Dé(livre)z-nous du marché IV (ou le retour du prix unique) (Version imprimée)
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15
février 2010, No 275.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100215-5.htm


L'automne dernier, l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (ADELF), qui représente les sociétés oeuvrant dans le secteur de la diffusion/distribution de livres en langue française au Canada, a tenu un vaste exercice de réflexion sur l’avenir du livre. Au début du mois, elle organisait à Montréal une séance d'information et de discussion à l'intention des professionnels de tous les secteurs du livre. Entre autres choses, on y a débattu de moyens à prendre pour sauver le livre au Québec. Et encore une fois cette année, le spectre du prix unique a refait surface.

Le bidule qui va tout régler

« Ce qui me choque ici, au Québec, c'est que les grandes surfaces vont vendre une biographie de Céline Dion à moitié prix pour attirer les clients dans leurs magasins. Les gens prennent le livre sur la table, et, plus loin, ils mettent des petits pois et des carottes dans leur panier. » Il s’agit de l'éditeur Michel Lafon, pourtant spécialisé dans le best-seller. Comment mettre fin à cette aberration? (non mais a-t-on idée de mettre des petits pois sur des bouquins!) Plutôt que d’exiger qu’on interdise la vente de livres dans les grandes surfaces – ce qui serait mal vu –, on demande de forcer tout le monde à vendre les livres le même prix. « Le prix unique permet aux librairies de vivre. Comme le prix est le même partout, les gens ont tendance à préférer la librairie du coin au grand carrefour. »

Wow. Fallait y penser! Si un livre se vend le même prix partout, les gens vont se précipiter dans les petites librairies de quartier pour acheter leurs bouquins. Yeah, right. Ça fait des décennies que les gens du milieu veulent avoir un prix unique comme leurs cousins français en ont un depuis le début des années 1980. La dernière fois qu’ils l’ont proposée, l’idée a été rejetée. Qu’à cela ne tienne, on essaie de nouveau! Ça ne coûte rien d’essayer.

(Peut-être pensent-ils qu’à force de ramener le concept à l’avant-scène de façon cyclique, ils vont finir par avoir le gouvernement à l’usure? On imagine un haut fonctionnaire de la Culture en poste depuis plusieurs décennies se levant un bon matin et, exaspéré, s’écrier: « Donnez-leur donc leur &*$%# prix unique qu’on arrête d’en parler une fois pour toute! »)

Les médias ont d’ailleurs commencé à « débattre » de la chose. Dans La Presse, on a eu droit à un petit article qui rapporte très sommairement les enjeux. Sur Cyberpresse, l’éditorialiste Ariane Krol a demandé l’input des lecteurs pour écrire son édito – sans doute une nouvelle façon d’éditorialiser: on demande d’abord ce que veulent lire les lecteurs. Dans son billet, elle nous fait le coup du petit versus le gros d’entrée de jeu: « C’est, encore une fois, l’histoire de David contre Goliath. Dans le coin gauche, les petits libraires indépendants qui se démènent pour offrir une sélection de qualité, notamment en littérature québécoise. Dans le coin droit, des grandes surfaces comme Costco qui écrèment le marché en vendant des best-sellers à prix imbattables. »

Remarquez comment on présente le portrait de façon manichéenne. Dans les combats David contre Goliath, rares sont ceux qui prennent pour les gros. Les petits libraires sont donc perçus de façon positive (on a l’image du vieux libraire dans une petite boutique chaleureuse avec des plantes et un chat qui dort…), les multinationales, de façon négative (on imagine de gros hommes d’affaires insensibles qui maltraitent leurs employés et qui veulent faire toujours plus de profits…).

« Êtes-vous favorable à cette mesure qui mettrait tout le monde sur un pied d’égalité?, demande Mme Krol. Ou avez-vous l’impression qu’on cherche à vous brimer comme consommateur, en vous privant de la possibilité de payer certains ouvrages moins cher? […] [Est-ce que] couper l’herbe sous le pied à Costco ou Wal-Mart ramènerait vraiment des clients dans les petites librairies, ou si ceux-ci iraient plutôt dans les grandes chaînes comme Renaud-Bray et Archambault? » À lire les commentaires des lecteurs, on est rassuré. La très grande majorité se prononce contre une telle idée. Et l’édito que produira Mme Krol quelques jours plus tard va dans le sens des lecteurs: le prix unique est un « mirage », « une idée simple, mais pas convaincante ».

