Le génie trouvera bien alors en lui-même le moyen de lutter et de
parvenir au grand air.
L'étatisation de la vie intellectuelle, que le socialisme est forcé
d'envisager, rendrait impossible tout progrès intellectuel. On s'abuse
peut-être sur la portée de ce système, parce qu'il a réussi en Russie à
assurer la prédominance de nouvelles tendances artistiques. Mais ces
novateurs existaient avant que le régime soviétique ne parvînt au
pouvoir; s'ils s'y sont ralliés, c'est qu'ils espéraient que le nouveau
régime en les encourageant assurerait leur consécration. Il s'agit de
savoir si les nouvelles écoles qui viendront par la suite pourront à
leur tour évincer celles qui donnent le ton aujourd'hui.
Dans l'utopie de Bebel, le travail physique seul est reconnu par la
société. À l'art et à la science sont attribuées les heures de loisir.
Ainsi, dit Bebel, la société future « comptera un nombre infini de
savants et d'artistes de toute sorte ». Chacun d'eux pourra à ses
moments perdus s'adonner « suivant ses goûts à ses études et à son art »(6).
Bebel se laisse ici entraîner par le ressentiment assez vil du
travailleur manuel contre tous ceux qui ne traînent pas de fardeaux ou
ne tournent pas de manivelles. Il considère tout travail intellectuel
comme un badinage. Il le met en effet sur le même rang que le « commerce
mondain »(7). Et
pourtant, il faut examiner s'il ne serait pas possible d'assurer de
cette manière au travail intellectuel la liberté sans laquelle il ne
peut exister
A priori, cette possibilité est exclue pour tout travail
artistique et scientifique qui ne peut être accompli sans un important
sacrifice de temps, sans voyages, sans l'acquisition d'une formation
technique et sans l'aide d'une grande dépense matérielle. Admettons
qu'il soit possible, après que l'on a achevé sa tâche quotidienne, de
consacrer sa soirée à la production littéraire ou musicale. Admettons
encore que la direction économique n'entrave pas cette activité par une
intervention malveillante, par exemple en mutant un auteur mal vu et en
l'envoyant dans un trou perdu, admettons que l'auteur d'un ouvrage –
avec l'appui de quelques amis généreux – et en se privant de tout,
arrive à réunir ce que demande l'imprimerie officielle pour imprimer son
livre dans une édition de tirage modeste. Peut-être arrivera-t-il ainsi
à créer aussi une petite publication périodique indépendante, et même à
organiser quelques représentations dans les théâtres(8).
Mais cette activité intellectuelle indépendante aurait toujours à lutter
contre la puissante concurrence de la tendance officielle, forte de tous
les appuis, et elle pourrait être arrêtée net par la direction
économique. Car il ne faut pas oublier, qu'avec l'impossibilité de
calculer les frais d'impression et de vente d'une oeuvre, la direction
économique aurait le champ libre pour fixer absolument à sa guise les
conditions commerciales imposées à l'auteur. Il n'est censure, empereur,
ni pape, qui aient jamais possédé pour opprimer la liberté
intellectuelle le pouvoir qu'aurait une communauté socialiste.
3. La Liberté personnelle |
Quand on parle de la place qui reviendra à l'individu dans l'État
socialiste, on dit d'ordinaire que la liberté y fera défaut; la
communauté socialiste sera une maison de réclusion. Juger la valeur de
ce jugement n'est pas l'affaire de la science. La liberté est-elle un
bien ou un mal, ou une chose indifférente, la science n'a pas à en
connaître; la science peut seulement se demander: qu'est-ce que la
liberté, où est la liberté?
Le concept: liberté, est un concept sociologique. Il est stupide de
l'appliquer à des situations qui se trouvent en dehors de la formation
sociale. La meilleure preuve en sont les malentendus auxquels a donné
lieu le fameux débat sur le libre arbitre. La vie de l'homme dépend de
conditions naturelles qu'il n'est au pouvoir de personne de changer.
L'homme naît, vit et meurt sous l'empire de ces conditions. Il doit s'y
adapter, car elles ne se laissent pas régir par lui. Toutes ses actions
subissent l'influence de ces conditions. Si l'homme lance une pierre, la
trajectoire obéit aux lois fixées par la nature. S'il mange et boit, les
aliments deviennent dans son corps ce que la nature en veut faire. En
voyant que l'on ne peut ni tourner ni influencer les lois des phénomènes
naturels, nous cherchons à nous représenter le train du monde dépendant
de certaines relations fonctionnelles entre les phénomènes. L'homme vit
sous la souveraineté de ces lois qui le tiennent de toute part. On ne
saurait concevoir de volonté ou d'action humaine en dehors de ce cadre.
En présence de la nature et dans la nature, il n'y a pas de liberté.
La vie de la société fait aussi partie de la nature; elle est, elle
aussi, régie par des lois immuables, qui déterminent les actions
humaines et leurs résultats. Si une idée de liberté est associée à la
naissance des actions humaines, et à leurs effets dans la société, cela
ne veut pas dire que ces actions soient alors indépendantes des
conditions qui régissent le monde. On doit se représenter tout autrement
cette idée de liberté.
