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L'économie de la communauté socialiste – L'État socialiste isolé* (Version imprimée) |
par Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15
décembre 2009, No 273.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/09/091215-10.htm
1. Les forces motrices de l'économie
Lorsqu'on suppose une économie à l'état statique, c'est pour apporter
une aide temporaire à la pensée et non pour embrasser exactement la
réalité. Sans cet artifice de pensée nous n'arriverions pas à connaître
scientifiquement les lois des changements économiques. Pour étudier le
mouvement, il faut nous représenter d'abord un état où il manque: cet
état d'équilibre vers lequel tous les objets de l'activité économique
nous semblent tendre à l'instant, et qu'ils atteindraient se de nouveaux
faits n'intervenaient pas pour amener un autre équilibre. Dans cet état
d'équilibre qu'imagine la pensée, toutes les parcelles des facteurs de
production sont employées de manière répondant le mieux aux besoins de
l'économie. Il n'y a aucune raison de les soumettre à des changements
quelconques.
Sans doute il est impossible de se représenter une économie socialiste
vivante, c'est-à-dire changeante, parce qu'une économie sans calcul
économique est impossible. Mais il n'est pas impossible de se figurer
une économie socialiste à l'état statique. À condition qu'on ne demande
pas comment on en est arrivé à cet état statique. Si l'on fait
abstraction de cette question, on peut très bien s'imaginer la situation
d'une communauté socialiste. Toutes les théories et utopies socialistes
ont toujours en vue un état de choses immuable.
2. La jouissance du Travail et la peine du Travail
Les écrivains socialistes dépeignent la communauté socialiste comme un
pays de Cocagne. C'est Fourier avec son imagination déréglée qui
s'aventure le plus dans ces conceptions paradoxales. Dans l'État idéal
de l'avenir, les bêtes nuisibles auront disparu et auront été remplacées
par des animaux qui aideront l'homme dans son travail, ou feront même
tout le travail à sa place. Un anti-castor se chargera de la pêche, une
anti-baleine remorquera les navires sur la mer les jours de calme plat,
et un anti-hippopotame les bateaux sur les fleuves. À la place du lion,
il y aura un anti-lion, coursier d'une rapidité merveilleuse sur lequel
les cavaliers trouveront une assiette aussi moelleuse que sur les
coussins d'une voiture bien suspendue. « Ce sera un plaisir d'habiter ce
monde quand on aura de tels serviteurs. »(1)
Godwin ne tient pas pour impossible qu'après l'abolition de la
propriété, les hommes deviennent immortels(2).
Kautsky nous apprend qu'avec la société socialiste « naîtra un nouveau
type d'homme... un surhomme, un homme sublime. »(3)
Trotski entre encore plus dans le détail: « L'homme sera beaucoup plus
fort, beaucoup plus perspicace, beaucoup plus fin. Son corps sera plus
harmonieux, ses mouvements plus rythmiques, sa voix plus musicale. La
moyenne humaine s'élèvera au niveau d'Aristote, de Goethe, de Marx. Et
au-dessus de cette crête de montagnes s'élèveront de nouveaux sommets. »(4)
Et les oeuvres des écrivains qui écrivirent de telles calembredaines ont
eu de nombreuses éditions, ont été traduites dans plusieurs langues et
ont fait l'objet de travaux détaillés de la part de ceux qui étudient
l'histoire des idées!
D'autres écrivains, plus prudents dans la forme, partent cependant de
conceptions analogues. Les théories marxistes ont comme fondement
latent, l'idée, plus ou moins confuse, que les facteurs naturels de la
production n'ont pas besoin d'être économisés. Cette conclusion s'impose
fatalement avec un système pour qui le travail est le seul et unique
élément du coût de la production, qui ignore la loi du rendement non
proportionnel, qui conteste le principe malthusien de population, et qui
abonde en imaginations fumeuses sur la possibilité d'accroissement
indéfini de la productivité du travail(5).
Il est inutile d'insister. Il suffit de constater que dans la communauté
socialiste aussi les facteurs naturels de la production ne seront
disponibles qu'en quantité restreinte, de sorte qu'il faudra bien les
employer avec économie.
Le second élément de l'économie est le travail. Faisons tout à fait
abstraction de la différence de qualité du travail. Le travail n'est
disponible qu'en quantité restreinte, parce que l'individu ne peut
fournir qu'une certaine mesure de travail. Même si le travail était un
plaisir, il faudrait quand même en user économiquement avec lui, parce
que la vie humaine est bornée dans le temps et que les forces humaines
ne sont pas inépuisables. Même celui qui ne vit que pour son plaisir et
qui n'a pas besoin d'économiser son argent, est forcé de répartir son
temps, c'est-à-dire qu'il doit choisir entre plusieurs possibilités de
l'employer.
Il faut une gestion économe parce que pour des besoins illimités le
total des biens de premier ordre fournis par la nature ne suffit pas.
D'autre part les biens d'ordre supérieur, étant donné un certain niveau
de la productivité du travail, ne peuvent être utilisés pour la
satisfaction des besoins qu'avec une consommation de force croissante;
et enfin l'augmentation de la masse du travail – qui du reste ne peut
être réalisée que jusqu'à une certaine limite – est liée à un
accroissement de peine.
Fourier et son école croient que la peine du travail est une conséquence
d'institutions sociales absurdes. Elles seules sont cause que ces mots
« travail » et « peine » soient synonymes. Le travail par lui-même ne
serait pas repoussant. Au contraire, tous les hommes éprouveraient le
besoin d'être actifs. Le désoeuvrement engendre un insupportable ennui.
Si l'on veut rendre le travail attirant, il faut qu'il soit accompli
dans des ateliers propres et sains, il faut réunir les ouvriers dans une
agréable camaraderie qui augmente la joie au travail, il faut faire
naître entre les ouvriers une joyeuse émulation. Mais la cause
principale de la répulsion qu'inspire le travail provient de sa
continuité. On se fatigue même des jouissances lorsqu'elles durent trop
longtemps. On devrait laisser accomplir aux ouvriers à leur guise des
travaux différents, alternés. Le travail deviendrait alors une joie et
ne provoquerait plus de répulsion(6).
Il n'est pas difficile de montrer la faiblesse de cette argumentation
qu'ont approuvée les socialistes de toute nuance. L'homme sent en lui le
besoin de manifester son activité. Même si ses besoins ne le poussaient
pas à travailler, il ne passerait pas son temps à se rouler dans l'herbe
et à se chauffer au soleil. Les jeunes animaux et les enfants, qui ont
des parents pourvoyant à leur nourriture, agitent leurs membres,
dansent, sautent, courent pour employer en jouant les forces que ne
requiert encore aucun travail. Se remuer est un besoin physique et
psychique.
Et
c'est ainsi qu'en général un travail, qui tend vers un but, procure une
jouissance. Jusqu'à une certaine limite toutefois, au delà de laquelle
il devient une peine. Dans le dessin ci-contre, la ligne OX, sur
laquelle nous reportons le rendement du travail, sépare la peine du
travail et la jouissance procurée par la manifestation de vitalité,
jouissance que nous appellerons: jouissance directe du travail. La
courbe a b c p représente la peine du travail et la jouissance du
travail dans leur rapport avec le rendement du travail. Quand le travail
commence, il est ressenti comme une peine. Lorsque les premières
difficultés sont surmontées, et que le corps et l'esprit se sont
adaptés, la peine du travail baisse. En b, il n'y a ni peine de
travail ni jouissance directe du travail. Entre b et c,
une jouissance directe de travail est ressentie. Au-delà de c, la
peine du travail recommence. Pour d'autres travaux, la courbe pourra
affecter un autre tracé, par exemple Oc1p1 ou Op2. Cela dépend de la
nature du travail et de la personnalité de l'ouvrier. Nettoyer un canal
ou conduire des chevaux ne demande pas le même travail est autre avec un
homme indolent ou avec un homme ardent(7).
