Voilà
les grandes lignes de l’histoire que racontent les auteurs Götz Aly, éminent
historien de l'Holocauste, et Michael Sontheimer, correspondant pour le Der
Spiegel, dans
Fromms: How Julius Fromm’s Condom Empire Fell to the Nazis (Other Press,
novembre 2009). L’essai retrace l'histoire de la mise en marché de la première
marque de préservatifs en Allemagne et la culture sexuelle qui a permis son
essor. Il décrit aussi les machinations qui ont permis aux nazis de voler des
entreprises appartenant à des familles juives-allemandes et la tragédie d'un
homme dont le grand amour pour son pays d’adoption – qui lui a permis de
prospérer – a été trahi par son gouvernement sous le regard approbateur de ses
concitoyens.
Les débuts d’un entrepreneur doué |
Julius
Fromm est né en 1883 de parents juifs établis dans un quartier pauvre de Konin –
ville de Pologne appartenant alors à l'Empire russe. Dix ans plus tard, lui et
sa famille fuient la pauvreté et le désespoir d’une Russie antisémite pour
s’installer à Berlin. C’est la vitalité économique de la ville qui attire
d’abord le père de Julius. C’est aussi la communauté d’immigrants juifs de
l’Europe de l'Est qui y est déjà bien établie. L'Allemagne d’alors offre aux
immigrants juifs un environnement juridique sécuritaire, la liberté de
mouvement, et celle de choisir une profession.
Julius et les membres de sa famille aménagent dans un appartement d’une pièce
d’un quartier de Berlin reconnu pour sa criminalité. Ce quartier aux loyers
abordables est la première destination de la plupart des juifs qui émigrent de
l’Est. Aussitôt que leur situation le permet, les Fromm déménagent dans de plus
grands appartements. Ils gagnent leur vie à fabriquer artisanalement des
cigarettes qu’ils vendent le soir dans les cafés et bars de la ville – en 1894,
l’Association des professionnels du tabac de Berlin compte 21 usines où
travaillent 111 employés et environ 700 entreprises familiales de fabrication de
cigarettes, dont l’une appartient aux Fromm.
À 15 ans, Julius devient
le principal pourvoyeur de la famille suite au décès de son père. Avec sa mère,
il prend en charge l’entreprise familiale et fabrique des cigarettes durant
encore une dizaine d’années. À 24 ans, il épouse la mère de son premier fils.
Alors que la confection manuelle des cigarettes est tranquillement remplacée par
la production de masse, Julius cherche de nouvelles façons de gagner sa vie.
« Rouler des cigarettes à la main n’était pas une alternative à long terme, se
rappelle son fils Edgar. Il décide donc, en 1912, de prendre des cours du soir
en chimie – et plus particulièrement dans le domaine du caoutchouc. Il a l’idée
de fabriquer des préservatifs. »
Deux ans plus tard,
l’année où débute la Première Guerre mondiale, il enregistre sa propre
entreprise: la Israel Fromm, Manufacturing and Sales Company for Perfumes and
Rubber. Fromm loue une boutique où il vend ses produits de caoutchouc sans
couture (seamless). Il se considère maintenant comme un marchand. En
1916, sa compagnie est classée sous: I. Fromm, Special Manufacturing of Rubber
Products, Fromms Act.
Julius Fromm donne
l'impression de ne vivre que pour son travail et son entreprise. Homme de peu
d’éducation, il fréquente brièvement la Eighth Community Elementary School de
Berlin. Mais c’est seul qu’il acquiert les compétences nécessaires au bon
fonctionnement de son entreprise – qu’il lance presque sans capital. La guerre
accroît la demande pour les préservatifs. Fromm doit engager plus de
travailleurs et agrandir ses installations de Berlin.
Comme
l’expliquent Aly et Sontheimer, c’est en 1916 que Julius choisit le nom Fromms
Act pour sa compagnie. Bien qu'il n'existe pas de document qui explique comment
le jeune entrepreneur en est venu à y inclure l'orthographe anglais du mot « Act »,
il est probable qu'il ait eu l'idée de son frère ainé, Salomon, qui a développé
un oeil pour le marché international durant un séjour à Londres. Les deux ont
peut-être calculé que « Fromms Act » sonnait bien, même un peu risqué, et que la
connotation cosmopolite générerait des ventes. Autant en allemand qu’en anglais,
le mot « act » (Akt en allemand) signifie « action » de même que
l'« acte » de nature théâtrale ou sexuelle. Il réfère aussi, en allemand, au nu
en peinture et, ainsi, au corps nu. De plus, le mot allemand peut passer pour
une abréviation du terme Aktiengesellschaft (corporation), donnant ainsi
l'impression d'une entreprise bien établie et prospère – alors que dans les
faits, Fromm est à la tête d’une humble opération à Berlin, même si en moins de
deux, Fromms Act devient une marque de commerce très reconnue. De la même façon
que la marque Kleenex est devenue synonyme de papier-mouchoir, le mot Fromms
devient synonyme de condom.
Pour habiller l’emballage
de son produit, Fromm choisi ses deux couleurs favorites: le vert et le mauve.
L’idée d’apposer son propre nom sur le produit vient de lui: il s’agit d’« une
des idées brillantes de mon père », explique son fils Edgar. En apposant son nom
sur le produit, il risque gros: si son aventure s’avère être un flop, son nom y
sera associée. Pour ceux qui trouvent embarrassant l’achat de préservatifs,
Fromm insère dans chaque paquet une petite carte sur laquelle il est écrit:
« Veuillez s’il-vous-plaît me remettre discrètement un paquet de trois Fromms
Act ». Les consommateurs peuvent ainsi le glisser sur le comptoir du pharmacien
pour un achat rapide et silencieux.
Toujours à l’affut de
nouvelles méthodes pour augmenter la qualité de ses produits tout en réduisant
un haut taux de rejets, Fromm expérimente avec les ingrédients, les procédés et
les temps d’exposition à la chaleur. Il paie aussi ses employés en charge de
l’inspection en tenant compte du nombre d’items défectueux détectés. Le contrôle
de qualité instauré par Fromm dans ses usines est l’une des principales raisons
qui expliquent la réputation internationale dont jouissent ses produits.
Contrairement à ses compétiteurs, Fromm garantit la qualité et la fraîcheur de
ses produits. En 1917, il lance le slogan: « Nous garantissons nos produits –
échanges acceptés en tout temps. »
En 1919, Fromm se fait
bâtir une villa de luxe dans une banlieue huppée de Berlin. La petite famille de
cinq vit maintenant dans une maison de deux étages avec bonne et chauffeur.
Julius demande sa citoyenneté allemande à cette époque. Il l’obtient l’année
suivante. Sur son formulaire, il écrit que le revenu annuel de sa famille est
d’environ 25 000 marks – ce qui fait environ 250 000 euros. Fromm est le premier
à se promener en Cadillac à Berlin!
Durant les années qui
suivent, Fromm investit. Il fait bâtir une nouvelle usine à la fine pointe de la
technologie à Köpenick. Presque toutes les machines et les installations qui s’y
trouvent sont construites ou conçues à partir de ses propres spécifications et
la plupart sont brevetées. En 1926, Fromms Act produit 24 millions de condoms.
En 1931, plus de 50 millions. En 1933, selon un rapport du Bureau de crédit
allemand: « Les ventes [de Fromms Act] se situent dans les millions. Les
produits de la compagnie sont très bien établis. Nos sources décrivent Fromm
comme un homme d’affaires extrêmement compétent et ambitieux ayant mis seulement
quelques années à gravir les échelons du succès. Nous ne détenons aucune
information négative à son sujet. »
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