On peut réunir en six groupes principaux les influences qui maintiennent
l'économie en perpétuel mouvement. D'abord et en première ligne il faut
placer les changements qui s'accomplissent dans la nature au milieu de
laquelle on se trouve. Il ne s'agit pas là seulement des grands ou
petits changements des conditions climatiques ou autres de ce genre. Il
faut compter aussi dans ce premier groupe les changements que produit
l'action des hommes sur la nature, par exemple l'épuisement du sol, des
ressources en bois ou en minéraux. Viennent ensuite, en second lieu, les
changements dans le nombre et la composition de la population, puis dans
l'importance et les éléments du capital, les changements dans la
technique de la production, dans l'organisation sociale du travail et
enfin les changements dans les besoins de la population(1).
De toutes les causes de changement, la première est de beaucoup la plus
importante. Il est possible – ne discutons pas pour l'instant cette
possibilité – qu'une communauté socialiste règle le mouvement
démographique et la formation des besoins de telle sorte que ces deux
éléments ne troublent plus l'équilibre économique. Alors, il serait
peut-être aussi possible que tout changement cessât dans les autres
conditions de l'économie. Cependant la communauté socialiste ne pourra
exercer la moindre influence sur les conditions naturelles de
l'économie. La nature ne s'adapte pas à l'homme: c'est l'homme qui doit
s'adapter à la nature. Même la communauté socialiste devra tenir compte
des variations naturelles; elle sera forcée d'envisager les conséquences
des grands événements élémentaires; il lui faudra tenir compte du fait
que les forces et les trésors de la nature ne sont pas inépuisables.
Dans le cours tranquille de l'économie socialiste, des troubles
pénétreront donc de l'extérieur, l'empêchant, aussi bien que l'économie
capitaliste, de rester stationnaire.
2. Changements démographiques |
D'après la conception naïve du socialisme, il y a sur terre assez de
biens pour que chaque homme soit heureux et satisfait. S'il est des
hommes qui manquent du nécessaire, cela est dû à des institutions
sociales défectueuses, qui d'une part entravent la force protectrice et
d'autre part, par suite d'une inégale répartition, attribuent trop aux
riches et trop peu aux pauvres(2).
Le principe de population de Malthus et la loi du rendement décroissant
ont mis fin à ces illusions. Caeteris paribus, au-delà d'une
certaine mesure, l'accroissement de la population ne marche pas de pair
avec un accroissement proportionnel des moyens de subsistance. Au-delà de cette limite (surpopulation absolue), le contingent de ressources en
biens pour chaque individu diminue. Que cette limite, étant donné les
circonstances, soit déjà atteinte ou non, est une question de fait qui
ne doit pas être confondue avec l'étude et la connaissance de la
question de principe.
Sur cette question, les socialistes diffèrent d'avis. Les uns rejettent
purement et simplement les principes de Malthus. Aucun écrivain n'a été
combattu au XIXe siècle plus vivement que Malthus. Les ouvrages de Marx,
Engels, Dühring et autres regorgent d'insultes contre Malthus, le « calotin »(3).
Mais, ils ne l'ont pas refusé. Aujourd'hui, l'on peut considérer comme
définitivement closes les discussions sur la loi de la population. L'on
ne conteste plus non plus la loi du rendement. Il est donc inutile
d'insister sur les écrits qui repoussent ou ignorent cette doctrine.
D'autres socialistes croient dissiper toutes les objections en attirant
l'attention sur l'accroissement inouï de la production. Il faudra
d'abord examiner si vraiment l'on peut compter dans la communauté
socialiste sur un accroissement de la productivité. En admettant que cet
accroissement se réalise, cela ne changerait rien au fait qu'à chaque
situation donnée de la productivité correspond un maximum idéal du
chiffre de la population au-delà duquel toute augmentation de la
population amène forcément une diminution pour chaque individu de sa
part de revenu du travail. Si l'on veut réfuter la validité de la loi de
population et de la loi du rendement décroissant dans la société
socialiste, il faudrait prouver que chaque enfant, né en plus du chiffre
idéal de la population, apporte en naissant une telle amélioration de la
productivité, que la part individuelle des revenus n'en sera pas
diminuée.
