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De
monopole et d’agriculture: le fromage de la discorde (Version imprimée) |
par
Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 avril
2010, No 277.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/10/100415-11.htm
Le Québec est le seul État occidental où il y a encore un monopole en
syndicalisme agricole. En effet, depuis 1972, la Loi sur les
producteurs agricoles accorde un monopole de la représentation
syndicale à l’Union des producteurs agricoles (UPA). Les quelque 42 000
agriculteurs de la province sont ainsi obligés de payer une cotisation
annuelle à l’UPA (environ 300$ ou 600$ pour un couple propriétaire),
sans toutefois être obligés de signer leur carte de membre – mince
consolation, vous en conviendrez. L’Union
paysanne (UP) tente de briser ce monopole depuis sa fondation en
2001. Une récente tentative en dit long sur les tactiques d’intimidation
employées pour préserver ce monopole.
Le bris du monopole
Le 27 mars dernier, à la radio de Radio-Canada, on apprenait que le
président de la Fédération des producteurs de lait du Québec a exercé
des pressions auprès d'un de ses membres pour qu'il ne lance pas un
fromage baptisé le Brie du monopole. Le membre en question, le
fromager-artisan Jean Morin de la Fromagerie du Presbytère de
Sainte-Élizabeth de Warwick, aussi membre de l’Union paysanne, avait
décidé commercialiser son brie, un fromage biologique au lait cru, pour
dénoncer à sa façon le monopole syndical de l’UPA et appuyer une
campagne anti-monopole de l'UP. Il a finalement décidé de faire marche
arrière.
Du côté de la Fédération des producteurs de lait du Québec (une
organisation affiliée à l'UPA), on affirme être blanc comme neige dans
toute cette histoire. Interviewé dans le cadre de l’émission
La semaine verte, le président de la Fédération, Marcel Groleau,
confirme avoir rencontré Jean Morin et lui avoir suggéré de ne pas se
mêler de politique – à souligner que M. Groleau s'était présenté à la
présidence de l'UPA, il y a quelques mois, pour être défait par l’actuel
président Christian Lacasse. Le fromager-artisan ne dément pas cette
affirmation, mais les choses ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le
croire…
Voici les grandes lignes de
deux
entrevues réalisées par le journaliste Lionel Levac. Marcel Groleau,
dans un premier temps. Jean Morin dans un second.
L. L.: Avez-vous exercé des pressions sur le fromager Jean Morin?
M. G.: Non. Je n’ai pas fait de pression sur Jean Morin. J’ai
conseillé à Jean, et je crois que c’était dans son intérêt, de ne
pas mêler business et politique. Il fait des excellents fromages, il
n’a pas besoin de faire de politique pour prendre de l’expansion.
C’est simplement la recommandation que j’ai faite à Jean. Parce que
c’est rare que ça fait bon ménage, politique et business. Donc,
c’est tout ce que j’ai dit à Jean. Maintenant, si lui a interprété
ça comme de la pression – et je ne le crois pas qu’il ait interprété
ça comme de la pression –, là ça devient son jugement à lui.
Maintenant, le fait qu’il décide ou pas de lancer son fromage, ça
lui appartient entièrement. Nous, on met en marché le lait. On ne
met pas en marché le fromage. On ne peut pas empêcher personne de
lancer un fromage. Si le fromage correspond aux standards du MAPAQ,
si l’entrepreneur a ses permis, etc., on ne peut pas empêcher le
lancement d’un fromage. Il faut que ça soit bien clair, ça. Alors,
moi je peux conseiller quelqu’un de ne pas mélanger business et
politique – avec ses fromages –, mais la décision lui appartient
entièrement.
L. L.: Dans l’hypothèse où M. Morin a interprété votre intervention
comme étant de la pression, est-ce que, pour la suite des choses,
est-ce que M. Morin peut considérer qu’il est toujours de plein
droit membre de la Fédération et qu’il a accès à tout ce que peut
lui offrir la Fédération ?
M. G.: M. Morin était déjà membre de l’Union paysanne et on le
savait. Et on a fait plusieurs commandites avec lui. Au dernier
[festival] Montréal en lumière, on avait un gala des chefs ; il y
avait le Bleu d’Élizabeth sur cinquante tables, où il y avait huit
personnes par table. On a fait beaucoup de choses avec Jean et ses
fromages. Donc, c’est sûr qu’on va continuer à travailler avec lui.
