L'on pouvait aussi obtenir des marxistes la réponse suivante à ces
questions: leur socialisme était révolutionnaire, en opposition avec le
socialisme réactionnaire ou conservateur des autres. Cette réponse sert
plutôt à expliquer la différence entre la social-démocratie marxiste et
les autres tendances socialistes. Pour le marxiste, Révolution ne
signifie pas simplement le changement violent d'un état de choses
existant, mais au sens du chiliasme marxiste, une action qui rapproche
l'humanité de la perfection de sa destinée(1).
La révolution sociale de demain, que le socialisme doit réaliser, sera
le dernier acte qui procurera à l'humanité un éternel bonheur. Les
révolutionnaires sont ceux-là que l'histoire a élus pour être les
instruments qui réaliseront son plan. L'esprit révolutionnaire est
l'esprit sacré qui est descendu sur eux et les rend capables d'accomplir
toutes ces grandes choses. C'est dans ce sens que le socialiste marxiste
aperçoit, comme la qualité la plus haute de son parti, d'être un parti
révolutionnaire. C'est dans ce sens qu'il considère tous les autres
partis comme une masse homogène réactionnaire, parce que ces partis
s'opposent à sa conception d'un éternel bonheur.
Que tout cela n'ait rien à voir avec les concepts sociologiques de la
communauté socialiste, est évident. Qu'un groupement de personnes
s'arroge, en vertu d'une prédestination particulière, le monopole de
nous apporter le salut, est certainement digne de remarque. Mais si ces
personnes ne connaissent pas d'autre chemin menant au salut, que celui
que suivent beaucoup d'autres hommes, il ne suffit pas de mettre en
avant une particulière prédestination pour créer une opposition foncière
entre le but qu'elles se proposent et celui où tendent les autres
hommes.
Pour comprendre le socialisme étatique, il ne suffit pas
d'expliquer cette expression étymologiquement. L'histoire de ce mot
montre simplement que le socialisme étatique était un socialisme
qu'avaient adopté les hommes au pouvoir en Prusse et dans d'autres États
allemands. Comme ces hommes s'identifiaient avec l'État, avec la forme
de leur État et avec la conception de l'État en général, il était assez
indiqué d'appeler leur socialisme: socialisme étatique. Cet usage
linguistique s'acclimate d'autant plus facilement que le marxisme avait
obscurci la notion d'État avec sa doctrine de l'État caractérisé par la
division en classes et condamné à la disparition progressive.
Le socialisme marxiste avait grand intérêt à distinguer l'étatisation de
la socialisation des moyens de production. Les slogans de la
social-démocratie ne seraient jamais devenus populaires, s'ils avaient
indiqué, comme but suprême de l'effort socialiste, l'étatisation des
moyens de production. Car l'État, qu'avaient sous les yeux les peuples
où le marxisme s'était le plus répandu n'était pas précisément fait pour
qu'on pût attendre grand-chose de son intervention en matière
économique. Les disciples du marxisme en Allemagne, en Autriche et en
Russie vivaient sur le pied de guerre avec les hommes au pouvoir en qui,
à leurs yeux, s'incarnait l'État. L'occasion du reste ne leur manquait
pas de faire la critique des résultats de l'étatisation et de la
municipalisation. Même avec la meilleure bonne volonté, on ne pouvait
pas ignorer les graves défauts de l'administration étatique et
municipale. Il était vraiment impossible de s'enthousiasmer pour un
programme qui avait pour but l'étatisation. Un parti d'opposition devait
avant tout combattre l'odieux État autoritaire. C'était le seul moyen
d'attirer à soi les mécontents. C'est aussi à des fins d'agitation
politique que la doctrine marxiste de la disparition de l'État doit sa
naissance. Les libéraux avaient demandé la limitation des pouvoirs de
l'État et la remise du gouvernement aux représentants du peuple. Ils
avaient demandé l'État libre. Marx et Engels, voulant renchérir, et sans
y réfléchir prirent à leur compte la doctrine anarchiste de la
suppression de tout pouvoir étatique, sans se soucier de savoir si la
socialisation ne commandait pas, non point la suppression, mais au
contraire le renforcement incessant de l'État.