Un troisième groupe affirme qu'on aurait tort de s'alarmer, attendu que
l'expérience démontre qu'avec l'accroissement de la civilisation, avec
la rationalisation toujours plus poussée de l'existence, avec les
exigences accrues des besoins, l'accroissement de la population se
ralentit. Mais on oublie que le chiffre des naissances ne baisse pas
parce que le bien-être augmente, mais que la cause en est la « moral
restraint ». Pour l'individu, tout prétexte à n'avoir pas d'enfants
cesse dès l'instant où la fondation d'une famille peut avoir lieu sans
sacrifices personnels parce que l'entretien des enfants incombe à la
société. Au fond, c'est la même conclusion fallacieuse que celle de
Godwin, lorsqu'il montrait qu'il y a « a principle in human society »
qui enferme toujours la population dans les limites fixées par les
possibilités en moyens de subsistance. Malthus a dégagé l'essence de ce
mystérieux principe(4).
Sans réglementation par la contrainte du mouvement démographique, une
communauté socialiste est impossible. La société socialiste doit être
suffisamment armée pour empêcher que le chiffre de la population dépasse
un certain maximum ou minimum. Elle doit chercher à maintenir toujours
ce chiffre de population idéal qui permet d'attribuer à chacun la plus
grande part possible du revenu commun. Comme toute autre forme de
société, elle est forcée de considérer comme un mal et le dépeuplement
et le surpeuplement. Mais comme les mobiles y font défaut qui, dans une
société reposant sur la propriété privée des moyens de production,
harmonisent le nombre des naissances et la quantité des moyens de
subsistance, elle devra prendre elle-même en main le règlement de ces
questions. Nous n'avons pas besoin d'examiner ici quelles seront les
mesures de détail prises en vue de la réalisation d'une politique
démographique. Il ne nous intéresse pas davantage de savoir si, à côté
de ces mesures, la communauté socialiste cherchera ou non à réaliser un
programme d'eugénisme et d'amélioration de la race. Ce qui est sûr,
c'est qu'une communauté socialiste peut instaurer « l'amour libre »,
mais non l'enfantement libre. Il ne saurait être question du droit à
l'existence pour chaque nouveau-né, tant qu'on n'aura pas obvié aux
naissances indésirables. De telles naissances, il y en aura aussi dans
la communauté socialiste; des enfants naîtront pour qui « au grand
banquet de la nature aucun couvert ne sera mis », et auxquels on
intimera de disparaître le plus vite possible. Toute l'indignation
suscitée par ces paroles de Malthus n'y changera rien.
3. Variations de la demande |
Il ressort des principes auxquels le socialisme doit se conformer dans
la répartition des biens de jouissance, qu'il ne peut laisser libre
cours au développement des besoins. Si le calcul économique existait
dans la communauté socialiste, et si donc une estimation, même
approximative, du coût de la production était possible, on pourrait
laisser à chaque associé la faculté de décider librement de ses besoins
dans le cadre des unités qui lui sont attribuées pour sa consommation.
Chacun pourrait ainsi choisir selon ses préférences. Sans doute, il
pourrait arriver que, par suite de la mauvaise volonté du directeur de
la production, par suite de la mauvaise volonté du directeur de la
production, par suite d'un faux calcul exagérant les frais généraux leur
incombant, par suite d'une fabrication mal comprise, les biens de
jouissance devinssent beaucoup trop chers. Il ne resterait plus alors
aux associés lésés d'autres moyens de défense que la lutte politique
contre le gouvernement. Tant qu'ils seraient en minorité, il leur serait
impossible d'établir autrement les comptes ou d'améliorer la production.
Mais leurs revendications trouveraient déjà quelque appui dans le fait
que la plus grande partie au moins des facteurs en question peuvent être
exprimés en chiffres, et qu'ainsi la question se trouverait relativement
clarifiée.
Mais puisque dans la communauté socialiste il n'y a pas de calcul
économique, il s'ensuivra forcément que toutes les questions touchant la
détermination des besoins ressortiront au gouvernement. Les associés,
pris dans leur ensemble, exerceront sur cette détermination la même
influence que sur tout autre acte du gouvernement. L'individu y aura
exactement la part qu'il a dans la formation de la volonté générale. La
minorité devra s'incliner devant la volonté de la majorité. Elle ne
trouvera aucune protection dans le système de la représentation
proportionnelle, qui de par sa nature ne vaut que pour des élections et
non pour des votes sur telle ou telle action.