Qu’il soit membre ou pas de l’Union paysanne, pour nous ce n’est pas
important. Mais si il s’en prend à la mise en marché
collective avec un fromage, ben là il faut que Jean comprenne que
moi, par rapport à mes membres, les producteurs de lait, qui
volontairement contribuent à faire la promotion des produits
laitiers, ben mes membres qui vont se sentir attaqués, parce qu’on
attaque la mise en marché collective, ils vont voir d’un mauvais œil
que je continue à contribuer, qu’on continue de contribuer à la mise
en marché d’un fromage qui nous conteste. Je pense que tout le monde
peut comprendre ça. Et ça, ce n’est pas des menaces. C’est tout
simplement de s’expliquer les faits en fonction des décisions qui
seront prises.
L. L.: Peut-être une petite nuance: Monsieur Morin ne conteste pas
la mise en marché collective, il le dit lui-même. C’est le monopole
de l’UPA, le monopole syndical, qu’il conteste. Et non pas la mise
en marché collective.
M. G.: Je viens tout juste de faire une conférence et je l’ai
expliqué. Depuis 1972 que la loi a été amendée pour permettre à l’UPA
et aux producteurs de s’organiser en plans conjoints. Quand on
conteste le monopole de l’UPA, on conteste le monopole des plans
conjoints et la mise en marché collective telle qu’on la connaît. Il
n’y a pas de dissociation qu’on peut faire à ce niveau-là. Je crois
que c’est peut-être là où les connaissances de Jean font en sorte
qu’il a mal compris cette nuance-là. On ne peut pas dissocier le
monopole syndical – entre guillemets, qui n’est pas vraiment un
monopole parce qu’il y a plusieurs fédérations différentes à
l’intérieur de l’UPA – de la mise en marché collective. […] Ce que
Jean propose, c’est l’affaiblissement du pouvoir politique des
producteurs agricoles au Québec. Et ça, moi comme président des
fédérations des producteurs de lait, jamais je ne supporterai une
telle recommandation.
La Fédération n’a peut-être pas le pouvoir d’arrêter la mise en
marché d’un fromage, mais en situation de monopole et dans un contexte
de « mise en marché collective », c’est tout comme. Le président a beau
répéter que la décision revient à M. Morin, le simple fait de lui
laisser entendre qu’il pourrait être forcé (par les pressions des
ses membres) de mettre un terme à toute affiliation avec lui en raison
de ses prises de positions, a le même effet.
Dans une situation où il n’y aurait pas de monopole – les monopoles,
faut-il le rappeler, sont toujours publics, des créatures de l’État
favorisées, soutenues et protégées par la loi –, M. Morin pourrait se
tourner vers d’autres associations, d’autres regroupements. Il pourrait
aussi faire affaire avec d’autres réseaux de mise en marché. Mais au
Québec, il ne le peut tout simplement pas. Tout le secteur agricole est
centralisé.
L’autre côté de la médaille
J. M.: Là, je vous ouvre le Brie du monopole. C’est notre fromage
qui ne sera jamais vendu. C’est un brie, bien sûr, c’est une croute
fleurie. C’est un peu aberrant de mettre de l’énergie et de
l’argent, parce que ces fromages-là sont sur les tablettes
actuellement, ici à l’intérieur de la fromagerie. On a aussi pas mal
d’étiquettes qui étaient prêtes pour lancer ce fromage-là. Mais…
bon. Politique oblige. Pour le moment, on ne joue pas avec la
politique agricole.
L. L.: Vous avez décidé, après ce qui s’est passé cette semaine, de
ne pas le commercialiser.
J. M.: On a choisi d’arrêter la commercialisation parce que, bien
sûr, il y a des gens à la Fédération qui nous ont fortement
conseillé de ne pas braver notre UPA. Alors on a choisi de reculer,
parce qu’à quelque part, il y a un peu de potentialité de dommages
collatéraux. On a des enfants ici qui viennent prendre la relève. On
a aussi une fromagerie qui est jeune, en démarrage. Donc (soupir)
par respect aussi pour les gens de la Fédération qui ont aussi
appuyé notre démarche dans le lancement de la fromagerie. On a
choisi d’arrêter le lancement de notre fromage, mais c’est un sapré
beau coup d’œil à notre Union paysanne qui veut à quelque part
briser ce monopole.