Pourquoi continue-t-on le travail, quand la peine causée par sa
continuation l'emporte sur la jouissance de travail directe? Justement
parce qu'il y a encore autre chose que la jouissance du produit du
travail. Nous l'appellerons jouissance de travail indirecte. Le travail
est continué tant que le sentiment de déplaisir qu'il provoque soit
balancé par le sentiment de plaisir qu'éveille le produit du travail. Le
travail est interrompu seulement au point où sa continuation créerait
une peine plus grande que le plaisir résultant de l'accroissement des
biens.
La méthode par laquelle Fourier veut enlever au travail son caractère
antipathique, part d'une observation juste, mais se trompe complètement
dans le jugement porté sur les quantités et les qualités. Une chose est
certaine, c'est que la quantité de travail qui procure encore une
jouissance de travail directe ne satisfait qu'une parcelle infime des
besoins. Or les hommes tiennent ces besoins pour si importants qu'ils
leur consacrent, pour arriver à les satisfaire, tout un travail
provoquant uniquement de la peine. Mais, c'est une erreur de croire
qu'en faisant souvent changer de travail les ouvriers, on remédierait à
cet état de choses. Premièrement, en changeant souvent de travail les
ouvriers seraient moins entraînés à leur tâche et moins adroits; en
outre, à chaque changement d'équipe, il y aurait une perte de temps; de
plus les déplacements des ouvriers causeraient des frais et
diminueraient d'autant le rendement du travail. Deuxièmement, il faut
noter que lorsque la peine du travail l'emporte sur la jouissance
directe du travail, le dégoût de l'ouvrier pour le travail où il est
occupé n'entre que pour une très faible part dans cette peine du
travail, et qu'il est faux qu'il conserve intacte sa faculté d'éprouver
à un autre travail une jouissance directe. La majeure partie de la peine
du travail doit être mise au compte de la fatigue générale de
l'organisme et à un besoin de se libérer de toute nouvelle contrainte.
L'homme qui a passé des heures assis devant son bureau, aimera mieux
fendre du bois pendant une heure que de faire encore une heure de
travail à son bureau. Mais ce qui lui rend le travail pénible ce n'est
pas tant le manque de changement que la longueur du travail. C'est
seulement en accroissant la productivité que l'on pourrait raccourcir la
durée de la journée de travail sans nuire au rendement. L'opinion très
répandue qui prétend qu'il y a des travaux qui fatiguent seulement
l'esprit et d'autres qui fatiguent seulement le corps est fausse, comme
chacun peut le constater sur soi-même. Un travail, quel qu'il soit,
fatigue tout l'organisme. On se trompe souvent, parce qu'en observant le
travail des autres, on ne voit d'ordinaire que la jouissance directe du
travail. Le scribe envie le cocher, parce qu'il aimerait un peu s'amuser
à conduire des chevaux. La chasse et la pêche, l'alpinisme,
l'équitation, l'automobile sont pratiqués en tant que sports. Mais le
sport n'est pas un travail au sens économique. Les hommes ne peuvent pas
s'en tirer avec la petite quantité de travail qui procure encore une
jouissance directe de travail. C'est cela – et non pas la mauvaise
organisation du travail – qui rend nécessaire l'acceptation par l'homme
de la peine du travail.
Il est évident qu'en travaillant les conditions extérieures du travail
on peut en accroître le rendement, tout en laissant subsister la même
peine de travail, et l'on peut aussi diminuer la peine de travail tout
en laissant subsister le même rendement. Cependant, ce n'est qu'à grands
frais que les conditions extérieures du travail peuvent être améliorées
au point qu'elles dépassent le niveau dans la société capitaliste. Que
le travail accompli en commun accroisse la jouissance directe du
travail, est un fait connu depuis longtemps, et le travail en commun est
indiqué partout où il peut être réalisé sans que cela nuise au produit
net.
Sans doute il y a des natures exceptionnelles qui dépassent le niveau
courant. Les grands génies créateurs, qui vivent leur vie dans leurs
oeuvres et leurs hauts faits, ne connaissent pas ces catégories de peine
du travail et de jouissance du travail. Pour eux, créer est la plus
haute joie et la torture la plus amère, et surtout une nécessité
intérieure. Ce qu'ils créent n'a pas pour eux la valeur d'un produit.
Ils créent pour le plaisir de créer, non pour le plaisir d'un rendement.
Leur production ne leur coûte rien à eux-mêmes, parce que, quand ils
travaillent, ils ne renoncent pas à quelque chose qui leur serait
agréable. Leur production ne coûte à la société que ce qu'ils pourraient
produire par un autre travail, c'est-à-dire bien peu de chose au prix de
leurs créations. Le génie est, en vérité, un don de Dieu.
Tout le monde connaît la vie des grands hommes. Aussi peut-il arriver
aisément que les réformateurs sociaux soient tentés de considérer comme
des phénomènes généraux ce qui est rapporté de ces grands hommes. On
retrouve toujours cette tendance à prendre le style de vie des génies
pour le type de vie habituel u plus simple camarade d'une communauté
socialiste. Mais chaque homme n'est pas un Sophocle ou un Shakespeare,
et tisser à un métier est autre chose qu'écrire les poésies de Goethe ou
créer les empires de Napoléon.
Cela permet de juger la valeur des illusions auxquelles s'abandonne le
marxisme touchant le rôle du travail dans l'économie du plaisir et de la
peine des camarades de la communauté socialiste. Ici, comme dans tout ce
qu'il écrit de la communauté socialiste, le marxisme suit la voie tracé
par les utopistes. Engels, s'en référant expressément à Fourier et à
Owen, entend rendre au travail « tout l'attrait que lui a fait perdre la
division du travail » en changeant fréquemment le genre des travaux, qui
ne seront que de courte durée. « Dans l'organisation socialiste le
travail productif, au lieu d'être un moyen d'asservissement sera un
moyen de libération; il offrira à chacun l'occasion de développer et de
manifester en tout sens toutes ses facultés, physiques et spirituelles,
et ainsi au lieu d'être une charge le travail deviendra un plaisir. »(8)
Marx parle d'« une phase supérieure de la société communiste, où, avec
l'abolition de l'asservissante subordination des individus due à la
division du travail, disparaîtra aussi l'opposition entre le travail
physique et le travail intellectuel. Alors le travail ne sera plus un
moyen pour vivre, il sera devenu le premier besoin de la vie. »(9)
Max Adler promet que la société socialiste « ne fera, pour le moins, pas
faire aux individus un travail qui pourrait provoquer leur déplaisir. »(10)
Ces déclarations ne diffèrent des déductions de Fourier et de ses
disciples qu'en ce qu'elles n'essaient même pas d'apporter de preuves.