La volonté générale, c'est-à-dire la volonté des maîtres du moment,
assumera donc les fonctions qui dans l'économie d'échange reviennent à
la demande. Quels sont les besoins les plus importants et qui par
conséquent doivent être d'abord satisfaits, ce n'est pas l'individu qui
en décidera, mais le gouvernement.
La demande deviendra ainsi beaucoup moins variée, beaucoup moins
variable aussi que dans l'économie capitaliste, où les forces qui
tendent à la faire varier sont incessamment agissantes, tandis qu'elles
manquent dans l'économie socialiste. Comment des novateurs
réussiraient-ils à imposer à la majorité leurs idées qui s'écartent des
errements traditionnels? Comment un chef pourrait-il secouer la torpeur
des masses indolentes? Comment les déterminer à quitter de vieilles
habitudes que leur âge a rendues chères pour les échanger contre ce qui
est nouveau et meilleur? Dans l'économie capitaliste où chacun peut
régler sa consommation d'après ses moyens, il suffit de persuader un
individu ou quelques individus qu'ils trouveront dans une telle nouvelle
voie une meilleure satisfaction de leurs besoins. Les autres suivront
peu à peu leur exemple. L'acclimatation progressive d'une nouvelle
manière de satisfaire les besoins est accélérée du fait que les revenus
sont inégalement répartis. Les plus riches accueillent d'abord les
nouveautés et s'habituent à s'en servir. Ainsi ils donnent un exemple
que les autres s'efforcent de suivre. Lorsque les classes supérieures
ont une fois adopté une certaine habitude de vie, la production en
reçoit une impulsion, elle cherche à améliorer la fabrication, afin que
les classes pauvres aient bientôt la possibilité de marcher sur les
traces des riches. C'est la fonction du luxe de promouvoir le progrès.
La nouveauté « est le caprice d'une élite avant de devenir un besoin
public et une nécessité. Le luxe d'aujourd'hui est le besoin de demain »(5).
Le luxe est le fourrier du progrès, car il développe les besoins latents
et rend les gens insatisfaits. Les prédicateurs de morale, qui
condamnent le luxe, en arrivent, s'ils sont tant soit peu conséquents, à
considérer le manque relatif de besoins des animaux errant dans la
forêt, comme l'idéal d'une existence morale.
4. Changements dans la grandeur du capital |
Les biens-capitaux qui entrent dans la production s'y usent plus moins
rapidement. Et cela ne vaut pas seulement pour les biens dont on se
compose le capital en circulation, mais aussi pour ceux dont se compose
le capital fixe. Eux aussi sont consommés plus ou moins vite par la
production. Pour que le capital ne diminue pas, ou pour qu'il
s'accroisse, il faut toujours de nouvelles interventions de ceux qui
dirigent la production. Il faut veiller à ce que les capitaux usés dans
la production soient reconstitués et qu'en plus nouveau capital soit
créé; le capital ne se reproduit point pas génération spontanée.
Dans une économie entièrement immobile, ces opérations n'ont pas besoin
d'être préparées par une pensée réfléchie. Lorsque dans l'économie tout
demeure immuable, il est aisé de constater ce qui a été consommé et de
décider des mesures à prendre pour en assurer le remplacement. Il en va
tout autrement pour une économie soumise à des changements. La direction
de la production et les procédés de fabrication sont en perpétuelle
transformation. Ici il ne s'agit pas seulement de remplacer les
installations hors de service et les produits semi-ouvrés tels qu'ils
étaient antérieurement, mais de mettre à leur place quelque chose de
meilleur ou qui corresponde du moins mieux à la nouvelle tendance des
besoins. Ou bien le remplacement des capitaux consommés dans une branche
de production qui doit être restreinte se fait par l'investissement de
nouveaux biens-capitaux dans d'autres branches de production qui doivent
être agrandies, ou créées. Pour entreprendre des opérations aussi
compliquées, il faut calculer. Sans calcul économique, le calcul des
capitaux est irréalisable. L'économie socialiste, qui ne peut procéder à
des calculs économiques, se trouve ainsi complètement désarmée en
présence d'un des problèmes fondamentaux de l'économie. Avec la
meilleure volonté, il ne lui sera pas possible de procéder aux
opérations intellectuelles lui permettant de mettre en harmonie
production et consommation de telle sorte que, au moins, la valeur
globale du capital soit maintenue, et que l'excédent seulement soit
affecté à la consommation.