L. L.: Justement, vous ne mettez pas en marché le fromage. Par
contre, vous êtes toujours membre de l’Union paysanne, en même temps
que membre de la Fédération des producteurs de lait du Québec et
donc de l’UPA. Et, pour l’instant, vous restez membre de ces trois
groupes-là?
J. M.: On est membres d’office avec la Fédération parce qu’on est
tenus de l’être. Mais on a choisi de le devenir aussi avec l’Union
paysanne en appui. En appui à leur travail auprès des artisans,
auprès des marginaux […] C’est avec eux que j’ai senti un très bon
appui au niveau de la reconnaissance politique à tout le moins de
nos travaux. Bien sûr, la Fédération aussi nous a appuyés. Je ne
cacherai pas que depuis une dizaine d’années que je côtoie les gens
de la Fédération, on a eu un bon appui aussi avec eux. Mais… c’est
malheureux, mais là aujourd’hui on ne peut pas faire les deux. Alors
on va devoir s’arrêter.
L. L.: Vous avez eu de bons services avec la Fédération, je présume
que vous souhaitez en avoir encore, mais vous estimez quand même que
vous avez le droit d’être membre de l’Union paysanne.
J. M.: Oui. Et ça, on le reconnait. On le reconnait à la Fédération,
on le reconnait à l’UPA, que nous somme membres de l’Union paysanne,
de plein droit. On le fait en appui, mais… effectivement, nous on a
envie de continuer d’avoir l’appui de la Fédération. C’est pour ça
qu’on retire notre fromage. Parce qu’on veut continuer. C’est une
continuité ici l’entreprise. Ce n’est que des démarrages. Et pour
s’assurer d’une bonne relation avec notre Fédération, on est… en
tout cas, on a choisi ça. Certains nous ont traités de peureux. Bon
ben, peut-être qu’on est peureux, mais aussi, à quelque part, on a
assuré notre relève. […] On va continuer de supporter l’Union
paysanne. Ce ne sera pas avec un fromage, mais ça sera autrement.
Personne ne peut accuser M. Morin d’être « un peureux ». Il a beau
avoir des convictions, dans le contexte actuel, il estime devoir faire
preuve de pragmatisme. En effet, lui et sa famille ne seraient pas bien
plus avancés s’ils en venaient à perdre la fromagerie à cause de cette
prise de position.
C’est aussi de cette façon que les monopoles syndicaux se maintiennent
en place. En plus d’être favorisés, soutenus et protégés par la loi, ils
carburent à la peur de leurs membres qui sont forcés d’y adhérer.
Résultat: très peu les remettent en question de peur de faire l’objet de
représailles.
Syndicalisme 101
Les libertariens n'ont rien à redire contre les syndicats ou les
associations de travailleurs qui recrutent leurs membres sur une base
volontaire. Si des gens préfèrent se regrouper pour quelque raison
que ce soit, c’est leur affaire. Ce contre quoi nous nous opposons,
c'est qu'on force des gens à faire quelque chose contre leur gré. Si le
« droit d’association » existe, le « droit de désassociation » doit
aussi exister.
Bien sûr, la fin du monopole syndical ne voudrait pas nécessairement
dire la fin de la gestion de l'offre, des quotas de production ou de
toute cette façon de gérer l'agriculture de façon centralisée, ce qu'on
appelle communément la mise en marché collective des produits de
l'agriculture, mais les choses semblent vouloir bouger au Québec.
Plusieurs voix s’élèvent depuis quelques années pour remettre en
question les façons de faire dans le domaine de l’agriculture. Et c’est
tant mieux. Plusieurs se rendent comptent que le monopole syndical ou la
mise en marché collective ne sont pas nécessairement garants d’une plus
grande diversité dans l’offre de produits. Les petits producteurs ne
trouvent manifestement pas leur compte dans une structure qui favorise
avant tout les gros joueurs et les amis.
L’État n’a pas à accorder des privilèges à une organisation syndicale ou
à interdire l’entrée d’autres joueurs dans un secteur. Le secteur (ou
l’ensemble des interactions entre les différents joueurs impliqués) peut
très bien se réglementer lui-même. Pour reprendre une formule de
Brigitte Pellerin: « Si le syndicalisme est aussi bon qu'on le prétend,
pourquoi employer la force pour garder les moutons dans la bergerie? »
Une note positive en terminant. Le Brie du monopole verra le jour, mais
sous un autre nom: le Brie du paysan…
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Gilles
Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |