Le problème des migrations et le socialisme* (Version imprimée)
par Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 mai
2010, No 278.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100515-10.htm


1. Les oppositions nationales et les migrations


Si les relations commerciales jouissaient d'une entière liberté, il se produirait le fait suivant: seules les conditions de production les plus favorables seraient utilisées. Pour la production des matières premières, on rechercherait les biens-fonds qui, à données égales, pourraient fournir le plus grand rendement. L'industrie de fabrication s'installerait à l'endroit où pour la fabrication d'une unité de marchandise (absolument prête à la consommation, y compris donc le transport jusqu'au lieu de la consommation) le minimum de frais de transport serait nécessaire. Les ouvriers s'établissant dans le voisinage des endroits de production, la répartition de la population doit s'adapter aux conditions naturelles de la production.

Les conditions naturelles de la production ne sont immuables que lorsque l'économie l'est elle-même. Les forces qui donnent leur mouvement à l'économie ne cessent de les transformer. Dans l'économie qui se transforme, les hommes émigrent des endroits moins favorisés du point de vue des conditions de la production vers les endroits plus favorisés. Dans l'organisation économique capitaliste, capital et travail, sous la pression de la concurrence, émigrent vers les places les plus favorisés. Dans le cercle de la communauté socialiste, le même événement se produit d'après les décisions de ceux qui assurent la direction de l'économie. C'est toujours le même phénomène. Les hommes émigrent vers les endroits où ils trouvent les conditions de vie les plus favorables(1).

Ces migrations ont pour l'organisation des relations internationales des conséquences très importantes. Elles amènent les tenants d'une nation offrant sur soi des possibilités de production moins avantageuses, sur le sol d'autres nations plus favorisées par la nature. Les conditions dans lesquelles se produisent ces immigrations peuvent avoir des résultats opposés. Ou bien les immigrés sont assimilés par leur nouveau milieu, et alors la nation des émigrés est affaiblie proportionnellement au nombre des émigrés. Ou bien les immigrés conservent dans leur nouvelle patrie leur caractère national, ou même s'assimilent les habitants du pays, alors c'est la nation où ils ont émigré qui peut redouter de cette immigration un préjudice causé à sa position nationale.

Le fait d'appartenir à une minorité nationale crée à ceux qui en font partie maint désavantage politique(2). Ces désavantages sont d'autant plus forts et sensibles que le rayon d'action du pouvoir politique est plus étendu. Dans un État nettement libéral, ces désavantages se font moins sentir, c'est dans un État socialiste qu'ils sont le plus forts. Plus ces désavantages sont fortement ressentis et plus s'accroît chez chaque peuple le désir de préserver ses ressortissants du destin qui frappe les minorités nationales. Grandir en nombre, posséder la majorité dans de vastes et riches régions devient un but politique digne d'un grand effort. Mais cela c'est l'impérialisme(3). Dans les trente dernières années du XIXe siècle et dans les premières du XXe, l'impérialisme employait très volontiers, comme moyens servant ses fins, les offensives de politique commerciale: tarifs protectionnistes, interdictions d'importation, primes à l'exportation, avantages de fret, etc. On a accordé moins d'attention à un autre moyen important de la politique impérialiste, qui revêt chaque jour une plus grande importance: les barrières opposées à l'immigration et à l'émigration. Mais l'ultima ratio de la politique impérialiste est la guerre. Tous les autres moyens qu'elle emploie ne lui semblent que des expédients insuffisants.

Rien ne nous autorise à croire que dans un État socialiste, il serait moins désavantageux d'appartenir à une minorité nationale. Ce serait plutôt le contraire. Plus l'individu dépend, en toute chose, de l'autorité, plus les décisions des corps politiques ont d'importance pour la vie de chaque individu, et plus fortement sera ressentie l'impuissance politique à laquelle sont condamnées les minorités nationales.

Cependant, si nous étudions le problème de la migration dans la communauté socialiste, nous pouvons nous dispenser d'examiner particulièrement les difficultés qui surgissent entre les nations du fait des migrations. Car dans une communauté socialiste, il doit déjà se produire entre membres d'une même nation des difficultés causées par le problème de la répartition du sol – problème sans intérêt pour le libéralisme, mais problème capital pour le socialisme.

2. La tendance décentralisatrice du socialisme

Dans l'économie capitaliste, le capital et le travail sont en mouvement jusqu'à ce que le profit ait atteint partout le même niveau. L'état de repos est atteint lorsque le capital et le travail en sont arrivés dans tous leurs emplois à la même productivité limite.

Considérons d'abord les migrations d'ouvriers, en négligeant pour l'instant les migrations de capital. Les ouvriers qui accourent en foule à un certain endroit y pèsent sur la productivité-limite. Le revenu du travail, le salaire, baisse, et par là un tort est causé aux ouvriers qui travaillaient en cet endroit avant l'immigration. Ces ouvriers voient dans les immigrés la cause de leurs salaires réduits. Leur intérêt particulier exige une prohibition de l'immigration. Empêcher l'afflux de nouveaux ouvriers devient un point du programme de la politique particulière de tous les groupements d'ouvriers.