Mais en dehors de ces difficultés qui à elles seules sont déjà
insurmontables, il existe encore bien d'autres obstacles qui s'opposent
à une économie rationnelle des capitaux dans la communauté socialiste.
Tout maintien du capital et tout accroissement de capital nécessitent
des frais. Ils imposent le renoncement à des jouissances actuelles pour
en obtenir en échange de plus abondantes dans l'avenir. Dans l'économie
reposant sur la propriété privée des moyens de production, ces
sacrifices sont accomplis par les propriétaires des moyens de
production, et par ceux qui en restreignant leur propre consommation
sont en voie de le devenir. Ils tirent ainsi une traite sur l'avenir,
dont ils ne recueilleront pas seuls les avantages. Ils devront les
partager avec les ouvriers, attendu qu'avec l'accroissement du capital,
caeteris paribus, la productivité marginale et donc le salaire
montent. Mais le fait seul de ne pas gaspiller (c'est-à-dire de ne pas
épuiser le capital) et économiser (c'est-à-dire accroître le capital)
est avantageux pour eux et suffit à les inciter au maintien et à
l'accroissement du capital. L'impulsion dans ce sens est d'autant plus
forte, que leurs besoins actuels sont plus abondamment satisfaits. Car
la décision en faveur de la satisfaction future des besoins est d'autant
plus facile, que les besoins actuels qui ne peuvent être satisfaits
apparaissent moins pressants. Dans la société capitaliste, c'est
l'inégalité dans la répartition des revenus et de la fortune qui remplit
la fonction de conserver et d'accroître le capital.
Dans l'économie socialiste, le maintien et l'accroissement du capital
sont la tâche de la collectivité organisée, de l'État. L'utilité d'un
emploi rationnel du capital est le même que dans l'économie capitaliste.
L'avantage du maintien et de la formation nouvelle du capital profite
également à tous les membres de la collectivité, et les frais en sont
aussi supportés également par tous. La décision quant à l'administration
du capital est remise aux mains de la communauté, d'abord de la
direction économique, et indirectement de tous les associés. Ils devront
décider, s'il faut produire plus de biens de jouissance ou plus de biens
de production, s'il faut choisir pour la production des processus plus
courts, mais procurant un moindre bénéfice, ou bien des processus plus
lents, mais qui procurent de plus importants bénéfices. On ne peut
savoir quelles seront ces décisions de la majorité. Les hypothèses à ce
sujet n'ont pas de sens. Le point de départ de ces décisions est autre
que dans l'économie capitaliste. Dans cette dernière, l'épargne est une
affaire qui intéresse les plus industrieux et les plus riches. Dans
l'économie de la collectivité socialiste, la décision tranchant la
question: doit-on épargner ou non, devra être prise par tous sans
distinction, y compris donc les plus paresseux et les plus prodigues. De
plus, il ne faut pas oublier que l'aisance incite à épargner, impulsion
qui ici fera complètement défaut. Il faut aussi remarquer que l'on
laissera libre carrière à la démagogie des chefs et de ceux qui veulent
devenir des chefs. L'opposition sera toujours prête à montrer que l'on
devrait mettre davantage à la disposition des besoins actuels qu'ils ne
conviendrait de le faire et le gouvernement sera assez porté à gaspiller
pour se maintenir plus longtemps au pouvoir. Après nous le déluge est
une vieille maxime gouvernementale.
Les expériences faites jusqu'ici avec l'administration du capital par
des organismes officiels ne permettent pas d'espérer que les futurs
gouvernements socialistes feront preuve d'une grande capacité d'épargne.
En général, de nouvelles installations n'ont été créées que lorsque les
sommes nécessaires avaient été fournies par l'emprunt, c'est-à-dire par
l'esprit d'épargne des citoyens. Avec l'argent des impôts et autres
revenus publics, on a rarement rassemblé un capital. Par contre, on
pourrait citer de nombreux exemples montrant que la valeur globale des
moyens de production appartenant à des organismes officiels avait
diminué parce que, pour décharger le plus possible le budget des
dépenses, on avait négligé de les maintenir en bon état.
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