Fourier et ses disciples préconisent, outre le changement de travail, un
second moyen pour rendre le travail plus attrayant: l'émulation. Les
hommes sont capables du plus bel effort, lorsqu'ils sont animés par « un
sentiment de rivalité joyeuse ou de noble émulation ».(11)
Eux qui autrement vitupèrent la pernicieuse concurrence en découvrent
tout d'un coup les avantages. Si des ouvriers travaillent mal, il suffit
de les répartir en groupes; aussitôt commencera une lutte ardente entre
les divers groupes, qui décuplera l'énergie de chaque ouvrier et
éveillera soudain chez tous « un acharnement passionné au travail ».(12)
Que l'émulation accroisse le rendement est une observation juste, mais
superficielle. L'émulation n'est pas un soi une passion humaine. Les
efforts que font les hommes dans cette lutte ne sont point faits pour la
lutte même, mais pour le but auquel ils pensent qu'elle leur permettra
d'arriver. Un combat est mené à cause du prix qui doit couronner le
vainqueur et non pour le combat lui-même. Dans la communauté socialiste,
quels prix pourraient stimuler l'émulation des ouvriers? Les titres
honorifiques, les prix d'honneur sont, comme chacun sait, assez peu
prisés. Des biens matériels, qui améliorent la satisfaction des besoins,
ne peuvent pas être donnés en prix; la répartition est indépendante du
travail accompli par l'individu, et l'effort accru d'un ouvrier augmente
si peu la quote-part qu'on ne peut guère en tenir compte. La
satisfaction qu'éprouve l'individu pour avoir fait son devoir ne saurait
non plus être un stimulant. C'est justement parce qu'on ne peut se fier
à l'impulsion donnée par ce sentiment qu'on cherche d'autres stimulants.
Et du reste, si ce stimulant était efficace, le travail n'en resterait
pas moins une peine; il ne serait pas devenu attrayant en soi.
Pour résoudre le problème social, le fouriérisme considère comme le
point essentiel de sa doctrine, la volonté de transformer en joie la
torture du travail. Malheureusement les moyens qu'il indique sont tout à
fait impraticables. Si Fourier avait vraiment montré comment on peut
rendre le travail attrayant, il aurait alors mérité l'idolâtre
vénération que ses disciples avaient pour lui(13).
Cependant, toutes ses doctrines, si fêtées, ne sont que les imaginations
d'un homme à qui manquait le sens de la réalité.
Dans la communauté socialiste, comme ailleurs, le travail éveillera des
sentiments de déplaisir et non de plaisir(14).
3. La Joie du Travail
Mais si l'on reconnaît ce fait, l'un des principaux piliers de l'édifice
socialiste s'écroule. Aussi comprend-on que les socialistes s'accrochent
opiniâtrement à l'idée que par nature les hommes ont un penchant inné au
travail, qu'en soi le travail engendre la joie, et que ce sont seulement
les conditions de la société capitaliste qui ont changé cette joie en
peine(15).
À l'appui de cette affirmation, on recueille soigneusement les
déclarations d'ouvriers d'usines touchant le plaisir qu'ils ont à
travailler. On les interroge, on leur pose des questions suggestives et
l'on est très content lorsqu'ils répondent ainsi que l'interrogateur le
désirait. On oublie de demander si entre les actes de l'ouvrier
interrogé et ses réponses il n'y a pas une contradiction qui aurait
besoin d'être élucidée. Si le travail procure de la joie, pourquoi
l'ouvrier en est-il dédommagé par un salaire? Pourquoi n'est-ce pas
l'entrepreneur qui reçoit un salaire de l'ouvrier pour lui avoir procuré
l'occasion de travailler? D'ordinaire on ne paie pas celui à qui l'on
procure des joies; cela devrait donner à réfléchir. Par définition le
travail ne peut pas procurer directement de plaisir. On appelle
précisément travail quelque chose qui ne procure pas directement de
plaisir et qui est accompli justement pour provoquer des sentiments de
plaisir au moyen du rendement, au moyen du produit du travail,
sentiments de plaisir qui contrebalancent les sentiments préalables de
déplaisir(16).
Pour nous conformer autant que possible au langage usuel des écrivains
socialistes – langage du reste tout empreint de passion –, nous
appellerons aussi joie du travail ce sentiment que l'on met en avant
pour prouver que le travail provoque plaisir et non déplaisir. Or ce
sentiment repose sur trois sentiments différents.
D'abord il y a la joie que le travailleur éprouve à faire mauvais usage
de son travail. Si un fonctionnaire, extérieurement et formellement
correct dans ses fonctions, abuse de sa position pour se procurer une
satisfaction de son instinct de puissance, ou pour laisser libre cours à
ses tendances sadiques, ou à ses désirs érotiques (qui ne sont pas
forcément justiciables des règles du code ou de la morale), des joies
naissent qui ne sont certes pas des joies du travail, mais des joies
dues à certaines circonstances. On trouve pour d'autres travaux des
phénomènes analogues. Dans les ouvrages de la psychanalyse, il a été
montré à plusieurs reprises combien de telles considérations influaient
sur le choix d'une profession. Pour autant que ces joies contrebalancent
le déplaisir du travail, elles exercent une influence sur le taux du
salaire. L'afflux vers telle ou telle profession en fait baisser le
salaire. La « joie » dans ce cas-là est payée par l'ouvrier sous la
forme d'une diminution de son revenu.
Deuxièmement, on parle aussi de la joie du travail, lorsqu'elle résulte
de l'achèvement d'un travail. Or ce n'est pas là une joie due au
travail, mais au contraire une joie procurée par la délivrance du
travail. Nous avons ici un des nombreux cas d'une joie que l'on retrouve
partout, la joie d'en avoir fini avec quelque chose de pénible, de
désagréable, de fatigant, la joie de pousser un soupir de soulagement.
Le romantisme socialiste et le socialisme romantique prônent le
moyen-âge comme une époque où la joie du travail pouvait se donner libre
cours. Nous n'avons pas de témoignages sûrs des artisans et des paysans
du moyen âge sur leur joie du travail, mais l'on peut présumer qu'elle
provenait aussi du travail accompli et du plaisir qu'ils éprouvaient à
avoir des heures de loisir et de repos. Des moines du moyen-âge qui
copiaient des manuscrits dans la tranquillité contemplative du cloître
nous ont laissé des témoignages plus authentiques à la fin de ces beaux
manuscrits: Laus tibi sit Christe, quoniam liber explicit iste(17),
c'est-à-dire: Que Dieu soit loué, car le travail est achevé; ce qui ne
veut pas dire que le travail lui-même ait procuré de la joie.
Enfin la troisième source, la plus importante, de joie du travail, et
qu'il ne faudrait pas oublier, c'est la satisfaction éprouvée par le
travailleur en constatant qu'il réussit bien dans son travail et qu'il
pourra gagner ainsi ce qui est nécessaire à sa subsistance et à celle de
sa famille. Cette joie du travail a évidemment pour racine une joie du
travail indirecte. L'ouvrier se réjouit parce qu'il voit dans sa faculté
de travailler et dans son habileté à travailler le fondement de son
existence et de sa valeur sociale. Il se réjouit d'avoir pu atteindre
dans la concurrence sociale une position meilleure que celle d'autres
hommes. Il se réjouit parce que sa faculté de travail lui apparaît comme
le sûr garant de succès économiques futurs. Il est fier de pouvoir faire
quelque chose de « bien », c'est-à-dire un travail que la société
apprécie et qui par conséquent est payé sur le marché du travail. Aucun
sentiment ne fortifie davantage la confiance en soi. Il est la source de
la fierté professionnelle et du désir de ne rien faire à demi, ou d'une
manière négligente ou insuffisante. Dans quelques cas assez rares, ce
sentiment poussé à l'extrême et jusqu'au ridicule, amène certaines gens
à se croire indispensables. À l'homme de bon sens, ce sentiment donne la
force de s'accommoder d'une nécessité inéluctable: c'est qu'on ne peut
satisfaire ses besoins qu'au prix de peine et d'effort. Ainsi l'homme,
comme on dit, quelquefois, prend son mal par le bon côté.
