– Ah! monsieur l'éconi... l'écona... l'éconé...
comment diable s'appelle votre métier?
– Vous voulez dire économiste.
– Oui, économiste. En voilà un drôle de métier! Je gage
qu'il rapporte plus que celui de cordonnier; mais aussi, je
lis quelquefois des gazettes où vous êtes joliment habillé!
Quoi qu'il en soit, vous faites bien de venir un dimanche.
L'autre jour vous m'avez fait perdre un quart de journée,
avec vos échanges.
– Cela se retrouvera. Mais en effet, vous voilà tout
endimanché. Dieu! le bel habit! L'étoffe en est moelleuse.
Où l'avez-vous prise?
– Chez le marchand.
– Oui; mais d'où le marchand l'a-t-il tirée?
– De la fabrique, sans doute.
– Et je suis sûr qu'il a fait un profit dessus. Pourquoi
n'êtes-vous pas allé vous-même à la fabrique?
– C'est trop loin, ou, pour mieux dire, je ne sais où cela
est, et n'ai pas le temps de m'en informer.
– Vous vous adressez donc aux marchands? On dit que ce sont
des parasites qui vendent plus cher qu'ils n'achètent, et
ont l'audace de se faire payer leurs services.
– Cela m'a toujours paru fort dur; car enfin, ils ne
façonnent pas le drap comme je fais le cuir; tel qu'ils
l'ont acheté, ils me le vendent; quel droit ont-ils de
bénéficier?
– Aucun. Ils n'ont que celui de vous laisser aller chercher
votre drap à Mazamet et vos cuirs à Buenos-Aires.
– Comme je lis quelquefois la Démocratie pacifique,
j'ai pris en horreur les marchands, ces intermédiaires, ces
agioteurs, ces accapareurs, ces brocanteurs, ces parasites,
et j'ai bien souvent essayé de m'en passer.
– Eh bien?
– Eh bien! je ne sais comment cela se fait, mais cela a
toujours mal tourné. J'ai eu de mauvaise marchandise, ou
elle ne me convenait pas, ou l'on m'en faisait prendre trop
à la fois, ou je ne pouvais choisir; j'en étais pour
beaucoup de frais, de ports de lettres, de temps perdu; et
ma femme, qui a bonne tête, celle-là, et qui veut ce qu'elle
veut, m'a dit: Jacques, fais des souliers(4).
– Et elle a eu raison. En sorte que vos échanges se faisant
par l'intermédiaire des marchands et négociants, vous ne
savez pas même de quel pays sont venus le blé qui vous
nourrit, le charbon qui vous chauffe, le cuir dont vous
faites des souliers, les clous dont vous les cuirassez, et
le marteau qui les enfonce.
– Ma foi, je ne m'en soucie guère, pourvu qu'ils arrivent.
– D'autres s'en soucient pour vous; n'est-il pas juste
qu'ils soient payés de leur temps et de leurs soins?
– Oui, mais il ne faut pas qu'ils gagnent trop.
– Vous n'avez pas cela à craindre. Ne se font-ils pas aussi
concurrence entre eux?
– Ah! je n'y pensais pas.
– Vous me disiez l'autre jour que les échanges sont
parfaitement libres. Ne faisant pas les vôtres par
vous-même, vous ne pouvez le savoir.
– Est-ce que ceux qui les font pour moi ne sont pas libres?
– Je ne le crois pas. Souvent, en les empêchant d'aller dans
un marché où les choses sont à bas prix, on les oblige à
aller dans un autre où elles sont chères.
– C'est une horrible injustice qu'on leur fait là!
– Point du tout; c'est à vous qu'on fait l'injustice, car ce
qu'ils ont acheté cher, ils ne peuvent vous le vendre à bon
marché.
– Contez-moi cela, je vous prie.
– Le voici. Quelquefois, le drap est cher en France et à bon
marché en Belgique. Le marchand qui cherche du drap pour
vous va naturellement là où il y en a à bas prix. S'il était
libre, voici ce qui arriverait. Il emporterait, par exemple,
trois paires de souliers de votre façon, contre lesquels le
Belge lui donnerait assez de drap pour vous faire une
redingote. Mais il ne le fait pas, sachant qu'il
rencontrerait à la frontière un douanier qui lui crierait:
Défendu! Donc le marchand s'adresse à vous et vous demande
une quatrième paire de souliers, parce qu'il en faut quatre
paires pour obtenir la même quantité de drap français.
– Voyez-la ruse! Et qui a aposté là ce douanier?
– Qui pourrait-ce être, sinon le fabricant de drap français?
– Et quelle est sa raison?
– C'est qu'il n'aime pas la concurrence.
– Oh! morguienne, je ne l'aime pas non plus, et il faut bien
que je la subisse.
– C'est ce qui nous fait dire que les échanges ne sont pas
libres.
– Je pensais que cela regardait les marchands.
– Cela vous regarde, vous, puisqu'en définitive c'est vous
qui donnez quatre paires de souliers au lieu de trois pour
avoir une redingote.
– C'est fâcheux, mais cela vaut-il la peine de faire tant de
bruit?
– La même opération se répète pour presque tout ce que vous
achetez; pour le blé, pour la viande, pour le cuir, pour le
fer, pour le sucre, en sorte que vous n'avez pour quatre
paires de souliers que ce que vous pourriez avoir pour deux.
– Il y a du louche là-dessous. Tout de même, je remarque,
d'après ce que vous dites, que les seuls concurrents dont on
se débarrasse sont des étrangers.
– C'est vrai.
– Eh bien! il n'y a que moitié mal; car, voyez-vous, je suis
patriote comme tous les diables.
– A votre aise. Mais remarquez bien ceci: ce n'est pas
l'étranger qui perd deux paires de souliers; c'est vous, et
vous êtes Français!
– Je m'en vante!
– Et puis, ne disiez-vous pas que la concurrence doit être
pour tous ou pour personne?
– Ce serait de toute justice.
– Cependant M. Sakoski est étranger, et nul ne l'empêche
d'être votre concurrent.
– Et un rude concurrent encore. Comme ça vous trousse une
botte!
– Difficile à parer, n'est-ce pas? Mais puisque la loi
laisse nos fashionables choisir entre vos bottes et celles
d'un Allemand, pourquoi ne vous laisserait-elle pas choisir
entre du drap français et du drap belge?
– Que faut-il donc faire?
– D'abord, n'avoir pas peur du libre-échange.
– Dites l'échange libre, c'est moins effrayant. Et
ensuite?
– Ensuite, vous l'avez dit: demander liberté pour tous ou
protection pour tous.
– Et comment diable voulez-vous que la douane protège un
avocat, un médecin, un artiste, un pauvre ouvrier?
– C'est parce qu'elle ne le peut pas qu'elle ne doit
protéger personne; car favoriser les ventes de l'un, c'est
nécessairement grever les achats de l'autre(5).
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