Un front commun intersyndical attendait aussi la délégation ministérielle à son
retour de mission. C’est la présidente de la CSN, Claudette Carbonneau, qui
s’est adressée à la foule la première et qui a eu les mots les plus durs à
l’endroit du premier ministre: « Si vous pensez qu’on va se laisser déneiger
sans dire un mot, vous vous trompez! Le Québec a été bâti dans la neige par des
hommes et des femmes qui n’ont pas eu froid aux yeux. Monsieur Charest! Mon
pays, c’est l’hiver! » Ce à quoi la foule rassemblée a applaudi à tout rompre.
Gilles Vigneault est alors monté sur le podium pour entonner son fameux hymne à
l’hiver.
Pendant ce temps, le directeur de la protection de la santé publique, le docteur
Horacia Orruda, émettait cet avertissement: « Il ne faut pas se leurrer,
bombarder les nuages menaçants à l'aide d'un mélange d'iodure d'argent, de
poudre de ciment et de glace sèche ne peut qu’avoir des répercussions négatives
sur la santé publique. Nous nous opposerons fermement à toute modification
climatique de cette envergure tant et aussi longtemps qu’une véritable batterie
de tests n’aura pas été effectuée. Il en va de la santé des Québécoises et des
Québécois qui, faut-il le rappeler, n’a pas de prix. »
Des élèves et intervenantes de l'école secondaire Pierre-Dupuy – située dans le
quartier défavorisé d’Hochelaga-Maisonneuve et comptant plusieurs cas lourds de
difficultés d'apprentissage ou troubles de comportement – ont interrompu leur
cours pour venir manifester pour le droit à la neige. « On aime ça nous autres,
la neige », a dit l’une. « C’est beau, pis en plus, ça nous permet d’avoir des
congés des fois quand y’en tombe une grosse bordée », a rajouté l’autre, sous le
regard attendrit d'une travailleuse sociale.
Les seules personnes qui avaient quelque chose de positif à dire ont été les
aînés. La porte-parole de la FADOQ de la grande région de Québec et
Chaudière-Appalaches a rappelé que ce projet serait des plus bénéfiques pour la
qualité de vie des personnes âgées ou à mobilité réduite. « On oublie trop
souvent que ces personnes s’empêchent de sortir et se désocialisent lorsqu’il y
a des tempêtes de neige. Pour toutes sortes de raisons elles s’enferment chez
elles. Beaucoup, par exemple, craignent de se casser une hanche sur les
trottoirs mal entretenus. D’autres souffrent d’anxiété chronique. Pour ces
raisons, je crois que M. Charest aurait notre appui, s’il décidait d’aller de
l’avant. »
Nul doute que les grands absents de la manifestation auront été les cols bleus
de Montréal. Rejoint au téléphone, Yves Gérard, le directeur du déneigement à la
Ville, a préféré s’abstenir de commenter, se limitant à souligner que « la
convention collective des cols bleus de la Ville est ainsi faite que même s’il
ne neigeait jamais à Montréal, les employés seraient payés. Et même qu’une
clause spéciale stipule qu’après cinq semaines de non-neige en saison hivernale,
les employés ont droit à un bonus. Alors… »
À leur sortie de l’avion ministériel, Jean Charest et ses missionnaires n’ont
donc pu esquiver la foule. Le premier ministre a été forcé de tenir un point de
presse. « Je ne m’attendais certainement pas à un accueil aussi chaleureux.
Notre mission économique chez nos amis russes a été un franc succès. » Puis
allant directement au vif du sujet: « Je suis conscient des bouleversements
qu’entraineraient de telles mesures à notre mode de vie, mais il ne faut pas
être fermé au changement. Confrontés à une dette qui ne cesse d’augmenter, les
Québécoises et les Québécois doivent faire des choix. Mon gouvernement a fait un
choix. Vous savez, gouverner c’est un peu être à l’écoute. Notre rôle, c’est
aussi de trancher en faveur de ce qui nous semble être le mieux pour la
population. Pensez-y, avec les économies qu’on effectuerait grâce à cette
technique d’ensemencement des nuages, on pourrait créer des fonds d’aide pour
les personnes touchées… »
C’est à ce moment que les balles de neige ont commencé à fuser de toutes parts
sur le premier ministre et son entourage. Tout ce beau monde a dû mettre fin au
point de presse improvisé de façon plutôt abrupte et chercher refuge à
l’intérieur des installations aéroportuaires. Des agents de sécurité ont été
appelés en renfort pour disperser les manifestants. Un autobus nolisés a quitté
les lieux avec à son bord le premier ministre et ses missionnaires – non sans
être roué de coups auparavant par les mécontents.
Le lendemain, toutes les unes des journaux étaient consacrées au retour de la
mission économique en Russie et au projet controversé. Les radios et télés ne
parlaient que de ça. De la Chaire d'études socio-économiques de l’Université du
Québec à Montréal, à l’Union des consommateurs, en passant par le très à droite
Institut économique de Montréal, tous n’avaient que de mauvais mots pour décrire
le projet. À la surprise générale, les centrales syndicales ont modéré leur
position et on affirmé qu’elles seraient possiblement ouvertes à un tel projet
si un vaste plan d’aide visant à compenser les travailleurs touchés était mis en
place.
Face à ce tollé généralisé, Jean Charest a annoncé d’urgence la tenue d’un
second point de presse. « J’ai entendu les nombreux porte-parole de la société
parler au nom de toutes les Québécoises et de tous les Québécois et j’ai pris
bonne note. L’une des plus grandes qualités d’un politicien, c’est d’être à
l’écoute des électeurs. Mon gouvernement et moi avons donc décidé de ne pas
aller de l’avant avec ce projet. Nous examinerons d’autres avenues afin de
réduire les coûts, sans toutefois couper dans les dépenses. La population du
Québec peut être fière de ses élus. Elle s’est prononcée, nous avons écouté. »
Le Québec a reçu sa première bordée de neige. Plusieurs centimètres couvrent
maintenant le sol. Les équipes
de déneigement sont à l’oeuvre à la grandeur du territoire, les personnes âgées,
elles, sont enfermées chez elles. La vie suit son cours, comme si de rien
n’était.
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