Des trois sources de ce sentiment qu'on peut appeler joie du travail, la
première ne manquera certainement pas dans la communauté socialiste, à
savoir celle qui provient d'un abus de pouvoir dans les conditions du
travail. Naturellement, comme dans la société capitaliste, elle restera
là aussi bornée à un cercle assez étroit. Les deux autres sources de
joie du travail seront, selon toute apparence, entièrement taries dans
une communauté socialiste. Si la liaison entre le résultat du travail et
le revenu de l'ouvrier est rompue, comme c'est forcément le cas en
régime socialiste, l'individu aura toujours l'impression qu'on l'a
relativement chargé de trop de travail. Il se développera alors cette
antipathie fiévreuse, neurasthénique, contre le travail, qui se
manifeste presque sans exception dans les emplois publics, ou dans les
entreprises régies par l'État. Dans ces entreprises où le salaire est
réglée d'une manière schématique, chaque individu croit qu'il est
vraiment surchargé de travail, et d'un travail désagréable et que son
travail n'est ni estimé à sa juste valeur ni suffisamment rétribué. Ce
mécontentement se change bientôt en une haine sourde du travail qui ne
laisse plus même s'épanouir la joie que procure l'achèvement du travail.
La communauté socialiste ne doit donc pas compter sur la joie du
travail.
4. L'impulsion nécessaire pour surmonter la peine du travail
Le devoir de chaque camarade est de travailler de toutes ses forces et
capacités pour la communauté. En revanche, il a droit d'exiger de la
communauté sa quote-part dans la répartition. Celui qui prétend se
soustraire sans motif justifié à l'obligation du travail est contraint à
l'obéissance par les moyens habituels de répression étatique. Le pouvoir
dont la direction économique disposera vis-à-vis de l'individu sera si
grand, qu'il serait presque impossible de se montrer longtemps
récalcitrant.
Mais il ne suffit pas que les camarades arrivent ponctuellement à leur
travail et y passent le nombre d'heures prescrites. Il faut que pendant
ce temps ils travaillent vraiment.
Dans la société capitaliste, le taux statique ou naturel du salaire est
fixé assez haut pour que l'ouvrier touche le produit de son travail,
c'est-à-dire une somme équivalent à la part imputable à son travail dans
la production(18).
L'ouvrier a ainsi intérêt à ce que le rendement de son travail soit le
plus fort possible. Et cela n'est pas seulement vrai du travail à la
tâche. Le montant du salaire au temps dépend aussi de la limite de
productivité finale du genre de travail. À la longue, la forme technique
et commerciale servant à l'établissement du salaire ne change rien au
montant du salaire. Le taux du salaire a toujours tendance à revenir au
salaire statique. Et le salaire à la journée ne fait pas exception.
Le salaire au temps nous permet déjà d'observer ce que donne le
rendement quand l'ouvrier a le sentiment qu'il ne travaille pas pour
lui-même, parce qu'il n'y a pas de liaison entre le travail accompli par
lui et le salaire qui lui revient. Avec le salaire à la journée,
l'ouvrier habile n'est guère porté à faire plu que le minimum exigé de
chaque ouvrier. Le salaire à la tâche incite à un rendement maximum, le
salaire au temps à un rendement minimum. Dans la société capitaliste, le
contrecoup social de cette tendance du salaire au temps est très
atténué, parce que les taux de salaire pour les différentes catégories
de travail sont très nettement gradués. L'ouvrier a tout intérêt à
chercher une place où le minimum de rendement exigé représente pour lui
le maximum de ce qu'il peut fournir de travail, car plus le minimum de
rendement exigé est élevé et plus élevé est aussi son salaire.
C'est seulement dans la mesure où l'on s'écarte de la gradation du taux
de salaire, gradation proportionnée au rendement du travail, que le
salaire au temps freine plus ou moins la production. Cela apparaît
nettement pour les personnes employées par l'État et les communes.
Depuis trente ou quarante ans, d'une part le rendement minimum exigé de
chaque travailleur n'a cessé d'être abaissé, et d'autre part on a
supprimé l'élan qui poussait chaque travailleur à obtenir un meilleur
rendement, à l'époque où les différentes classes d'employés étaient
traitées différemment, et où les travailleurs zélés et capables
jouissaient d'un avancement plus rapide que les autres. Le résultat de
cette politique des dernières années a montré que le travailleur ne fait
d'effort sérieux que lorsqu'il en attend un profit personnel.
Dans la société socialiste, il ne peut y avoir pareille connexion entre
le travail accompli et la rémunération de ce travail. Sous ce régime, il
est impossible de calculer la contribution productive des différents
facteurs de production. Aussi il fallait s'attendre à un échec de tous
les essais tendant à déterminer le rendement individuel et à y adapter
le salaire. La communauté socialiste peut bien faire dépendre la
répartition de certaines considérations extérieures au travail effectué,
mais une telle différenciation repose sur l'arbitraire. Admettons que
pour chaque branche de la production on fixe un minimum de rendement.
Admettons qu'on prenne pour base de ces estimations ce que Rodbertus
propose sous le nom de « journée de travail normale ». Pour chaque
métier, on fixe le temps pendant lequel un ouvrier peut travailler d'une
manière continue avec une force et une fatigue moyenne, et en même temps
l'on fixe le rendement auquel peut arriver pendant ce temps un ouvrier
d'habileté et de zèle moyens(19).
Faisons abstraction des difficultés techniques que chaque cas concret
présenterait, lorsqu'il s'agirait de juger si ce rendement minimum a été
réellement atteint. Il y a une chose certaine, c'est que cette
estimation générale ne saurait être qu'arbitraire. Jamais n n'arrivera à
une entente entre les ouvriers des différents corps de métiers. Chacun
prétendra que par suite de cette estimation il a été surchargé de
travail et il cherchera à faire diminuer la tâche qui lui a été imposée.
Qualité moyenne de l'ouvrier, habileté moyenne, force moyenne, fatigue
moyenne, zèle moyen sont des idées vagues que l'on ne peut fixer
exactement.
Mais il est évident qu'un minimum de rendement calculé d'après un
ouvrier de qualité, d'habileté et de force moyennes ne peut être atteint
que par une partie, mettons la moitié des ouvriers. Le travail des
autres sera d'un moindre rendement. Alors comment établir si c'est par
paresse ou par incapacité qu'un ouvrier est resté en deçà du rendement
minimum? Ou bien on laissera une grande latitude au libre jugement des
organes administratifs, ou l'on se résoudra à établir un certain nombre
de points de repère. Ce qu'il y a de certain, c'est que la quantité du
travail effectué diminuera de plus en plus.
Dans la société capitaliste, chaque individu jouant un rôle actif dans
l'économie prend bien soin qu'à tout travail revienne le bénéfice entier
de ce qu'il a produit. L'entrepreneur qui congédie un ouvrier méritant
bien son salaire, se nuit à lui-même. Le contremaître qui congédie un
bon ouvrier et en garde un mauvais, nuit au résultat commercial de la
section qui lui a été confiée et donc à lui-même indirectement. Dans ces
cas, il n'est pas nécessaire d'établir de points de repère permettant de
limiter le pouvoir de décision de ceux qui jugent le rendement du
travail. Dans le régime socialiste, il faut en établir, parce
qu'autrement les supérieurs pourraient abuser arbitrairement des droits
qui leur sont attribués. Et alors aucun ouvrier n'a plus d'intérêt à
effectuer un travail d'un bon rendement. Son intérêt se limite à remplir
les conditions imposées pour ne pas être punissable.