Nous n'avons pas affaire ici au problème de la liberté intérieure,
associée à la naissance des actes de la volonté mais au problème de la
liberté extérieure, associée aux effets des actions. Chaque homme est
dans la dépendance de ses semblables. Leurs actions rejaillissent sur
lui de mainte façon. S'il est forcé de les laisser agir comme si lui
aussi n'était pas un homme avec sa volonté propre; si ceux-ci dans leurs
actes ne se gênent point pour passer par-dessus sa volonté, alors il ses
sent vis-à-vis d'eux dans une dépendance unilatérale et il ne dit pas
qu'il n'est pas libre. S'il est faible, il faut qu'il se plie à la
contrainte. Dans la coopération sociale pour un travail commun, la
dépendance unilatérale devient une dépendance réciproque. Chaque homme,
organisant sa vie de manière que son action devienne une partie de la
vie sociale, est forcé de s'adapter à la volonté de ses semblables. L'un
n'est pas plus dépendant des autres, que les autres ne le sont de lui.
C'est ce que l'on entend d'habitude sous le nom de liberté extérieure.
C'est l'adaptation de l'individu aux nécessités de la vie sociale; d'un
côté limitation de la propre liberté d'action par rapport à autrui, de
l'autre limitation de la liberté d'action d'autrui par rapport à
l'individu.
Un exemple illustrera cette situation. Dans la société capitaliste, le
patron a, semble-t-il, un grand pouvoir sur l'ouvrier. Embaucher un
ouvrier, l'employé à telle ou telle besogne, le payer, le congédier,
tout cela dépend de lui. Cependant cette liberté, et ce manque de
liberté des autres qui y correspond ne sont qu'apparents. Le
comportement du patron vis-à-vis de l'ouvrier et les effets qui en
résultent sont compris dans le cadre de la vie sociale. Si le patron
traite l'ouvrier autrement qu'il ne le devrait d'après la valeur sociale
de son travail, il s'ensuit des conséquences qui retombent sur le
patron. Il peut évidemment traiter l'ouvrier arbitrairement et plus mal
que ce dernier ne le mérite, mais le patron paiera les frais de sa
mauvaise humeur. Par conséquent, l'ouvrier ne dépend pas du patron
autrement que tout citoyen, dans un État fondé sur le droit, dépend de
son voisin. Le voisin peut aussi à sa guise casser vos vitres, vous
porter des coups, vous blesser, s'il entend en supporter les
conséquences.
En ce sens, et en prenant les choses à la lettre, l'arbitraire dans les
actions intéressant la société n'arrive pas à se faire jour. Même le
Khan, qui, semble-t-il, peut au gré de son caprice disposer de la vie
d'un ennemi prisonnier, est forcé de réfléchir aux suites de son acte.
Il y a cependant des différences de degré, selon la proportion qu'il y a
entre le coût d'un acte arbitraire et la satisfaction qu'il procure à
son auteur. Il n'y a point de règle juridique qui puisse m'assurer
protection contre les attaques injustes d'une personne qui, dans sa
haine, se moque des conséquences fâcheuses qu'elle pourrait attirer sur
elle en lésant mes droits. Mais si ces conséquences juridiques sont
assez graves pour m'assurer, dans le cours normal de la vie, que je ne
serai pas lésé, je me sens déjà fort indépendant de la malveillance de
mes semblables. Si au cours de l'histoire les peines criminelles ont pu
devenir toujours plus douces, il ne faut pas en chercher la raison dans
un adoucissement des moeurs, ou dans la faiblesse d'un législateur
décadent. La sévérité de la peine a pu être atténuée, sans nuire à sa
force préventive, dans la mesure où une estimation plus nette des
conséquences d'une action refoulait les sentiments violents. La menace
d'un court emprisonnement est aujourd'hui une protection plus efficace
contre les coups et blessures qu'autrefois la peine du talion.
Tant que l'action peut être estimée à sa juste valeur, au moyen d'un
calcul d'argent précis, il n'y a pas de place pour l'adversaire. Celui
qui, selon l'usage courant, se lamente sur la dureté d'une époque qui
compte jusqu'au dernier sou, oublie généralement que c'est justement
cette liaison entre l'action et sa rentabilité calculée en argent qui
oppose aux actes arbitraires de ses semblables la barrière la plus
efficace dans le corps social. C'est cette liaison qui met dans la
dépendance des conditions imposées par la coopération sociale d'une part
les chefs d'entreprise, les capitalistes, les propriétaires fonciers et
les ouvriers, bref tous ceux qui travaillent pour les besoins d'autrui,
et d'autre part les consommateurs dans tous leurs faits et gestes. C'est
seulement par une méconnaissance totale de ces dépendances réciproques
qu'on a pu poser la question de savoir si c'était le débiteur qui
dépendait du créancier, ou l'inverse. En réalité, ils se trouvent dans
une dépendance réciproque, comme acheteur et vendeur, patron et ouvrier.
