'est que la quantité du travail effectué diminuera de plus
en plus.
Dans la société
capitaliste, chaque individu jouant un rôle actif dans l'économie prend
bien soin qu'à tout travail revienne le bénéfice entier de ce qu'il a
produit. L'entrepreneur qui congédie un ouvrier méritant bien son
salaire, se nuit à lui-même. Le contremaître qui congédie un bon ouvrier
et en garde un mauvais, nuit au résultat commercial de la section qui
lui a été confiée et donc à lui-même indirectement. Dans ces cas, il
n'est pas nécessaire d'établir de points de repère permettant de limiter
le pouvoir de décision de ceux qui jugent le rendement du travail. Dans
le régime socialiste, il faut en établir, parce qu'autrement les
supérieurs pourraient abuser arbitrairement des droits qui leur sont
attribués. Et alors aucun ouvrier n'a plus d'intérêt à effectuer un
travail d'un bon rendement. Son intérêt se limite à remplir les
conditions imposées pour ne pas être punissable.
L'expérience de milliers
et de milliers d'années, à l'époque du travail forcé des esclaves, nous
renseigne sur le résultat fourni par des ouvriers non intéressés au
travail. Un nouvel exemple nous en est offert par les fonctionnaires et
employés des exploitations étatiques ou communales socialistes. On peut
essayer d'affaiblir la portée de ces exemples, en montrant que si ces
ouvriers ne prennent aucun intérêt au résultat de leur travail, c'est
qu'eux-mêmes n'ont aucune part à la répartition; dans la communauté
socialiste chacun saura qu'il travaille pour lui-même, et cette pensée
l'incitera au plus grand zèle. Mais c'est là précisément que gît le
problème. Si l'ouvrier dans son travail fait un plus grand effort, il
aura d'autant plus de peine du travail à surmonter. Mais du résultat
procuré par ce plus grand effort il ne lui reviendra qu'une parcelle
infime. La perspective de pouvoir vraiment garder par devers lui un
demi-milliardième de ce que cet effort plus grand aura rapporté n'est
pas un attrait suffisant pour lui faire employer toutes ses forces(20).
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