En Allemagne, le prix fixe existe depuis 1887 et perdure jusqu'à nos
jours (depuis 2002 sous forme d'une loi). Les professionnels des autres
pays de l'Europe du Nord adoptent dans leur majorité des dispositifs
similaires entre 1830 et 1930. En France, une loi sur le prix fixe est
adoptée en 1981. D’autres pays d'Europe emboîtent aussi le pas:
l'Espagne en 1974, le Portugal en 1966, la Grèce en 1997 et l'Italie en
2001.
L'objectif affiché du prix unique du livre est la préservation de la
librairie de détail spécialisée, dont l'activité est essentiellement ou
exclusivement la vente de livres. D'après les professionnels du secteur,
le rôle de prescription et de publicité de ces détaillants est essentiel
pour qu'existe une offre éditoriale diversifiée et de qualité.
Hausse des prix = baisse de consommation |
C’est bien beau tout ça, mais est-ce que ça marche? Pourquoi des pays
qui avaient adopté le prix unique ont-ils cru bon de le rejeter après
quelques années? Pourquoi la France semble-t-elle se satisfaire de la
mesure? (Intuitivement, on est porté à croire que plusieurs autres
mesures et protections fiscales ont été introduites par l’État pour
corriger les effets négatifs du prix unique – en plus du fait que le
marché français est immense…)
En 1998, une analyse de l'impact des régimes de prix unique sur le
marché du livre a été réalisée par l'économiste Michel Leblanc puis
présentée devant le Groupe de travail sur la rentabilité et la
consolidation des librairies. Bon, ça date un peu, mais le sujet de
l’étude est plutôt intemporel. Ce qui était vrai alors est encore vrai
aujourd’hui. Deux ans plus tard, M. Leblanc signait une lettre ouverte
dans La Presse, dans laquelle il demandait justement: « Comment
peut-on ne pas comprendre que s'il y a hausse des prix, il y aura baisse
de la consommation? »(1) Élémentaire!
Les conclusions de l’étude en question sont limpides:
1. Un régime de prix unique entraîne une hausse relative du prix
du livre. D'abord, le prix moyen payé par le consommateur augmente
automatiquement à la suite de l'élimination des rabais consentis par
les grandes surfaces. Ensuite, le prix unique décourage l'innovation
dans l'édition. Enfin, le prix unique isole le consommateur des
gains de productivité réalisés aux niveaux de la distribution et de
la vente au détail. [...]
2. Un régime de prix unique ne protège pas les librairies
traditionnelles de l'érosion de leur part de marché. Par exemple,
l'adoption par la France d'un régime de prix unique, en 1981, a
donné un répit initial de cinq ans seulement aux librairies
traditionnelles. Leur part de marché a repris ensuite sa tendance à
la baisse [...]
3. Un régime de prix unique ne limite pas la croissance de la part
de marché des grandes surfaces. Ces dernières s'appuient sur une
double stratégie: offrir au consommateur un cadre pratique pour y
effectuer ses achats non spécialisés et des prix plus bas que dans
les commerces spécialisés. Éliminer leur avantage sur les prix ne
réduit pas l'intérêt pour le consommateur de profiter du côté
pratique qu'offrent les grandes surfaces. En outre, loin de réduire
l'intérêt de vendre des best-sellers dans les grandes surfaces,
fixer un prix unique vient au contraire hausser les marges
bénéficiaires que retirent les grandes surfaces de la vente de
livres. Comme en France, elles élargiront l'éventail des livres
offerts sur leurs étagères.
4. Enfin, un régime de prix unique n'assure pas une plus grande
diversité de la production littéraire. On dit souvent que la grande
diversité de la production littéraire per capita qu'a connu
le Royaume-Uni, lorsque comparée à celle des États-Unis, s'explique
par le régime de prix unique qui y a eu cours jusqu'en 1992 [sic].
Ce raisonnement attribue à la mouche ce qui revient au cheval. C'est
le grand nombre des lecteurs du Commonwealth et la force de la
demande de livre en anglais, notamment par les Américains, qui
expliquent cette production importante per capita. [...]
Prix à la hausse; érosion non contenue des parts de marché; aucune
assurance que les grandes surfaces n’investiront pas davantage le
marché; impact nul sur la diversité: le prix unique, à moins d’être
accompagné d’un édifice complexe de lois et de mesures fiscales, ne sert
à rien – sauf peut-être à sauver des entreprises en perte de vitesse.
Comme je l’ai déjà écris dans le second des articles de ma série
« Dé(livre)z-nous du marché »(2), le régime de prix unique est loin
d'être une solution. Il ne sert en fait qu’à maintenir en vie de petites
entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux nouvelles réalités – que ce
soit l’arrivée des grandes surfaces ou celle des Amazon & Cie et du
commerce en ligne.
Au lieu de se tourner automatiquement vers l'État pour réclamer des
solutions à leurs problèmes ou de nouvelles protections, les libraires
gagneraient à se spécialiser et à promouvoir ce qui les différencie des
grandes surfaces et des chaînes de librairies. Ils gagneraient aussi à
se regrouper en associations de services et/ou groupes d'achat en
commun. Si l'un des principaux problèmes de rentabilité auxquels ils
font face est celui de la mince marge de profit, de tels regroupements
pourraient, par l'achat en gros, les aider à l'augmenter.
Comme le soulignait justement Michel Leblanc dans sa lettre ouverte,
« Il est temps qu'on admette, dans certains milieux, l'importance de
faire face à la réalité. Les préférences des consommateurs changent, et
c'est à l'offre de s'ajuster. Si les Québécois veulent acheter leurs
best-sellers en faisant leur épicerie, c'est leur choix. S'ils sont à la
recherche de bons prix, c'est leur droit le plus absolu. Partout dans le
monde occidental, les acheteurs de livres concentrent leurs achats dans
quatre types d'établissements: les librairies virtuelles, les grandes
librairies confortables, les petites librairies ultra-spécialisées et
les grandes surfaces qui vendent à bon marché un nombre limité de
titres. Que ceux qui, au Québec, se sentent prêts à répondre à ces
attentes se lèvent, et que les autres aillent se recoucher. »
Les gens du milieu n’ont pas à coeur l’intérêt des consommateurs lorsque
qu’ils réclament un prix unique, ils ont à coeur leur propre intérêt.
Parce que si le gouvernement cède à leur demande, ce ne sera
certainement pas eux qui seront pénalisés par la disparition des rabais.
Ce sont les consommateurs. Toutes les personnes qui achètent des livres
à rabais vont devoir débourser quelques dollars de plus lorsqu’elles
vont s’offrir un livre. Vont-elles continuer à acheter des livres?
Vont-elles fréquenter plus les petites librairies et leur permettre de
garder leurs portes ouvertes? Rien n’est moins sûr.
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