On
montre avec orgueil telle fabrique. – Est-ce qu'elle s'est
fondée et s'entretient avec des capitaux tombés de la lune?
Non, il a fallu les soustraire soit à l'agriculture, soit à
la navigation, soit à l'industrie vinicole. – Et voilà
pourquoi si, depuis le règne des tarifs protecteurs, il y a
plus d'ouvriers dans les galeries de nos mines et dans les
faubourgs de nos villes manufacturières, il y a moins de
marins dans nos ports, moins de laboureurs et de vignerons
dans nos champs et sur nos coteaux.
Je pourrais disserter
longtemps sur ce thème. J'aime mieux essayer de vous faire
comprendre ma pensée par un exemple.
Un campagnard avait un
fonds de terre de vingt arpents, qu'il faisait valoir avec
un capital de 10,000 francs. Il divisa son domaine en quatre
parts et y établit l'assolement suivant: 1) maïs; 2)
froment; 3) trèfle; 4) seigle. Il ne fallait pour lui et sa
famille qu'une bien modique portion du grain, de la viande,
du laitage que produisait la ferme, et il vendait le surplus
pour acheter de l'huile, du lin, du vin, etc. – La totalité
de son capital était distribuée chaque année en gages,
salaires, payements de comptes aux ouvriers du voisinage. Ce
capital rentrait par les ventes, et même il s'accroissait
d'année en année; et notre campagnard, sachant fort bien
qu'un capital ne produit rien que lorsqu'il est mis en
oeuvre, faisait profiter la classe ouvrière de ces excédants
annuels qu'il consacrait à des clôtures, des défrichements,
des améliorations dans ses instruments aratoires et dans les
bâtiments de la ferme. Même il plaçait quelques réserves
chez le banquier de la ville prochaine, mais celui-ci ne les
laissait pas oisives dans son coffre-fort; il les prêtait à
des armateurs, à des entrepreneurs de travaux utiles, en
sorte qu'elles allaient toujours se résoudre en salaires.
Cependant le campagnard
mourut, et, aussitôt maître de l'héritage, le fils se dit:
Il faut avouer que mon père a été dupe toute sa vie. Il
achetait de l'huile et payait ainsi tribut à la
Provence, tandis que notre terre peut à la rigueur faire
végéter des oliviers. Il achetait du vin, du lin, des
oranges, et payait tribut à la Bretagne, au Médoc,
aux îles d'Hyères, tandis que la vigne, le chanvre et
l'oranger peuvent, tant bien que mal, donner chez nous
quelques produits. Il payait tribut au meunier, au
tisserand, quand nos domestiques peuvent bien tisser notre
lin et écraser notre froment entre deux pierres. – Il se
ruinait et, en outre, il faisait gagner à des étrangers les
salaires qu'il lui était si facile de répandre autour de
lui.
Fort de ce raisonnement,
notre étourdi changea l'assolement du domaine. Il le divisa
en vingt soles. Sur l'une on cultiva l'olivier, sur l'autre
le mûrier, sur la troisième le lin, sur la quatrième la
vigne, sur la cinquième le froment, etc., etc. Il parvint
ainsi à pourvoir sa famille de toutes choses et à se rendre
indépendant. Il ne retirait plus rien de la
circulation générale; il est vrai qu'il n'y versait rien non
plus. En fut-il plus riche? Non; car la terre n'était pas
propre à la culture de la vigne; le climat s'opposait aux
succès de l'olivier, et, en définitive, la famille était
moins bien pourvue de toutes ces choses que du temps où le
père les acquérait par voie d'échanges.
Quant aux ouvriers, il
n'y eut pas pour eux plus de travail qu'autrefois. Il y
avait bien cinq fois plus de soles à cultiver, mais elles
étaient cinq fois plus petites; on faisait de l'huile, mais
on faisait moins de froment; on n'achetait plus de lin, mais
on ne vendait plus de seigle. D'ailleurs, le fermier ne
pouvait dépenser en salaires plus que son capital; et son
capital, loin de s'augmenter par la nouvelle distribution
des terres, allait sans cesse décroissant. Une grande partie
se fixait en bâtiments et ustensiles sans nombre,
indispensables à qui veut tout entreprendre. En résultat,
l'offre des bras resta la même, mais les moyens de les payer
déclinaient, et il y eut forcément réduction de salaires.
Voilà l'image de ce qui
se passe chez une nation qui s'isole par le régime
prohibitif. Elle multiplie le nombre de ses industries, je
le sais; mais elle en diminue l'importance; elle se donne,
pour ainsi parler, un assolement industriel plus
compliqué, mais non plus fécond, au contraire, puisque le
même capital et la même main-d'oeuvre s'y attaquent à plus
de difficultés naturelles. Son capital fixe absorbe une plus
grande partie de son capital circulant, c'est-à-dire une
plus grande part du fonds destiné aux salaires. Ce qui en
reste a beau se ramifier, cela n'en augmente pas la masse.
C'est l'eau d'un étang qu'on croit avoir rendue plus
abondante, parce que, distribuée dans une multitude de
réservoirs, elle touche le sol par plus de points et
présente au soleil plus de surface; et l'on ne s'aperçoit
pas que c'est précisément pour cela qu'elle s'absorbe,
s'évapore et se perd.
Le capital et la
main-d'oeuvre étant donnés, ils créent une masse de produits
d'autant moins grande qu'il rencontrent plus d'obstacles. Il
n'est pas douteux que les barrières internationales forçant,
dans chaque pays, ce capital et cette main-d'oeuvre à
vaincre plus de difficultés de climat et de température, le
résultat général est moins de produits créés, ou, ce qui
revient au même, moins de satisfactions acquises à
l'humanité. Or, s'il y a diminution générale de
satisfactions, comment votre part, ouvriers, se
trouverait-elle augmentée? Donc les riches, ceux qui font la
loi, auraient arrangé les choses de telle sorte que
non-seulement ils subiraient leur prorata de la diminution
totale, mais même que leur portion déjà réduite se réduirait
encore de tout ce qui s'ajoute, disent-ils, à la vôtre? Cela
est-il possible? cela est-il croyable? Oh! c'est là une
générosité suspecte, et vous feriez sagement de la
repousser(1).
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