Dans
une lettre à William Short envoyé en 1819, Thomas Jefferson écrit: « Je suis
moi aussi un épicurien. Je considère que les doctrines authentiques (et non
celles qu’on lui impute) d’Épicure contiennent tout ce que la Grèce et Rome nous
ont laissé de rationnel dans la philosophie morale. » Mais ce qui est aussi
intéressant, c’est que même nos amis les marxistes trouvaient qu’Épicure était
un grand philosophe. Marx lui-même a consacré sa thèse de doctorat aux
différences entre l’atomisme d’Épicure et de son prédécesseur Démocrite.
La plupart des livres consacrés à l’épicurisme publiés en France au 20e siècle
ont été écrits par des marxistes (je suppose qu’on pourrait dire cela de la
plupart des livres publiés en France sur n’importe quel sujet au 20e siècle…!).
Je possède un petit livret sur Lucrèce publié dans les années 1950 dans une
collection intitulée Les classiques du peuple. Dans la section Avertissement,
l’auteur remercie les spécialistes soviétiques des questions relatives à Lucrèce
et au matérialisme antique pour « quelque originalité sur certains points » que
l’on pourrait reconnaître à son étude.
Marx a trouvé dans l’épicurisme une conception matérialiste de la nature qui
rejetait toute téléologie et toute conception religieuse des réalités naturelles
et sociales. Et pour revenir à Mises, c’est aussi précisément ce qui l’attirait.
La section de L’Action humaine où l’on retrouve la citation que j’ai lue
au début s’appelle « Une critique des conceptions holistes et métaphysiques de
la société ». Mises y dénonce toutes les doctrines sociales qui ne s’appuient
pas sur le rationalisme, l’utilitarisme et le libéralisme, qui, écrit-il, « doivent nécessairement engendrer des guerres et des guerres civiles jusqu’à ce
qu’un des adversaires soit annihilé ou soumis ».
Comme la plupart d’entre vous le savent, Mises incluait les courants du droit
naturel dans ces doctrines non scientifiques, un point crucial sur lequel
Rothbard et beaucoup d’autres de ses disciples contemporains étaient en
désaccord avec lui. Il défendait plutôt une position utilitariste, selon
laquelle « La loi et la légalité, le code moral et les institutions sociales, ne
sont désormais plus vénérés comme des décrets insondables que les cieux nous ont
imposés. Leur origine est humaine, et le seul critère qu’on devrait leur
appliquer est celui de leur utilité au regard du bien-être des hommes. »
Épicure avait conçu sa philosophie en réaction aux concepts platoniciens de
Raison avec un R majuscule, de Bien, de Beauté, de Devoir, et d’autres notions
absolues possédant une existence propre dans un quelconque monde surnaturel.
Pour Épicure, ce qui est moral est ce qui apporte du plaisir aux individus dans
un contexte où il n’existe pas de conflits sociaux. Le sage épicurien respectera
le contrat social et ne causera de tort à personne non pas pour se conformer à
quelque injonction morale imposée d’en haut, mais simplement parce que c’est la
façon la plus commode de garantir son bonheur et de maintenir sa tranquillité
d’esprit.
Mises affirme la même chose lorsqu’il réitère son attachement à l’utilitarisme,
qui considère les règles de la moralité non comme des absolus, mais comme des
moyens pour les individus d’atteindre leurs fins par la coopération sociale.
Dans son livre Le Socialisme, il écrit: « Les évaluations éthiques
correspondant à ‘bon’ et à ‘mauvais’ ne peuvent être appliquées qu’au regard des
fins que l’action cherche à atteindre. Comme Épicure l’a exprimé (…) Un vice
sans conséquence préjudiciable ne serait pas un vice. Puisque l’action n’est
jamais sa propre fin, mais plutôt le moyen d’atteindre une fin, on ne peut
définir un acte comme bon ou mauvais qu’au regard des conséquences de cet acte. » Pour Mises, l’épicurisme avait inauguré l’émancipation de l’humanité
précisément parce qu’il menait à l’utilitarisme.