L'expérience de milliers et de milliers d'années, à l'époque du travail
forcé des esclaves, nous renseigne sur le résultat fourni par des
ouvriers non intéressés au travail. Un nouvel exemple nous en est offert
par les fonctionnaires et employés des exploitations étatiques ou
communales socialistes. On peut essayer d'affaiblir la portée de ces
exemples, en montrant que si ces ouvriers ne prennent aucun intérêt au
résultat de leur travail, c'est qu'eux-mêmes n'ont aucune part à la
répartition; dans la communauté socialiste chacun saura qu'il travaille
pour lui-même, et cette pensée l'incitera au plus grand zèle. Mais c'est
là précisément que gît le problème. Si l'ouvrier dans son travail fait
un plus grand effort, il aura d'autant plus de peine du travail à
surmonter. Mais du résultat procuré par ce plus grand effort il ne lui
reviendra qu'une parcelle infime. La perspective de pouvoir vraiment
garder par devers lui un demi-milliardième de ce que cet effort plus
grand aura rapporté n'est pas un attrait suffisant pour lui faire
employer toutes ses forces(20).
Les écrivains socialistes ont pris l'habitude de passer sous silence ces
questions épineuses, ou de glisser dessus avec quelques remarques
insignifiantes. Ils ne savent mettre en avant que quelques sentences
moralisantes(21).
L'homme nouveau du régime socialiste sera dépouillé de tout égoïsme
mesquin, il sera moralement bien au-dessus de l'homme de la méchante
époque de la propriété privée; il aura une vue profonde de
l'interdépendance de toutes choses et par une noble conception de son
devoir il mettra toutes ses forces au service du bien général. À y
regarder de plus près, on s'aperçoit aisément que toutes ces déductions
se réduisent à l'alternative que voici: Libre obéissance à la loi morale
sans autre contrainte que la propre conscience, ou bien rendement forcé
grâce à un système de récompenses et de châtiments. Aucune de ces voies
ne peut mener au but. La première, bien qu'on l'ait prônée publiquement
des milliers de fois dans toutes les écoles et églises, ne saurait
fournir l'impulsion suffisante qui permettrait de surmonter toujours et
incessamment la peine du travail. La seconde ne peut réaliser qu'un
accomplissement du devoir de pure forme, mais jamais un accomplissement
du devoir auquel on consacre toutes ses forces.
John Stuart Mill est l'écrivain qui s'est occupée de ce problème de la
manière la plus approfondie. Les raisonnements des écrivains postérieurs
se rattachent tous à lui. Nous rencontrons ses idées partout, dans la
littérature, dans les polémiques de la politique quotidienne. Elles sont
vraiment devenues populaires. Elles sont familières à tous, quoique bien
peu sachent quel en est l'auteur(22).
Depuis des années elles sont le principal soutien du socialisme et ont
plus fait pour sa popularité que les écrits haineux, souvent
contradictoires, des agitateurs socialistes.
Une des principales objections contre la réalisation des idées
socialistes, dit Mill, c'est que dans la communauté socialiste chaque
individu cherchera à se soustraire le plus possible à la tâche qui lui
est imposée. Mais ceux qui font cette objection n'ont pas songé dans
quelle proportion importante les mêmes difficultés existent déjà dans le
système qui régit actuellement les neuf dixièmes des affaires sociales.
Les objecteurs admettent qu'on ne peut obtenir le bon et efficace
travail que d'ouvriers qui pensent recevoir pour eux-mêmes les fruits de
leur peine. Or, dans l'ordre social actuel, cette condition n'existe que
pour une petite fraction de tous les travailleurs. Salaire journalier et
appointements fixes sont les formes généralement employées pour la
rémunération du travail. Le travail est assuré par des gens qui ont
moins d'intérêt personnel à son exécution que les membres d'une
communauté socialiste, parce qu'ils ne travaillent pas comme ces
derniers pour entreprise dont ils sont les associés. Dans la plupart des
cas, ils ne sont même pas surveillés et dirigés directement par ceux
dont l'intérêt personnel est lié au rendement de l'entreprise. Cette
activité de surveillance, de direction et d'intelligence est assumée par
des employés payés à la journée ou à l'année. On devrait reconnaître que
le travail est plus productif avec un système où tout le bénéfice, ou
une grande part du bénéfice résultant d'un rendement maximum, revient à
l'ouvrier. Or avec le système économique actuel, c'est précisément cette
incitation au travail qui fait défaut. Quand bien même dans une
communauté socialiste le travail serait moins intensif que celui d'un
paysan travaillant sur ses terres, ou d'un artisan travaillant à son
propre compte, il serait vraisemblablement plus productif que le travail
d'un ouvrier salarié, qui n'a absolument aucun intérêt personnel à
l'entreprise.
Il n'est pas difficile de reconnaître d'où proviennent les erreurs de
Mill. Il est le dernier représentant de l'école classique de l'économie
politique, il n'a pas assisté au bouleversement de l'économie politique
par la théorie de l'utilité marginale. Aussi ignore-t-il la connexion
existant entre le montant du salaire et la productivité marginale du
travail. Il ne voit pas que l'ouvrier a intérêt à effectuer le plus de
travail possible, parce que son revenu dépend de la valeur du travail
qu'il effectue. Mill n'a pas la rigueur d'observation qu'on trouve dans
les méthodes employées par l'économie politique moderne. Il s'en tient à
la surface et ne pénètre pas jusqu'au fond des phénomènes. Évidemment
l'ouvrier isolé, travaillant à la journée, n'a aucun intérêt à dépasser
le minimum de rendement qu'il doit fournir s'il ne veut pas perdre sa
place. Cependant, lorsque ses connaissances, ses capacités et ses forces
lui permettent d'effectuer un travail plus important, il s'efforce
d'obtenir une place où il y aura plus de travail, parce qu'ainsi il
pourra accroître son revenu. Il peut arriver qu'il renonce à toute
ambition, par paresse. Mais ce n'est pas l'ordre social qui est en
cause. La société capitaliste, en attribuant à chacun le fruit de son
travail, fait tout ce qu'il faut pour inciter tous les individus au plus
grand zèle. Ce que l'on reproche à la société socialiste, c'est
précisément de ne pouvoir offrir ce stimulant, et c'est là la grande
différence qui la sépare de la société capitaliste.
Mill est d'avis que dans les cas extrêmes où le travailleur refuserait
opiniâtrement de remplir son devoir, la communauté socialiste aurait à
sa disposition le même moyen de coercition que la société capitaliste:
les travaux forcés. Car le congédiement, aujourd'hui seul remède
employé, ne remédie en rien au mal. Tout ouvrier mis à la place de
l'ouvrier congédié, ne travaillera pas mieux que son prédécesseur. Le
droit de congédier l'ouvrier, dit Mill, donne tout au plus au patron la
possibilité d'obtenir de ses ouvriers le rendement de travail usuel (the
customary amount of labour). Mais ce rendement usuel peut dans
certaines circonstances être très faible. On voit par où pêche le
raisonnement de Mill. Il ne tient pas du tout compte du fait que le taux
du salaire est proportionné précisément à cette norme usuelle du
rendement et que l'ouvrier qui veut gagner plus doit travailler plus.
Sans doute partout où est usité le travail au temps, chaque ouvrier est
forcé de chercher un travail où la norme usuelle du rendement est plus
haute, parce qu'il lui est impossible, s'il reste dans la même place,
d'accroître son revenu en effectuant plus de travail. Si les
circonstances l'exigent, il lui faudra passer au travail à la tâche ou
changer de profession, ou même émigrer. C'est ainsi que dans les pays
européens où la norme usuelle de l'intensité du travail est basse, des
millions de travailleurs ont émigré vers l'Europe occidentale ou aux
États-Unis, où il leur faut travailler plus mais où aussi ils gagnent
davantage. Les mauvais ouvriers sont restés dans leur pays où avec un
moindre travail ils se contentent de salaires moins élevés.
