L'ancienne
politique coloniale des puissances européennes était entièrement
mercantile, militariste et impérialiste. Après que le libéralisme l'eut
emporté sur le mercantilisme, le caractère de la politique coloniale
changea complètement. Parmi les anciennes puissances coloniales,
quelques-unes – Espagne, Portugal et France – avaient perdu la majeure
partie de leurs possessions. L'Angleterre, qui était devenue la première
puissance coloniale, se mit en devoir d'administrer ses possessions
conformément aux doctrines du libre-échange. Lorsque les
libre-échangistes anglais parlaient de la mission qu'avait l'Angleterre
de faire entrer au sein de la civilisation les peuples arriérés, ce
n'était pas un vain mot. L'Angleterre a prouvé qu'elle avait conçu sa
position dans les Indes, dans les colonies de la couronne et dans les
protectorats comme un mandat de la civilisation européenne. Ce n'est pas
hypocrisie de la part du libéralisme anglais que de déclarer que la
domination de l'Angleterre aux colonies a été aussi utile pour ceux
qu'elle avait soumis et pour les autres peuples du monde que pour
l'Angleterre elle-même. Le fait seul qu'en Indes l'Angleterre ait
maintenu le libre-échange, montre qu'elle a considéré la politique
coloniale d'un tout autre point de vue que les États qui dans la
dernière moitié du XIXe siècle ont fait leur entrée ou leur rentrée dans
la politique coloniale: France, Allemagne, États-Unis, Japon, Belgique
et Italie. Les guerres entreprises par l'Angleterre à l'époque du
libéralisme pour étendre son domaine colonial et pour ouvrir au commerce
étranger des territoires qui lui étaient jusque-là fermés, ces guerres
ont jeté les fondements de l'économie mondiale. Pour comprendre leur
importance, on n'a qu'à se représenter les conséquences d'une Chine et
d'Indes dont l'arrière-pays resterait en dehors du trafic mondial.
Chaque Chinois, chaque Hindou, mais aussi chaque Européen et chaque
Américain seraient beaucoup moins bien pourvus en marchandises
nécessaires. Si aujourd'hui l'Angleterre perdait les Indes et que ce
pays, riche en trésors naturels, tombât dans l'anarchie, et livrât au
marché mondial moins de marchandises que jusqu'ici, ou pas du tout, cela
serait une catastrophe économique de la première importance.
Le libéralisme veut
ouvrir au commerce toutes ses portes. Il n'est pas du tout dans ses
intentions de forcer quelqu'un à acheter ou à vendre. Ce qu'il veut,
c'est supprimer les gouvernements qui par des interdictions commerciales
et par d'autres restrictions apportées aux échanges commerciaux
cherchent à priver leurs sujets des avantages que procure la
participation au commerce mondial, et qui par là nuisent à
l'approvisionnement de tous les hommes. La politique libérale n'a rien
de commun avec l'impérialisme qui veut conquérir des territoires pour
les isoler du commerce mondial.
Les communautés
socialistes ne pourront pas agir autrement que les politiques libéraux;
elles ne pourront pas tolérer que des territoires, envers lesquels la
nature s'est montrée prodigue de richesses, soient exclus du trafic, et
que des peuples entiers soient empêchés de prendre part à l'échange des
biens. Mais cela créera pour le socialisme un problème qu'il ne peut
résoudre, parce que seule la société capitaliste peut le faire: le
problème de la propriété des moyens de production étrangers.
Dans le monde
capitaliste, tel que les libre-échangistes désireraient qu'il fût, les
frontières des États sont sans importance. Les flots du commerce passent
par-dessus sans que rien les arrête; elles n'entravent pas
l'acheminement des moyens de production immobiliers vers le meilleur
chef d'entreprise et elles ne gênent pas non plus l'établissement des
moyens de production mobiliers aux endroits qui offrent les conditions
de production les plus favorables. La propriété des moyens de production
est indépendante de la nationalité. Il y a des placements de capitaux
qui sont faits à l'étranger.
Avec le socialisme, il en
va autrement. Une communauté socialiste ne peut pas posséder en propre
des moyens de production qui se trouvent en dehors des frontières de
l'État. Elle ne peut non plus faire de placements de capitaux à
l'étranger pour en obtenir le plus haut rendement possible. Une Europe
socialiste, par exemple, assisterait impuissante au fait suivant: les
Indes socialistes exploitant mal les richesses de leur sol, de sorte que
sur le marché des échanges mondiaux elles pourraient fournir moins de
biens que si elles étaient soumises à une économie plus rationnelle. Les
Européens devraient faire en Europe de nouveaux placements de capitaux
moins favorables, tandis qu'en Indes des conditions de production plus
favorables ne pourraient être exploitées à fond, faute de capitaux. Une
juxtaposition de communautés socialistes indépendantes, qui ne seraient
reliées entre elles que par des échanges de biens, s'avérerait insensée.
Il en naîtrait des situations qui, en dehors d'autres considérations,
suffiraient à abaisser considérablement la productivité.
Ces difficultés seront
insurmontables, tant qu'on laissera subsister l'une à côté de l'autre
des communautés socialistes indépendantes. Pour les surmonter, il
faudrait que les communautés socialistes isolées fussent réunies en une
communauté unique embrassant le monde entier.
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