La petite histoire (selon Wiki)

L'idée du prix imposé (ou fixe, ou unique) apparaît dans l'Europe du XVIIIe siècle, apparemment comme conséquence de la séparation des fonctions de production et de diffusion des livres. Il semble que cette séparation ait rendu difficile le contrôle des conditions dans lesquelles les livres étaient vendus.

C'est en 1829 que des éditeurs anglais appliquent pour la première fois le prix fixe afin de combattre les détaillants qui accordent des rabais jugés trop importants, justifiant cette mesure par la nécessité de rémunérer les libraires qui consacrent de l'espace aux livres plus « difficiles » (livres de sciences humaines et sociales par exemple). Imaginez, près de 200 ans plus tard, on en est au même point…

Ce système reste en vigueur jusqu'en 1850, lorsqu'une influente Société des auteurs présidée par Charles Dickens obtient l'abandon du système par les éditeurs. Quarante ans plus tard, en 1890, Fredreric MacMillan réussit à réintroduire le prix fixe en Angleterre sous le nom de net price system, régime qui s'avère, sous ses différentes formes, résistant à toutes les remises en cause jusqu'à son abandon cent ans plus tard, en 1995.

En Allemagne, le prix fixe existe depuis 1887 et perdure jusqu'à nos jours (depuis 2002 sous forme d'une loi). Les professionnels des autres pays de l'Europe du Nord adoptent dans leur majorité des dispositifs similaires entre 1830 et 1930. En France, une loi sur le prix fixe est adoptée en 1981. D’autres pays d'Europe emboîtent aussi le pas: l'Espagne en 1974, le Portugal en 1966, la Grèce en 1997 et l'Italie en 2001.

L'objectif affiché du prix unique du livre est la préservation de la librairie de détail spécialisée, dont l'activité est essentiellement ou exclusivement la vente de livres. D'après les professionnels du secteur, le rôle de prescription et de publicité de ces détaillants est essentiel pour qu'existe une offre éditoriale diversifiée et de qualité.

Hausse des prix = baisse de consommation

C’est bien beau tout ça, mais est-ce que ça marche? Pourquoi des pays qui avaient adopté le prix unique ont-ils cru bon de le rejeter après quelques années? Pourquoi la France semble-t-elle se satisfaire de la mesure? (Intuitivement, on est porté à croire que plusieurs autres mesures et protections fiscales ont été introduites par l’État pour corriger les effets négatifs du prix unique – en plus du fait que le marché français est immense…)

En 1998, une analyse de l'impact des régimes de prix unique sur le marché du livre a été réalisée par l'économiste Michel Leblanc puis présentée devant le Groupe de travail sur la rentabilité et la consolidation des librairies. Bon, ça date un peu, mais le sujet de l’étude est plutôt intemporel. Ce qui était vrai alors est encore vrai aujourd’hui. Deux ans plus tard, M. Leblanc signait une lettre ouverte dans La Presse, dans laquelle il demandait justement: « Comment peut-on ne pas comprendre que s'il y a hausse des prix, il y aura baisse de la consommation? » Élémentaire!

Les conclusions de l’étude en question sont limpides:

1. Un régime de prix unique entraîne une hausse relative du prix du livre. D'abord, le prix moyen payé par le consommateur augmente automatiquement à la suite de l'élimination des rabais consentis par les grandes surfaces. Ensuite, le prix unique décourage l'innovation dans l'édition. Enfin, le prix unique isole le consommateur des gains de productivité réalisés aux niveaux de la distribution et de la vente au détail. [...]

2. Un régime de prix unique ne protège pas les librairies traditionnelles de l'érosion de leur part de marché. Par exemple, l'adoption par la France d'un régime de prix unique, en 1981, a donné un répit initial de cinq ans seulement aux librairies traditionnelles. Leur part de marché a repris ensuite sa tendance à la baisse [...]