Le libéralisme a montré qui faisait les frais de cette politique. D'abord, ce sont les ouvriers qui sont touchés, forcés de se contenter d'un salaire peu élevé, en des endroits où les conditions de production sont moins favorables et où la productivité-limite est moindre. Ensuite ce sont les propriétaires des moyens de production assurant des conditions plus favorables, qui ne peuvent atteindre le résultat qu'ils pourraient obtenir s'ils embauchaient un plus grand nombre d'ouvriers. Mais cette politique produit encore d'autres effets. Un système qui protège les intérêts particuliers immédiats de différents groupements entrave la production générale et nuit en définitive à tous, y compris ceux qu'elle favorise en première ligne. Quel sera le résultat final pour l'individu, gagnera-t-il ou perdra-t-il avec le système de protection, comparativement au bénéfice que lui procurerait la pleine liberté de mouvement économique? Cela dépend du degré de protection qui lui est assuré à lui et à d'autres. Sans doute le résultat total de la production avec le système protectionniste est inférieur à celui obtenu avec l'économie libre et la moyenne du revenu y est moindre. Mais il est fort possible qu'avec le système protectionniste, certains individus s'en tirent plus avantageusement qu'avec l'économie libre. Plus la protection des intérêts particuliers sera appliquée d'une manière rigoureuse, et plus grande sera la perte générale pour la collectivité et il sera d'autant moins vraisemblable qu'il puisse y avoir des individus qui à ce régime gagnent plus qu'ils ne perdent.

Du reste dès qu'existe, en principe, la possibilité de sauvegarder des intérêts particuliers et des privilèges, la lutte s'engage entre les intéressés pour savoir qui passera avant l'autre. Chacun cherche à devancer son voisin et à acquérir plus de privilèges que les autres, pour pouvoir encaisser plus d'avantages. L'idée d'une protection égale, sans aucune lacune, de tous les intérêts n'est qu'un mirage issu d'une théorie superficielle.

Car si tous les intérêts particuliers étaient également protégés, personne ne retireraient un avantage de cette protection. Tous sentiraient également les désavantages d'une productivité diminuée. Chaque individu a l'espoir d'obtenir pour lui-même une protection plus forte qui lui donnera l'avantage sur ceux qui sont moins protégés, et c'est cela seulement qui l'attire vers le système protectionniste. Chacun demande à ceux qui ont le pouvoir, de lui accorder et maintenir des privilèges particuliers.

En dévoilant les effets de la politique protectionniste, le libéralisme a brisé les forces qui combattaient pour l'obtention de privilèges. On s'était enfin rendu compte, qu'en mettant les choses au mieux il n'y aurait que très peu de personnes pouvant retirer du système protectionniste un véritable bénéfice, et que la grande majorité y perdrait. Cette constatation priva les champions du système protectionniste de l'adhésion de la masse; les privilèges disparurent, parce qu'ils avaient perdu leur popularité.

Pour rappeler à la vie le système protectionniste, il fallait d'abord anéantir le libéralisme. L'attaque fut menée de deux côtés. Du point de vue nationaliste, et du point de vue des intérêts des ouvriers et de la classe moyenne compromis par le capitalisme. Le point de vue nationaliste a abouti à un effort en vue de fermer les frontières, le second point de vue à accorder des privilèges aux chefs d'entreprises et ouvriers qui n'étaient pas assez forts pour soutenir la concurrence. Mais une fois que le libéralisme est complètement surmonté et que le système protectionniste n'a plus à redouter de lui aucune atteinte, rien ne s'oppose plus à l'élargissement du domaine des privilèges particuliers. On a cru longtemps que les mesures de protection territoriale efficaces étaient liées aux frontières nationales et politiques, de sorte que l'on ne saurait plus songer au rétablissement de douanes intérieures, à la suppression de la liberté de circulation et aux mesures de cette sorte. Sans doute l'on ne pouvait penser à de telles mesures, aussi longtemps qu'on tenait encore compte de ce qui restait des conceptions libérales. Lorsque, en Allemagne et en Autriche, on s'en fut entièrement débarrassé, dans l'économie des années de guerre, on vit s'introduire du jour au lendemain toute sorte de mesures d'isolement locales. Les districts de population agricole surabondante, pour assurer à leur population le bon marché des aliments se groupèrent pour s'isoler des districts qui ne peuvent nourrir leur population qu'en important des vivres. Les villes et les régions industrielles rendirent l'immigration plus difficile pour empêcher la hausse des vivres et des loyers. Les intérêts particuliers des régions brisèrent l'unité du territoire économique, sur laquelle le néomercantilisme étatique avait fondé tous ses plans.

En admettant que le socialisme puisse jamais être réalisé, de grandes difficultés s'opposeraient à une réalisation homogène du socialisme mondial. Il se pourrait – et l'on ne peut négliger cette éventualité – que les ouvriers des différents pays, districts, communes, entreprises, industries, estimassent que les moyens de production qui se trouvent dans leur domaine sont leur propriété dont aucun « forain » ne doit tirer profit. Alors le socialisme se décomposerait en de nombreuses communautés socialistes indépendantes, si même il n'arrivait à se réduire complètement en syndicalisme. Le syndicalisme n'est pas autre chose que la réalisation logique du principe décentralisateur.

Notes

1. Cf. mon exposé dans Nation, Staat und Wirtschaft (Trad. fr. Nation, État et Économie), Vienne, 1919, pp. 45. et dans Liberalismus (Trad. fr. Le Libéralisme), Iéna, 1927, pp. 93.
2. Cf. Nation, Staat und Wirtschaft (Trad. fr. Nation, État et Économie), Vienne, 1919, pp. 37.
3. Cf. ibid., pp. 63. – Liberalismus (Trad. fr. Le Libéralisme), pp. 107.

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* Chapitre second (troisième partie) du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)