La doctrine de l'État qui meurt est, dans le socialisme, aussi peu
défendable et aussi stupide qu'une autre idée, très voisine de cette
doctrine, à savoir la différence scolastique entre étatisation et
socialisation. Les marxistes se rendent très bien compte de la faiblesse
de leur argumentation. Aussi en général, se gardent-ils d'insister sur
ce point. Ils se contentent de parler toujours de socialisation des
moyens de production, sans définir exactement ce concept, de sorte que
la socialisation semble être une tout autre chose que l'étatisation dont
tout le monde a une idée. Lorsqu'ils ne peuvent éviter ce sujet pénible,
ils doivent reconnaître que l'étatisation d'entreprises est « le premier
pas vers la prise de possession par la société même de toutes les forces
productives »(2), ou bien
« le point de départ naturel de l'évolution qui mène à l'association
communiste. »(3) Finalement,
Engels se refuse à admettre que toute étatisation soit « ipso
facto socialiste ». Avant tout, il ne voudrait pas qu'on qualifiât
de socialistes les étatisations faites pour satisfaire aux besoins
financiers de l'État et qui n'ont pour but que « de procurer à l'État
une source de revenus indépendante des décisions du parlement ».
Pourtant traduits en langage marxiste, des actes d'étatisation accomplis
pour de pareils motifs signifieraient que, pour une part de la
production, la prise de possession du bénéfice par des capitalistes
serait supprimée. Il n'en va pas autrement avec les étatisations faites
par politique pure ou par politique militaire, qu'Engels qualifie
également de non socialistes. Pour lui, le critère des étatisations
socialistes est le suivant: lorsque les moyens de production et de
trafic étatisés « sont développés au point de déborder vraiment
le cadre des sociétés par actions, de sorte que l'étatisation est
devenue, du point de vue économique, inévitable. » Cette nécessité,
pense-t-il, apparaît d'abord « dans de grandes institutions de trafic:
poste, télégraphe, chemin de fer »(4).
Or justement les plus grandes lignes de chemin de fer du monde, celles
des États-Unis, et les plus importantes lignes télégraphiques, les
câbles sous-marins, ne sont pas étatisés; par contre, de petites lignes
insignifiantes, dans des pays étatistes, ont été nationalisées depuis
longtemps. Mais qu'est-ce qui a provoqué l'étatisation de la poste? Des
motifs purement politiques. Qu'est-ce qui a provoqué l'étatisation des
chemins de fer? Des raisons militaires. Peut-on prétendre que ces
étatisations étaient, « du point de vue économique, inévitables »? Du
reste, qu'est-ce que cela veut dire: « du point de vue économique
inévitables »?
Kautsky se contente aussi de combattre l'opinion « que toute étatisation
d'une fonction économique ou d'une entreprise économique soit un pas en
avant vers l'association socialiste et que celle-ci puisse sortir d'une
étatisation générale de l'ensemble des entreprises économiques, sans
qu'on ait besoin de rien changer à la structure de l'État. »(5)
Mais personne n'a jamais voulu contester que la structure de l'État
subirait une profonde transformation, si par l'étatisation de l'ensemble
des entreprises économiques l'État se transformait en une communauté
socialiste. Kautsky se contente d'ajouter que « tant que les classes
possédantes seront aussi les classes dominantes » l'on ne pourra
parvenir à une étatisation complète. Celle-ci ne pourra être réalisée
que « lorsque les classes ouvrières seront devenues les classes
dominantes de l'État ». Il est réservé aux prolétaires, lorsqu'ils
auront conquis la puissance politique, « de transformer l'État en une
grande association économique qui pourra, pour l'essentiel, se suffire
entièrement à elle-même »(6).
Kautsky se garde de répondre à la question capitale: Est-ce qu'une
étatisation complète réalisée par un autre parti que le parti socialiste
provoquerait la fondation du socialisme? Sans doute, il y a une
différence foncière très importante entre l'étatisation et la
municipalisation de certaines entreprises, au milieu d'une société par
ailleurs attachée à la propriété privée des moyens de production, et la
réalisation intégrale du socialisme, qui ne tolère aucune propriété
privée des moyens de production à côté de la propriété de la communauté.
