Cependant, notre bûcheron, tout en bûchant, ruminait le cas
dans sa tête. Il se disait: Pourtant, j'ai cent fois entendu
dire au patron qu'il était avantageux de protéger le
producteur aux dépens du consommateur. Il est vrai qu'il a
fait apparaître ici un autre producteur auquel je n'avais
pas songé. À quelque temps de là, il se présenta chez le
maître de forges, et lui dit:
– Maître, j'ai besoin de 20 kilogrammes de fer, et voici 5
francs pour les payer.
– Mon ami, à ce prix je ne t'en puis donner que 10
kilogrammes.
– C'est fâcheux pour vous, car je sais un Anglais qui me
donnera pour mes 5 francs les 20 kilogrammes dont j'ai
besoin.
– C'est un coquin.
– Soit.
– Un égoïste, un perfide, un homme que l'intérêt fait agir.
– Soit.
– Un individualiste, un bourgeois, un marchand qui ne sait
ce que c'est qu'abnégation, dévouement, fraternité,
philanthropie.
– Soit; mais il me donne pour 5 francs 20 kilogrammes de
fer, et vous, si fraternel, si dévoué, si philanthrope, vous
ne m'en donnez que 10.
– C'est que ses machines sont plus perfectionnées que les
miennes.
– Oh! Oh! Monsieur le philanthrope, vous travaillez donc
avec une hache obtuse, et vous voulez que ce soit moi qui
supporte la perte.
– Mon ami, tu le dois, pour que mon industrie soit
favorisée. Dans ce monde, il ne faut pas toujours songer à
soi et à son intérêt.
– Mais il me semble que c'est toujours votre tour d'y
songer. Ces jours-ci vous n'avez pas voulu me payer pour me
servir d'une mauvaise hache, et aujourd'hui vous voulez que
je vous paye pour vous servir de mauvaises machines.
– Mon ami, c'est bien différent; mon industrie est nationale
et d'une haute importance.
– Relativement aux 5 francs dont il s'agit, il n'est pas
important que vous les gagniez si je dois les perdre.
– Et ne te souvient-il plus que lorsque tu me proposais de
fendre mon bois avec une hache émoussée, je te démontrai
qu'outre ma perte, il en retomberait sur le pauvre Jacques
une seconde, égale à la mienne, et chacune d'elles égale à
ton profit, ce qui, en définitive, constituait, pour la
nation en masse, une perte sèche de 2 francs? – Pour qu'il y
eût parité dans les deux cas, il te faudrait prouver que mon
gain et ta perte se balançant, il y aura encore un préjudice
causé à un tiers.
– Je ne vois pas que cette preuve soit très nécessaire; car,
selon vous-même, que j'achète à vous, que j'achète à
l'Anglais, la nation ne doit rien perdre ni gagner. Et
alors, je ne vois pas pourquoi je disposerais à votre
avantage, et non au mien, du fruit de mes sueurs. Au
surplus, je crois pouvoir prouver que si je vous donne 10
francs de vos 20 kilogrammes de fer, je perdrai 5 francs, et
une autre personne perdra 5 francs; vous n'en gagnerez que
5, d'où résultera pour la nation entière une perte sèche de
5 francs.
– Je suis curieux de t'entendre bûcher cette démonstration.
– Et si je la refends proprement, conviendrez-vous que votre
prétention est injuste?
– Je ne te promets pas d'en convenir; car, vois-tu, en fait
de ces choses-là, je suis un peu comme le Joueur de la
comédie, et je dis à l'économie politique: Tu peux bien me
convaincre, ô science ennemie, Mais me faire avouer,
morbleu, je t'en défie! Cependant voyons ton argument.
– Il faut d'abord que vous sachiez une chose. L'Anglais n'a
pas l'intention d'emporter dans son pays ma pièce de 100
sous. Si nous faisons marché, (le maître de forges, à part:
– J'y mettrai bon ordre) il m'a chargé d'acheter pour 5
francs deux paires de gants que je lui remettrai en échange
de son fer.
– Peu importe, arrive enfin à la preuve.
– Soit; maintenant calculons. – En ce qui concerne les 5
francs qui représentent le prix naturel du fer, il est clair
que l'industrie française ne sera ni plus ni moins
encouragée, dans son ensemble, soit que je les donne à vous
pour faire le fer directement, soit que je les donne au
gantier qui me fournit les gants que l'Anglais demande en
échange du fer.
– Cela paraît raisonnable.
– Ne parlons donc plus de ces premiers 100 sous. Restent les
autres 5 francs en litige. Vous dites que si je consens à
les perdre, vous les gagnerez, et que votre industrie sera
favorisée d'autant.
– Sans doute.
– Mais si je conclus avec l'Anglais, ces 100 sous me
resteront. Précisément, je me trouve avoir grand besoin de
chaussures, et c'est juste ce qu'il faut pour acheter des
souliers. Voilà donc un troisième personnage, le cordonnier,
intéressé dans la question. – Si je traite avec vous, votre
industrie sera encouragée dans la mesure de 5 francs; celle
du cordonnier sera découragée dans la mesure de 5 francs, ce
qui fait la balance exacte. – Et, en définitive, je n'aurai
pas de souliers; en sorte que ma perte sera sèche, et la
nation, en ma personne, aura perdu 5 francs.
– Pas mal raisonné pour un bûcheron! Mais tu perds de vue
une chose, c'est que les 5 francs que tu ferais gagner au
cordonnier, si tu traitais avec l'Anglais, je les lui ferai
gagner moi-même si tu traites avec moi.
– Pardon, excuse, maître; mais vous m'avez vous-même appris,
l'autre jour, à me préserver de cette confusion.
J'ai 10 francs; traitant avec vous, je vous les livre et
vous en ferez ce que vous voudrez.
Traitant avec l'Anglais, je les livre, savoir: 5 francs au
gantier, 5 francs au cordonnier, et ils en feront ce qu'ils
voudront.
Les conséquences ultérieures de la circulation qui sera
imprimée à ces 10 francs par vous dans un cas, par le
gantier et le cordonnier dans l'autre, sont identiques et se
compensent. Il ne doit pas en être question(2).
Il n'y a donc en tout ceci qu'une différence. Selon le
premier marché, je n'aurai pas de souliers; selon le second,
j'en aurai.
Le maître de forges s'en
allant: « Ah! Où diable l'économie politique va-t-elle se
nicher? Deux bonnes lois feront cesser ce désordre: Une loi
de douanes qui me donnera la force, puisque aussi bien je
n'ai pas la raison – et une loi sur l'enseignement, qui
envoie toute la jeunesse étudier la société a Sparte et à
Rome. Il n'est pas bon que le peuple voie si clair dans ses
affaires(3)!
»
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