Il s'ensuit,
d'après la conception matérialiste de l'histoire, que le socialisme lui
aussi n'est pas un phénomène national, mais international. Il représente
une phrase historique de toute l'humanité et non pas d'un seul peuple.
La question de savoir si telle ou telle nation est déjà « mûre » pour le
socialisme n'a même pas besoin, d'après le marxisme, d'être posée. Le
capitalisme rend le monde entier mûr pour le socialisme et non pas
seulement un pays isolé, ou même une industrie isolée. Les
expropriateurs, dont l'expropriation marquera un jour le dernier pas
vers la réalisation du socialisme, l'on ne peut se les représenter
autrement que comme de grands capitalistes, dont les capitaux sont
placés dans le monde entier. Pour le marxiste, les expériences
socialistes des utopistes sont aussi stupides que la proposition,
évidemment ironique, qu'avait faite Bismarck d'introduire à titre
d'essai le socialisme dans un des districts polonais de la Prusse(5).
Le socialisme est une époque historique que l'on ne peut fabriquer
artificiellement, à titre d'essai réduit, dans une cornue. Pour le
marxisme, le problème de l'autarcie d'une communauté socialiste ne peut
même pas se poser. La seule communauté socialiste qu'il puisse envisager
embrasse toute l'humanité et tout l'univers. La direction économique est
unique pour le monde entier.
Les marxistes d'une
époque plus récente ont reconnu, il est vrai, que tout au moins pour un
temps il fallait envisager l'existence juxtaposée de plusieurs
communautés socialistes indépendantes(6).
Si l'on accorde cela, il faut aller jusqu'au bout et considérer le cas
où une ou plusieurs communautés socialistes existeraient au milieu d'un
monde reposant à peu près partout sur une base capitaliste.
3. Le libéralisme et le problème des
frontières |
Lorsque Marx et à
sa suite la plupart des écrivains socialistes modernes, se représentent
la réalisation du socialisme exclusivement sous la forme d'un État
socialiste mondial et homogène, ils oublient que de puissantes forces
s'opposent à cette génération oecuménique.
D'où provient cette
légèreté qui escamote simplement ces problèmes? Nous ne croyons pas nous
tromper en disant qu'elle est la conséquence d'opinions régnant à
l'époque de la formation du marxisme sur la contexture politique future
du monde, opinions dont rien ne justifiait l'emprunt, ainsi que nous le
montrerons plus tard. À cette époque, la doctrine libérale se croyait
fondée à considérer tous les particularismes régionaux ou étatiques
comme la survivance d'un atavisme politique. Le libéralisme avait
exposé, d'une manière irréfutable pour tous les temps, sa doctrine sur
les effets du protectionnisme et du libre-échange. Il avait montré que
tout ce qui entrave les échanges commerciaux tourne au détriment de tous
ceux qui y sont intéressés. Il s'était employé avec succès à réduire les
fonctions de l'État ne se pose pas. Pour lui, l'État n'a d'autre mission
que de protéger la vie et la propriété des citoyens contre les assassins
et les voleurs. Il est donc de peu d'importance pour le libéralisme que
tel ou tel pays fasse ou non partie de « chez nous ». Que l'État
s'étende plus ou moins dans l'espace semble indifférent à une époque qui
abolit les barrières douanières et qui cherche à uniformiser les
systèmes juridiques et administratifs des différents États. Vers le
milieu du XIXe siècle pour les libéraux les plus optimistes l'idée d'une
société des nations, d'un véritable État mondial pouvait sembler
réalisable dans un avenir assez proche.
En ce temps-là, les
libéraux n'avaient pas assez prêté attention au plus grand obstacle qui
s'opposait au développement du libre-échange mondial: le problème
national. Les socialistes, eux, ne s'aperçoivent pas du tout que pour la
société socialiste cet obstacle est encore bien plus important.
L'incapacité qui empêche les marxistes d'aller plus loin que Ricardo en
matière d'économie politique et leur inintelligence de toutes les
questions de politique nationale leur interdit d'entrevoir seulement les
problèmes qu'elles soulèvent.
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