Tant que quelques entreprises seulement sont exploitées par l'État, des
barèmes de prix pour les moyens de production sont encore fixés par le
marché. Ainsi est donnée aux entreprises étatiques elles aussi la
possibilité de compter. Voudront-elles ou pourront-elles prendre les
résultats du calcul comme directives de leur gestion, cela est une autre
question. Cependant, le fait seul que, en une certaine mesure, le succès
d'une entreprise puisse être évalué en chiffres, fournit à la direction
commerciale de ces entreprises publiques un point d'appui qui fait
forcément défaut à la direction d'une communauté purement socialiste. La
manière dont une entreprise étatique est dirigée, peut être qualifiée,
avec raison, de mauvaise gestion, mais au moins c'est une gestion. Dans
une communauté socialiste, il ne peut y avoir, comme nous l'avons déjà
vu, de véritable gestion économique(7).
L'étatisation de tous les moyens de production de l'économie nationale
amène cependant avec elle le socialisme intégral. L'étatisation de
quelques-uns des moyens de production est un acheminement vers la
socialisation complète. Qu'on s'en tienne là ou qu'on aille plus loin ne
change rien au caractère de ces premières étatisations. Si l'on veut
faire passer toutes les entreprises dans la propriété de la société
organisée, on ne pourra procéder autrement qu'en étatisant chacune de
ces entreprises, ou bien l'une après l'autre, ou bien toutes à la fois.
L'imprécision que le marxisme avait répandue sur le concept:
étatisation, s'est fait sentir très vivement en Allemagne et en
Autriche, en novembre 1918 après la conquête du pouvoir par les
sociaux-démocrates. Du jour au lendemain, un slogan, qu'on n'entendait
guère auparavant, devint populaire: socialisation. C'était sans doute
une sorte de périphrase destinée à remplacer le mot allemand:
étatisation, par un mot étranger qui faisait plus d'effet. Que le
socialisme ne fût rien de plus que l'étatisation ou la municipalisation
était une idée qui ne pouvait venir à presque personne. Celui qui avait
le malheur de l'exprimer était considéré comme un homme qui n'entendait
rien à rien, attendu qu'entre l'étatisation et la socialisation il y
avait une différence énorme. Après la conquête du pouvoir par le Parti
social-démocrate, des commissions de socialisation furent instituées.
Elles avaient pour mission de trouver pour la socialisation des
modalités, qui, au moins extérieurement, la distinguassent des
étatisations et des municipalisations.
Le premier compte rendu de la commission sur la socialisation des mines
de charbon écarte l'idée de réaliser cette socialisation par
l'étatisation des mines à charbon, en montrant les défauts inhérents à
la gestion nationale des mines. Mais le compte rendu est muet sur la
question de savoir en quoi la socialisation diffère de l'étatisation. Le
compte rendu reconnaît « que l'étatisation isolée des mines, alors que
l'économie capitaliste subsiste encore dans d'autres branches de
l'économie, ne saurait être considérée comme une socialisation, mais
simplement comme le remplacement d'un patron par un autre ». Mais une
socialisation isolée, telle que ce compte rendu l'a en vue et la
propose, étant donné les mêmes circonstances, eût-elle pu avoir une
autre signification?(8)
C'est là une question qui reste sans réponse. On aurait compris que la
commission indiquât, que pour provoquer les effets bienfaisants de la
société socialiste, il ne suffisait pas d'étatiser quelques branches de
la production, mais qu'il fallait que l'État prît d'un coup en main
toutes les entreprises, comme le firent les bolcheviks en Russie et en
Hongrie, et comme les spartakistes voulaient le tenter en Allemagne. La
commission ne l'a pas fait. Au contraire, elle a élaboré des plans de
socialisation qui prévoient l'étatisation isolée de quelques branches de
la production, d'abord des mines de charbon et du commerce des produits
fournis par le charbon. La commission évite d'employer le mot:
étatisation, mais cela ne change rien au fond de la question. Ce n'est
qu'une subtilité juridique si, d'après les propositions de la
commission, ce n'est pas l'État allemand qui doit devenir propriétaires
des mines allemandes socialisées, mais une « Association allemande des
charbons ».
Lorsque le compte rendu de la majorité de la commission expose que cette
propriété est « conçue seulement dans un sens formel et juridique »,
mais qu'il est défendu à cette association des charbons « d'occuper la
place matérielle du propriétaire privé et que par là lui est enlevée la
possibilité d'exploiter les ouvriers et les consommateurs » la
commission ne fait qu'emprunter les slogans les plus vides au langage de
la rue. Du reste, le compte rendu n'est qu'un ramassis de toutes les
erreurs populaires touchant le système économique capitaliste. Le seul
sur lequel, d'après les propositions de la majorité de la commission, la
gestion socialisée des charbons se différencierait des autres
entreprises publiques, serait la composition de la direction supérieure.