3. Un régime de prix unique ne limite pas la croissance de la part de marché des grandes surfaces. Ces dernières s'appuient sur une double stratégie: offrir au consommateur un cadre pratique pour y effectuer ses achats non spécialisés et des prix plus bas que dans les commerces spécialisés. Éliminer leur avantage sur les prix ne réduit pas l'intérêt pour le consommateur de profiter du côté pratique qu'offrent les grandes surfaces. En outre, loin de réduire l'intérêt de vendre des best-sellers dans les grandes surfaces, fixer un prix unique vient au contraire hausser les marges bénéficiaires que retirent les grandes surfaces de la vente de livres. Comme en France, elles élargiront l'éventail des livres offerts sur leurs étagères.

4. Enfin, un régime de prix unique n'assure pas une plus grande diversité de la production littéraire. On dit souvent que la grande diversité de la production littéraire per capita qu'a connu le Royaume-Uni, lorsque comparée à celle des États-Unis, s'explique par le régime de prix unique qui y a eu cours jusqu'en 1992 [sic]. Ce raisonnement attribue à la mouche ce qui revient au cheval. C'est le grand nombre des lecteurs du Commonwealth et la force de la demande de livre en anglais, notamment par les Américains, qui expliquent cette production importante per capita. [...]

Prix à la hausse; érosion non contenue des parts de marché; aucune assurance que les grandes surfaces n’investiront pas davantage le marché; impact nul sur la diversité: le prix unique, à moins d’être accompagné d’un édifice complexe de lois et de mesures fiscales, ne sert à rien – sauf peut-être à sauver des entreprises en perte de vitesse.

Respirateur artificiel

Comme je l’ai déjà écris dans le second des articles de ma série « Dé(livre)z-nous du marché »(1), le régime de prix unique est loin d'être une solution. Il ne sert en fait qu’à maintenir en vie de petites entreprises qui n’ont pas su s’adapter aux nouvelles réalités – que ce soit l’arrivée des grandes surfaces ou celle des Amazon & Cie et du commerce en ligne.

Au lieu de se tourner automatiquement vers l'État pour réclamer des solutions à leurs problèmes ou de nouvelles protections, les libraires gagneraient à se spécialiser et à promouvoir ce qui les différencie des grandes surfaces et des chaînes de librairies. Ils gagneraient aussi à se regrouper en associations de services et/ou groupes d'achat en commun. Si l'un des principaux problèmes de rentabilité auxquels ils font face est celui de la mince marge de profit, de tels regroupements pourraient, par l'achat en gros, les aider à l'augmenter.

Comme le soulignait justement Michel Leblanc dans sa lettre ouverte, « Il est temps qu'on admette, dans certains milieux, l'importance de faire face à la réalité. Les préférences des consommateurs changent, et c'est à l'offre de s'ajuster. Si les Québécois veulent acheter leurs best-sellers en faisant leur épicerie, c'est leur choix. S'ils sont à la recherche de bons prix, c'est leur droit le plus absolu. Partout dans le monde occidental, les acheteurs de livres concentrent leurs achats dans quatre types d'établissements: les librairies virtuelles, les grandes librairies confortables, les petites librairies ultra-spécialisées et les grandes surfaces qui vendent à bon marché un nombre limité de titres. Que ceux qui, au Québec, se sentent prêts à répondre à ces attentes se lèvent, et que les autres aillent se recoucher. »

Les gens du milieu n’ont pas à coeur l’intérêt des consommateurs lorsque qu’ils réclament un prix unique, ils ont à coeur leur propre intérêt. Parce que si le gouvernement cède à leur demande, ce ne sera certainement pas eux qui seront pénalisés par la disparition des rabais. Ce sont les consommateurs. Toutes les personnes qui achètent des livres à rabais vont devoir débourser quelques dollars de plus lorsqu’elles vont s’offrir un livre. Vont-elles continuer à acheter des livres? Vont-elles fréquenter plus les petites librairies et leur permettre de garder leurs portes ouvertes? Rien n’est moins sûr.

Notes

1. « Dé(livre)z-nous du marché » (no 47 – 9 octobre 1999), « Dé(livre)z-nous du marché II » (no 70 – 28 octobre 2000), « Dé(livre)z-nous du marché III » (no 258 – 15 août 2008). Voir aussi « Oprah Winfrey, la ministre Lemieux et le livre » (no 101 – 30 mars 2002).

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* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.