Si l'on ne perd pas de vue ces considérations, on comprendra clairement
pourquoi actuellement l'activité de surveillance et de direction peut
elle aussi être assurée par des employés. Eux aussi sont payés d'après
la valeur de leur rendement. Ils doivent faire un maximum d'efforts,
s'ils veulent faire monter leur revenu aussi haut que possible. On peut
leur confier le droit d'embaucher et de congédier les ouvriers au nom du
patron, sans qu'on ait à redouter d'abus de leur part. Ils ont à
accomplir une tâche sociale attribuer aux ouvriers le salaire
correspondant au travail effectué par eux, sans se laisser influencer
par d'autres considérations(23).
On peut se rendre un compte exact du résultat de leur activité grâce au
calcul économique. C'est ce dernier point qui distingue leur action de
tous les genres de contrôle pratiqués dans communauté socialiste. Ils se
nuiraient à eux-mêmes si, par exemple, pour assouvir une vengeance, ils
traitent un ouvrier plus mal que son travail ne le mérite. Les patrons,
et les directeurs d'ateliers nommés par eux, ont le droit de congédier
les ouvriers et de fixer leur salaire. La doctrine socialiste trouve
dangereux ce droit conféré à des particuliers; elle oublie que dans
l'exercice de ce droit le patron n'est pas libre, qu'il ne peut
arbitrairement congédier ou traiter défavorablement l'ouvrier sans nuire
à son propre bénéfice. En cherchant à acheter le travail aussi bon
marché que possible le patron accomplit une des plus importantes tâches
sociales.
Selon Mill, c'est un fait patent que dans la société actuelle les
salariés appartenant aux basses classes du peuple accomplissent avec
négligence leur devoir; mais cela provient du bas niveau de leur
culture. Dans la société socialiste, où la culture sera générale, les
camarades rempliront certainement leur devoir à l'égard de la communauté
avec le zèle que l'on constate déjà chez la plupart des salariés des
hautes et des moyennes classes. Mill retombe toujours dans la même
erreur. Il ne voit pas qu'ici encore salaire et rendement coïncident.
Mais finalement Mill reconnaît comme une chose évidente, le fait qu'en
général la « remuneration by fixed salaries » – et quel que soit
le genre d'activité – ne provoque pas le maximum de zèle (the maximum
of zeal). C'est une objection qu'on peut opposer raisonnablement à
l'organisation du travail de la doctrine socialiste.
Mais que ce moindre rendement doive nécessairement persister dans une
communauté socialiste, comme le prétendent ceux qui, dans leurs
jugements, se laissent influencer par la situation actuelle, Mill se
refuse à l'admettre. Il est fort possible que dans la communauté
socialiste l'esprit de solidarité soit si généralement répandu, que le
dévouement désintéressé au bien public y prenne la place de l'égoïsme
actuel. Et Mill de s'abandonner à son tour aux rêveries des utopistes et
de croire que l'opinion publique sera assez forte pour inciter les
individus à un zèle accru, et pour faire de l'ambition et de la vanité
d'efficaces mobiles d'activité, etc. Mais quel point de repère
avons-nous, qui nous autorise à admettre que la nature humaine sera tout
autre en régime socialiste que maintenant? Rien ne prouve que des
récompenses (distinctions, dons matériels, ou simplement attestations
honorifiques de la part des concitoyens) pourront inciter les ouvriers à
faire plus qu'à remplir strictement et formellement les obligations qui
leur incombent. Rien ne peut remplacer l'impulsion qui pousse à
surmonter la peine du travail et qui est donnée seulement à l'ouvrier
par la perspective qu'il touchera la valeur intégrale de son travail.
Beaucoup de socialistes croient, il est vrai, enlever toute force à
cette objection en montrant qu'aujourd'hui comme autrefois on trouve des
travailleurs qui ont oeuvré sans que l'attrait d'une rémunération les y
incitât. Ils évoquent l'inlassable effort du savant et de l'artiste, le
médecin qui se sacrifie au lit du malade, le soldat qui meurt au champ
d'honneur, le politique qui consacre toute sa vie à son idéal. Mais le
savant et l'artiste trouvent leur satisfaction dans la jouissance
immédiate que leur procure le travail et dans la reconnaissance de leur
talent qu'ils espèrent, de leur vivant ou après la mort, quand bien même
le succès matériel leur serait refusé. Quant au médecin et au soldat de
carrière ils sont dans la même situation que beaucoup d'autres
travailleurs exerçant un métier au péril de leur vie. Il y a, en raison
de leur moindre attrait, beaucoup moins de candidats à ces métiers, et
cela se traduit dans le taux de leur rémunération. Mais celui qui,
malgré les dangers, s'est consacré à ces métiers mieux rémunérés et
présentant différents avantages, ne peut plus se dérober au danger
concret sans se nuire gravement à lui-même. Le soldat de carrière qui
fuit lâchement, le médecin qui refuse de soigner un contagieux
compromettent à tel point leur avenir dans la profession choisie par
eux, qu'il leur est bien difficile de faillir. Évidemment, il y a des
médecins qui accomplissent leur devoir jusqu'à l'extrême, même dans des
cas où l'on trouverait tout naturel qu'ils ménageassent leurs forces. Il
y a des soldats de carrière qui bravent le danger, alors que personne ne
leur reprocherait de ne pas le faire. Mais dans ces cas très rares,
auxquels on pourrait encore ajouter celui du politique prêt à mourir
pour ses convictions, l'individu s'élève à la plus haute humanité –
privilège accordé à bien peu d'hommes – à cette humanité en qui
s'unissent étroitement la volonté et l'action. En se vouant
exclusivement à la poursuite d'un but unique qui refoule toute autre
volonté, toute autre pensée, tout autre sentiment, qui abolit l'instinct
de conservation et qui rend insensible à la douleur et à la peine,
l'homme capable d'un tel désintéressement en arrive à oublier le monde;
il ne lui reste plus que l'idéal auquel il sacrifie sa vie. Autrefois,
l'on disait de tels hommes, selon la valeur qu'on attribuait à leur
effort, que l'esprit divin était descendu en eux, ou qu'ils étaient
possédés du démon, tellement la masse comprenait peu les mobiles de leur
conduite.
Il est certain que l'humanité ne se serait jamais haussée hors de l'état
animal, si elle n'avait eu de pareils guides. Mais il est tout aussi
certain que l'humanité ne se compose pas seulement de tels hommes. Le
problème social consiste précisément à faire entrer dans les cadres du
travail de la société le commun des hommes.
Il y a longtemps que les écrivains socialistes ont renoncé à mettre au
service de ces problèmes insolubles leur perspicacité et leur peine.
Là-dessus Kautsky ne trouve rien à nous dire, si ce n'est que l'habitude
et la discipline continueront à décider l'ouvrier à travailler. « Le
capital a habitué l'ouvrier d'aujourd'hui à travailler jour après jour;
il ne supporte plus de rester longtemps sans travail. Il y a même des
gens qui sont si habitués à leur travail, qu'ils ne savent que faire de
leurs loisirs, et qui se trouvent malheureux quand ils ne peuvent pas
travailler. » Kautsky ne semble pas redouter que l'on puisse se défaire
de cette habitude plus facilement que d'autres habitudes, par exemple:
manger ou dormir. Mais il ne veut pas s'en remettre entièrement à cette
habitude du travail, mobile qu'il reconnaît ouvertement comme étant « le
plus faible ». C'est pourquoi il recommande la discipline. Naturellement
pas « la discipline militaire, pas l'obéissance aveugle à une autorité
imposée d'en haut, mais la discipline démocratique, la soumission
volontaire à une direction qu'on a choisie soi-même ». Cependant Kautsky
n'est pas sans éprouver quelques doutes; il cherche à les dissiper en
écrivant « que ce sera un plaisir de travailler ». Finalement il
reconnaît qu'on n'en est pas encore là, et il finit par avouer qu'à côté
de la force d'attraction du travail, il y a encore une autre attraction
qui doit entrer en jeu: « la rémunération du travail ».(24)
Kautsky lui-même doit donc en arriver, après toute sorte de réserves,
d'atténuations, au résultat suivant: La peine du travail ne peut être
surmontée que lorsque le produit du travail, et seulement du travail
qu'il a effectué lui-même, revient au travailleur (quand il n'est pas
propriétaire ou patron). C'est là la négation de la possibilité d'une
organisation socialiste du travail. Car si l'on supprime la propriété
privée des moyens de production, on est forcé de supprimer en même temps
la rémunération de l'ouvrier par le produit de son travail.