À la tête des mines de charbon, il ne doit pas y avoir un fonctionnaire
unique, mais un conseil recruté d'une manière particulière. La montagne
accouche d'une souris!
Ce n'est pas un signe caractéristique du socialisme d'État que ce soit
sur l'État que porte toute l'organisation de l'économie, car in ne peut
se représenter autrement le socialisme. Si nous voulons reconnaître son
véritable caractère, il ne faut pas nous cramponner au nom lui-même.
Cela ne nous avancerait pas plus que celui qui, voulant saisir le
concept: métaphysique, croirait le trouver dans le sens littéral des
parties formant ce mot composé. Ce qu'il faut, c'est nous demander
quelles idées recouvrait le mot pour les partisans de la tendance
socialiste étatiste, qu'on appelle habituellement: étatistes radicaux.
Le socialisme étatiste diffère en deux points des autres systèmes
socialistes. Il est en opposition avec beaucoup d'autres tendances
socialistes qui envisagent une répartition aussi égale que possible du
revenu de la société socialiste entre chacun de ses membres. Le
socialisme étatique, lui, est pour une répartition proportionnée au
mérite de chaque individu. Inutile de remarquer que cette estimation de
la dignité est tout à fait subjective et n'est pas la suite d'un examen
désintéressé des rapports entre les hommes. L'étatisme a des conceptions
très arrêtées sur l'estimation morale des différentes couches de la
société. Il est rempli d'estime pour la royauté, la noblesse, les grands
propriétaires terriens, le clergé, le militarisme professionnel, en
particulier le corps d'officiers, et les fonctionnaires. Sous certaines
conditions, il accorde aussi aux savants et aux artistes une situation
privilégiée. Il n'attribue qu'une place modeste aux paysans et aux
petits industriels. Les simples artisans sont encore plus mal placés.
Mais les moins bien traités de tous sont les éléments peu sûrs qui ne
sont contents ni du rôle, ni du revenu qui doivent leur revenir d'après
le plan établi et qui cherchent à améliorer leur situation matérielle.
L'étatiste classe dans son esprit à différents échelons tous les membres
de son État futur. Le plus noble doit jouir d'une plus grande influence
et recevoir plus d'honneurs et de revenus que le moins noble. Qu'est-ce
qui est noble, qu'est ce qui n'est pas noble? A la tradition de décider.
Le plus grand reproche que l'étatisme adresse à la société capitaliste,
c'est de ne pas répartir les revenus selon ses estimations à lui. Il lui
paraît intolérable qu'un marchand de lait ou un fabricant de boutons de
culottes puisse jouir d'un plus gros revenu que le descendant d'une
vieille famille de l'aristocratie, ou qu'un conseiller intime ou un
sous-lieutenant. C'est surtout pour remédier à de pareilles anomalies
qu'il lui semble nécessaire de remplacer la société capitaliste par
l'étatiste.
Désireux de maintenir l'échelle des rangs sociaux traditionnelle et
l'estimation morale des différentes couches de la société, l'étatisme ne
songe pas à bouleverser de fond en comble l'ordre juridique devenu
historique en transformant expressément la propriété privée en propriété
d'État. Seules doivent être étatisées les grandes entreprises, étant
bien entendu qu'il y aura des exceptions pour les grandes exploitations
agricoles, en particulier pour les grandes propriétés héréditaires. Dans
l'agriculture, dans la moyenne et petite industrie la propriété doit
être maintenue, du moins pour la forme. Malgré certaines restrictions,
les professions libérales doivent jouir d'une certaine latitude. Mais
toutes les entreprises doivent, au fond, devenir des exploitations de
l'État. L'agriculteur conservera les honneurs et le nom de propriétaire.
Mais il lui sera défendu « de ne penser égoïstement qu'au gain
mercantile ». Il a le devoir « d'aller au-devant du but poursuivi par
l'État ». Car dans l'idée des étatistes, l'agriculture est une fonction
publique. « L'agriculteur est un fonctionnaire de l'État. Il doit
cultiver soit de sa propre initiative, soit d'après les prescriptions de
l'État, ce qui est nécessaire au pays. S'il retire de son exploitation
ses intérêts et un traitement suffisant, il a tout ce qu'il est en droit
de demander. »(9) Pour le
commerçant et l'artisan, il ne doit pas en être autrement. Pour le chef
d'entreprise indépendant, qui dispose librement des moyens de
production, il n'y a dans le socialisme étatique pas plus de place que
dans une autre forme de socialisme. Les prix sont réglés par l'autorité,
qui décide de l'objet, de la manière et de la quantité de la production.