On se plaint que l'élément personnel ait été éliminé de la vie des
affaires où l'argent seul prévaut. Mais ce qu'on déplore c'est tout
bonnement que l'arbitraire, le favoritisme et le bon plaisir ne jouent
plus qu'un rôle tout à fait effacé dans cette partie de la vie sociale
que nous avons l'habitude de qualifier de purement économique, ce qu'on
déplore c'est que, dans ce domaine, toutes les considérations doivent se
plier aux exigences de la coopération sociale.
La liberté dans la vie extérieure de l'homme réside dans le fait qu'il
est indépendant de la bienveillance de ses semblables. Dans le droit
primitif, dans l'état primitif de l'humanité, cette liberté n'existait
pas. Elle doit sa pleine réalisation au développement du capitalisme.
L'homme de l'ère précapitaliste avait au-dessus de lui un seigneur et
maître dont il devait rechercher la faveur. Le capitalisme ne connaît
pas de faveur et de défaveur, il n'a plus à faire de distinction entre
les seigneurs sévères et les valets obéissants. Les relations entre
individus sont toutes concrètes, impersonnelles; on peut les calculer et
les échanger. Grâce à la possibilité de calcul qu'offre l'économie
monétaire capitaliste, la liberté est descendue du domaine des rêves dans
celui de la réalité.
L'homme habitué à la liberté dans les relations purement économiques la
demande aussi dans les autres domaines de la vie. C'est pourquoi la
tendance à éliminer de l'État tout arbitraire et toute dépendance
personnelle marche de pair avec le développement du capitalisme.
Conquérir, aussi dans le droit public, des droits subjectifs pour les
citoyens, limiter au strict minimum le pouvoir discrétionnaire des
autorités, tels est le but du mouvement bourgeois pour la liberté. Ce
mouvement demande le droit, non la faveur. Pour réaliser cette
revendication, il n'est pas d'autre moyen que de réduire énergiquement
la puissance dont l'État dispose vis-à-vis de l'individu; la liberté
consistera ainsi dans la liberté vis-à-vis de l'État.
Car l'État (c'est-à-dire cet appareil de contrainte social manié par une
majorité de personnes: le gouvernement) ne fait pas courir de dangers à
la liberté tant qu'il est lié dans son action à des règles précises,
obligatoires pour tout et tous, ou tant qu'il est forcé de se conformer
aux principes obligatoires pour toutes entreprises travaillant en vue
d'un bénéfice, en vue de la rentabilité. Par exemple, dans le premier
cas, lorsque l'État exerce une activité judiciaire: le juge est lié par
la loi, qui ne laisse que peu de latitude à son appréciation
personnelle. Dans le second cas – liaison avec le principe de la
rentabilité –, lorsque l'État se fait chef d'entreprises et recherche
dans ses exploitations un succès commercial. Ce qui déborde ce cadre ne
peut ni être lié à des lois, ni être assez limité d'autre manière, pour
que l'arbitraire des organes officiels puisse être suffisamment contenu.
Il arrive alors que l'individu se trouve sans défense vis-à-vis des
décisions des fonctionnaires. Lorsqu'il agit, il ne peut pas prévoir
quelles conséquences son action aura pour lui-même, parce qu'il ne peut
pas savoir comment ceux dont il dépend apprécieront ses actes. Et cela
c'est le contraire de la liberté.
On a l'habitude de poser le problème de la liberté sous l'angle de
l'indépendance plus ou moins grande de l'individu vis-à-vis de la
société(9). Mais
la liberté politique n'est pas toute la liberté. Pour être libre dans
son action, il ne suffit pas qu'on puisse faire tout ce qui ne nuit pas
aux autres, sans en être empêché par le gouvernement ou par la force
répressive et latente des moeurs. On doit encore pourvoir agir, sans
avoir à redouter à l'avance des conséquences sociales imprévisibles.
Cette liberté est garantie seulement par le capitalisme qui ramène
prosaïquement toutes les relations réciproques entre les hommes au
principe de l'échange, dépouillé de tout élément personnel, du: do ut
des.
Le socialisme a pris l'habitude de rejeter l'argument: liberté, en
déclarant que dans la société capitaliste la liberté n'existe que pour
les possédants, le prolétaire n'étant pas libre, puisqu'il lui faut
travailler pour gagner sa vie. On ne peut méconnaître de façon plus
grossière l'idée de liberté. L'homme doit travailler s'il veut
satisfaire plus de besoins qu'un animal errant librement à travers les
monts et la plaine. C'est une des conditions imposées à sa vie par la
nature. Que les possédants puissent vivre même sans travailler est un
avantage qu'ils retirent de la coopération sociale du travail, sans
nuire à personne, sans nuire aux non-possédants. Car la coopération
sociale procure aussi à ces derniers un bénéfice, en accroissant la
productivité du travail. La société socialiste ne pourrait adoucir la
dépendance des conditions naturelles où se trouve l'individu, qu'en
augmentant encore la productivité du travail. Si elle n'y parvient pas,
si au contraire elle amène une diminution de la productivité, elle aura
rendu l'homme encore moins libre vis-à-vis de la nature.
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