5. La Productivité du Travail
Les théories du « partage » partaient de l'hypothèse qu'il suffirait
d'un partage égal des biens, pour donner à tous les hommes, sinon la
richesse, du moins le bien-être d'une existence assurée. Cette idée
semblait si évidente, qu'on ne se donnait même pas la peine d'en prouver
le bien-fondé. Le socialisme ancien l'avait prise tout à fait à son
compte. De la seule réalisation d'un partage égal du revenu national il
attend le bien-être pour tous. Mais la critique adverse montra que la
répartition égale de tout le revenu de l'économie nationale ne pourrait
guère améliorer d'une façon sensible la situation de la grande masse.
C'est alors seulement que le socialisme prétendit que le mode de
production capitaliste entravait la productivité du travail; mais le
socialisme supprimerait ces entraves, multiplierait les forces
productives, de telle sorte que l'on pourrait assurer à chaque camarade
une vie facile. Sans se soucier de l'objection des libéraux (ils avaient
vainement essayé de la réfuter) disant que dans la communauté socialiste
la productivité du travail baisserait tellement que la misère
deviendrait générale, les écrivains socialistes se répandirent en
déductions fantastiques sur l'accroissement de la productivité
qu'amènerait le socialisme.
Kautsky indique deux moyens pour augmenter la production grâce au
passage du régime capitaliste au régime socialiste. Le premier est la
concentration de l'ensemble de la production dans les entreprises les
plus parfaites, et l'arrêt de toutes celles qui le sont moins(25).
Évidemment, c'est un moyen pour accroître la production. Mais c'est
précisément dans l'économie d'échange, dans l'économie capitaliste, que
ce moyen se révèle le plus efficace. La concurrence élimine
inexorablement les entreprises et exploitations qui sont d'un mauvais
rapport. C'est le reproche que lui font toujours ceux qui sont touchés
par cette élimination. Et c'est pourquoi les entreprises faibles
demandent des subventions officielles, un traitement préférentiel pour
les fournitures publiques, en un mot toute sorte de restrictions à la
liberté de concurrence. Les trusts reposant sur l'économie privée
utilisent sur une grande échelle ces moyens pour accroître la
production. Kautsky est bien forcé de le concéder, et même il les cite
comme modèles à la révolution sociale. Mais il est fort douteux que
l'État socialiste éprouve au même degré la nécessité de réaliser de
telles améliorations de la production. Ne continuera-t-il pas une
exploitation déficitaire pour ne pas provoquer des dommages locaux?
L'entrepreneur privé supprime brutalement des exploitations
déficitaires, et force par là des ouvriers à changer d'endroit, parfois
même à changer de métier. Assurément cela constitue d'abord un dommage
pour les ouvriers touchés par cette suppression, mais pour la masse,
c'est un avantage, car cette mesure facilité un approvisionnement,
meilleur et moins cher, du marché. L'État socialiste agira-t-il de même?
Ne tâchera-t-il pas au contraire, pour des raisons politiques, d'éviter
des mécontentements locaux? Dans la plupart des chemins de fer d'État,
toutes les réformes de ce genre ont échoué, parce qu'on a cherché à
éviter le tort qu'on aurait causé à certaines localités, en supprimant
des directions, des ateliers, des dépôts superflus. Même la direction de
l'armée a rencontré des difficultés parlementaires, lorsque pour des
raisons militaires elle voulait enlever à telle ou telle villes sa
garnison.
Kautsky reconnaît aussi que le second moyen qu'il préconise pour
accroître la production: « économies de toute sorte » est déjà réalisé
par les trusts. Il mentionne surtout les économies de matériaux, de
frais de transport, d'annonces et de publicité(26).
Pour ce qui est des économies de matériel et de transports, nous savons
par expérience, que c'est dans les services publics et dans les
exploitations publiques qu'il y a le moins d'économies et le plus de
gaspillage en travailleurs et en matériel de toute sorte. L'économie
privée cherche au contraire, dans l'intérêt même des propriétaires, à
travailler avec le moins de frais possible.
Sans doute l'État socialiste fera l'économie de toutes les dépenses de
publicité, de tous les frais des commis-voyageurs et des agents
commerciaux. Mais l'on peut se demander s'il n'emploiera pas beaucoup
plus de personnes dans les services de répartition sociale. Pendant la
guerre nous avons constaté par expérience que l'appareil de répartition
socialiste était coûteux et pesant. Les frais pour les cartes de farine,
de viande, de sucre, etc., étaient-ils vraiment moindres que les frais
de publicité? Le grand appareil, abondamment pourvu en personnel,
nécessité pour l'administration et la distribution de tout ce
rationnement de fortune était-il moins coûteux que les dépenses
occasionnées par les commis-voyageurs et agents commerciaux?
Le socialisme supprimera les petites boutiques d'épiciers. Mais à leur
place il lui faudra mettre des offices pour la délivrance des
marchandises, qui ne seront pas meilleur marché. Les coopératives
n'utilisent pas moins d'employés que le commerce de détail organisé
selon la conception moderne, et elles ne pourraient pas – précisément à
cause de leurs frais élevés – soutenir la concurrence des commençants,
si elles ne jouissaient d'avantages fiscaux.
Du reste il ne suffit pas de prendre telles ou telles dépenses faites
dans la société capitaliste, et qui pourraient disparaître dans une
société socialiste, pour conclure que le rendement de l'économie
socialiste sera plus élevé que celui de l'économie capitaliste. Si l'on
compare, du point de vue économique, une automobile à essence et une
automobile électrique, on ne conclura pas de prime abord que
l'exploitation de l'automobile électrique est meilleur marché parce que
cette voiture ne consomme pas d'essence.
Comme on le voit, l'argumentation de Kautsky repose sur une base
fragile. Lorsqu'il prétend que « en employant ces deux moyens le régime
prolétarien pourra tout de suite hausser la production à un tel niveau
qu'il sera possible d'élever considérablement les salaires et en même
temps de réduire les heures de travail », Kautsky émet une affirmation
que rien jusqu'ici n'a permis de confirmer(27).
Les autres arguments, employés habituellement pour prouver la soi-disant
supériorité de la productivité en économie socialiste, ne sont pas plus
solides. Quand par exemple on montre que dans la communauté socialiste
tout homme capable de travailler sera vraiment forcé de travailler, on
se fait de singulières illusions sur le nombre des oisifs dans la
société capitaliste.