Les fondements mêmes de la praxéologie, la logique de l’action humaine, reposes
sur des concepts épicuriens. Épicure déclare que la nature force tout être
vivant à chercher le plaisir et à éviter la douleur. Lorsqu’ils atteignent leur
but, les êtres se retrouvent dans un état de satisfaction et de repos que l’on
peut appeler bonheur ou tranquillité d’esprit. L’ataraxie est le terme utilisé
par Épicure pour décrire un parfait état de satisfaction, celui d’un être libéré
de tout malaise.
En lisant les premières pages de L’Action humaine, on croirait lire un
traité épicurien. Mises explique dans la section « Les conditions préalables à
l’action humaine » que « Nous appelons contentement ou satisfaction cet état de
l’être humain qui n’entraîne et ne peut entraîner aucune action. (…)
L’incitation qui amène un homme à agir est toujours un malaise ou une quelconque
insatisfaction. Un homme parfaitement satisfait de sa situation n’aurait aucune
motivation à changer quoi que ce soit. » Il ajoute une référence à John Locke
qui, dans son Essai sur l’entendement humain, utilise le même type
d’explication. Deux pages plus loin, Mises mentionne l’ataraxie épicurienne et
défend de nouveau Épicure contre les attaques des « écoles de pensée
théologiques, mystiques et autres qui s’appuient sur une éthique hétéronome* »
qui, écrit-il, « n’ont pas ébranlé les fondements de l’épicurisme parce qu’elles
ne pouvaient soulever d’autre objection que son indifférence envers les plaisirs
‘élevés’ et ‘nobles’ ».
Dans la même veine, Mises ridiculise l’anthropomorphisme naïf qui consiste à
appliquer des caractéristiques humaines à des entités divines définies comme
parfaites et omnipotentes. Comment une telle entité peut-elle être conçue comme
un être qui planifie et qui agit, ou comme une personnalité en colère, jalouse
et susceptible d’être soudoyée, tel qu’on le voit dans de nombreuses traditions
religieuses? Comme Mises l’écrit encore une fois dans L’Action humaine, « Un être qui agit est insatisfait de sa situation et n’est donc pas
tout-puissant. S’il était satisfait, il n’agirait pas, et s’il était
tout-puissant, il aurait depuis longtemps radicalement mis fin à son
insatisfaction. »
Dans un article
traitant des implications de l’action humaine publié sur le site de l’Institut
Mises il y a deux ans, Gene Callahan se penchait sur cette question et affirmait
qu’autant qu’il sache, la façon dont Mises applique les leçons de la praxéologie
à un possible être suprême fait preuve d’une grande originalité. En réalité,
Mises a directement emprunté cette idée à l’épicurisme. Épicure affirmait que
puisque les dieux sont parfaits et entièrement satisfaits de leur existence, ils
ne pouvaient en aucune façon être impliqués dans les affaires des hommes. Il
était ridicule de les craindre et inutile de tenter d’en obtenir des faveurs par
des prières ou des sacrifices. À cause de cela, on l’a soupçonné d’être athée,
ce qui explique en grande partie pourquoi il a été tant vilipendé par des
auteurs chrétiens au fil des siècles.
On peut retrouver de nos jours
des groupes de
néo-épicuriens sur le Web. Il y a plusieurs années, j’ai joint une liste de
discussion sur l’épicurisme et j’ai découvert à mon grand étonnement que la
plupart des participants étaient des libertariens, dont de nombreux
objectivistes ou ex-objectivistes. On trouve sur Internet
des articles discutant
des similarités entre l’objectivisme et l’épicurisme, et comment Ayn Rand a été
influencé par Épicure.
Ce n’est qu’un autre exemple des nombreux liens entre cette philosophie antique
et la tradition libérale classique et libertarienne. Comme je l’ai mentionné au
début, très peu a été écrit sur ce sujet ou sur l’épicurisme en général
d’ailleurs. Je n’ai eu que le temps de présenter un bref tour d’horizon de
certains de ces liens. J’espère que d’autres étudiants et chercheurs y verront
des avenues de recherche intéressantes et qu’ils exploreront les divers chemins
qui mène d’Épicure à Mises.
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