On a beau chercher loin et longtemps. On ne découvre nulle part une
raison vraiment fondée, un argument sérieux prouvant que dans la
communauté socialiste le travail doive être plus productif que dans
l'État capitaliste. C'est le contraire que l'on constate: dans un ordre
social qui n'offre au travailleur aucun stimulant lui permettant de
surmonter la peine du travail et de faire tout son effort, la
productivité du travail baissera sensiblement. Mais le problème de la
productivité ne doit pas être considéré exclusivement dans le cadre de
l'économie statique. La question de savoir si le passage au socialisme
accroîtra par lui-même la productivité est beaucoup moins importante que
cette autre question: À l'intérieur d'une économie socialiste déjà
constituée, y aura-t-il place pour une productivité continuant à
s'accroître, y aura-t-il place pour le progrès économique? Cette
question nous amène aux problèmes du mouvement et du changement.
Notes
1. Cf. Fourier, OEuvres complètes, t. IV, 2e édit., Paris, 1841,
pp. 254.
2. Cf. Godwin, Das Eigentum (trad. De Bahrfeld de la partie de
Political Justice traitant le problème de la propriété), Leipzig,
1904, pp. 73.
3. Cf. Kautsky, Die soziale Revolution, 3e édit., Berlin, 1911,
t. II, p. 48.
4. Cf. Trotski, Literatur und Revolution, Vienne, 1924, p. 179.
5. « Aujourd'hui toutes les entreprises sont avant tout une question de
rentabilité... La société socialiste ne connaît pas d'autre question que
celle d'ouvriers en nombre suffisant. A-t-on le nombre d'ouvriers
suffisants, l'oeuvre est... accomplie. » (Bebel, Die Frau und der
Sozialismus, p. 308). « Partout ce sont les institutions sociales
déterminant le mode de fabrication et de répartition des produits qui
engendrent le besoin et la misère et non le nombre des hommes. » Ibid.,
p. 368. « Nous ne souffrons pas d'un manque mais d'un excédent des
moyens de subsistance, de même que nous avons un superflu de produits
industriels » Ibid., p. 368. De même Engels dira dans son livre
Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft, p. 305: « Nous
n'avons pas trop d'hommes, mais plutôt trop peu d'hommes », p. 370.
6. Cf. Considérant, Exposition abrégée du Système Phalanstérien de
Fourier, 4e tirage de la 3e édit., Paris, 1846, pp. 29.
7. Cf. Jevons, The Theory of Political Economy, 3e édit.,
Londres, 1888, p. 169, pp. 172.
8. Cf. Engels, Herrn Eugen Dührings Umwältzung der Wissenschaft,
p. 317.
9. Cf. Marx, Zur Krtik der sozialdemokratischen Programms, p. 17.
10. Cf. Max Adler, Die Staatsaufassung des Marxismus, Vienne,
1922, p. 287.
11. Cf. Considérant, p. 33.
12. Cf. Considérant, Études sur quelques problèmes fondamentaux de
l'avenir social, publié dans: Fourier, Système de la réforme
sociale. – Fourier a le mérite d'avoir introduit les lutins dans la
science sociale. Dans son État de l'avenir, les enfants sont organisés
en « Petites Hordes », qui font le travail de l'avenir que les adultes
ne font pas. Une de leurs tâches est l'entretien des routes. « C'est à
l'amour-propre que l'Harmonie sera redevable d'avoir, par toute la
terre, des chemins plus somptueux que les allées de nos parterres. Ils
seront entretenus d'arbres et d'arbustes, même de fleurs, et arrosés au
trottoir. Les petites Hordes courent frénétiquement au travail, qui est
exécuté comme oeuvre pie, acte de charité envers la Phalange, service de
Dieu et de l'Unité. » À trois heures du matin, ils sont déjà levés,
nettoient les écuries, soignent le bétail et les chevaux, et travaillent
aux abattoirs, où ils veillent à ce qu'on ne fasse pas souffrir les
bêtes et à ce qu'on les abatte toujours de la manière la plus douce.
« Elles ont la haute police du règne animal. » Une fois leur travail
fait les lutins se lavent, s'habillent et apparaissent au déjeuner où on
leur réserve un triomphe. Cf. Fourier, t. V, 2e édit., Paris, 1841, pp.
149 et 159.
13. Cf. Fabre des Essarts, Odes Phalanstériennes,
Montreuil-sous-Bois, 1900. Béranger et Victor Hugo ont aussi vénéré
Fourier. Béranger lui a consacré une poésie reproduite dans l'ouvrage de
Bebel, Charles Fourier, Stuttgart, 1890, pp. 294.
14. Les écrivains socialistes sont loin d'en être persuadés. Kautsky (Die
soziale Revolution, t. II, pp. 16.) considère comme la tâche
primordiale du régime prolétarien « de faire du travail, aujourd'hui un
fardeau, un plaisir. Travailler deviendra un plaisir et les ouvriers
iront avec plaisir à leur travail. » Il reconnaît que « ce n'est pas une
chose facile », et conclut en disant: « On arrivera à grand peine à
rendre attrayant le travail dans les usines et dans les mines. » Mais
Kautsky ne se résigne tout de même pas à abandonner l'illusion
fondamentale du socialisme.
15. Cf. Veblen, The Instinct of Workmanship, New York, 1922, pp.
31. – De Man, Zur Psychologie des Sozialismus, pp. 45. – De Man,
Der Kampf um die Arbeitsfreude, Iéna, 1927, pp. 149.
16. Nous faisons ici abstraction de ce sentiment de plaisir au début du
travail, dont nous avons parlé plus haut, pp. 190-191.
17. Cf. Wattenbach, Das Schritfwesen im Mittelalter, 3e édit.,
Leipzig, 1896, p. 500. Parmi les nombreux passages cités par Wattenbach,
il en est un encore plus frappant: « Libro completo saltat scriptor pede
laeto. »
18. Cf. Clark, Distribution of Wealth, New York, 1907, pp. 157.
19. Cf. Rodbertus-Jagetzow, Briefe und sozialpolitische Aufsätze,
publiés par R. Meyer, Berlin, s. d. (1881), pp. 553.
20. Cf. Schäffle, Die Quintessens des Sozialismus, 18e édit.,
Gotha, 1919, pp. 30.
21. Cf. Degenfeld-Schonburg, Die Motive des volkswirtschaftlichen
Handelns und der deutsche Marxismus, Tubingue, 1920, pp. 80.
22. Cf. Mill, Principles, pp. 126. Mill a-t-il emprunté ces idées
à d'autres? Ce n'est pas le lieu de le rechercher. Ce qu'il y a de sûr,
c'est que ces idées doivent leur diffusion à l'excellente démonstration
que Mill a faite dans son ouvrage qui a trouvé tant de lecteurs.
23. La concurrence entre chefs d'entreprise empêchera les salaires de
tomber au-dessous de la norme usuelle.
24. Cf. Kautsky, Die soziale Revolution, t. II, pp. 15.
25. Cf. Kautsky, Die soziale Revolution, t. II, pp. 21.
26. Cf. Kautsky, ibid., t. II, p. 26.
27. Dans les années de l'économie forcée, on a souvent entendu parler de
pommes de terre gelées, de fruits pourris, de légumes gâtés. Cela ne
s'est-il jamais produit auparavant? Certainement, mais sur une bien plus
petite échelle. Le marchand, dont les fruits pourrissaient, perdait de
l'argent. Cela le rendait plus prudent; car s'il ne l'était pas, il se
ruinait, et c'était sa déchéance économique. Il était exclu de la
direction de la production et envoyé en disgrâce à une place où il ne
pourrait plus nuire. Il en va autrement quand le commerce porte sur des
articles produits par une économie d'État. Derrière la marchandise il
n'y a pas de marchand personnellement intéressé, mais des fonctionnaires
dont la responsabilité est si diluée, qu'aucun ne songe à s'émouvoir de
ce qui n'est pour lui qu'une petite maladresse.
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*
Chapitre quatre (seconde partie) du livre
Le Socialisme - Étude économique et sociologique,
Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English
version) |