Il n'y a plus place pour la spéculation au gain excessif. Les autorités
veillent à ce que chaque citoyen retire un profit convenable,
c'est-à-dire qui lui permette de vivre conformément à son rang. Le
bénéfice exagéré, l'impôt se chargera de le supprimer.
On ne doit pas transférer immédiatement les petites exploitations dans
la propriété de l'État, et cela est même impossible. Le propriétaire de
l'exploitation en restera en principe le propriétaire, mais il sera
subordonné à un contrôle étatique décidant de tout ce qui est essentiel.
C'est la seule manière dont la socialisation puisse être exécutée, même
d'après l'opinion des écrivains marxistes. Kautsky est d'avis que
« aucun socialiste sérieux n'a jamais demandé que les paysans soient
expropriés ou que leurs biens soient confisqués »(10).
Kautsky ne veut pas non plus exproprier formellement la petite industrie(11).
Le paysan et l'artisan doivent être incorporés dans le mécanisme de la
communauté socialiste et tant que leur production et la mise en valeur
de leurs produits seront soumises aux ordres de la direction économique;
ils conserveront, tout au moins de nom, la propriété. La suppression du
marché libre les transforme de propriétaires et chefs d'entreprise
travaillant à leur compte, en fonctionnaires de la communauté
socialiste, qui ne se distinguent que par la forme de leur rémunération
des autres camarades de la communauté(12).
On ne peut donc voir une particularité du plan social étatique dans le
fait que des restes de la propriété privée des moyens de production
subsistent ainsi de nom. Seule l'ampleur avec laquelle sera réalisée
cette ordonnance des conditions de production sociales constitue une
particularité caractéristique. Nous avons déjà mentionné que l'étatisme,
d'une manière générale, a l'intention de laisser à la grande propriété
terrienne – à l'exception peut-être des latifundia – le caractère de
propriété privée, avec les restrictions indiquées. Ce qui est plus
important, c'est que l'étatisme part de cette conception que la majeure
partie de la population se cantonnera dans les exploitations de
l'agriculture et de la petite industrie, et que le nombre de ceux,
employés dans de grandes entreprises, qui entreront au service immédiat
de l'État sera relativement peu élevé. Contrairement aux marxistes
orthodoxes dans le genre de Kautsky l'étatisme est d'avis que la petite
exploitation rurale n'est pas inférieure en productivité à la grande
exploitation, et il croit qu'il s'ouvre encore un grand champ d'activité
à la petite industrie à côté de la grande industrie. C'est là la seconde
particularité qui différencie le socialisme étatiste de toutes les
autres formes du socialisme, et surtout de la social-démocratie.
Il est inutile de considérer plus longtemps l'image que le socialisme
étatiste se fait de la forme d'État idéale. Sur de vastes étendues de
l'Europe il est, depuis des années, l'idéal auquel aspirent en secret
des millions et des millions d'hommes. Il est connu de tous, quoiqu'on
ne l'ait jamais clairement défini. C'est le socialisme du paisible et
loyal fonctionnaire, du propriétaire de domaine foncier, du paysan, du
petit industriel et de nombreux ouvriers et employés. C'est le
socialisme des professeurs, le fameux socialisme de la chaire
universitaire; c'est le socialisme des artistes, des poètes et des
écrivains à une époque, il est vrai, qui présente tous les caractères
d'une décadence de l'art. C'est le socialisme auquel les églises de
toute confession prêtent leur appui. C'est le socialisme du césarisme et
de l'impérialisme; c'est l'idéal de la royauté sociale. Il est le but
lointain que visait la politique de la plupart des États européens, et
au premier rang les États allemands. C'est l'idéal social de l'époque
qui a préparé la guerre mondiale et qui s'est écroulée avec elle.
Un socialisme qui gradue d'après la dignité de l'individu la part des
dividendes sociaux qui lui sera attribuée, n'est imaginable que sous la
forme du socialisme étatiste. La hiérarchie sociale qu'il veut mettre à
la base de la répartition est la seule qui soit relativement populaire,
en ce sens qu'elle ne soulèverait pas d'opposition trop violente. Moins
encore que beaucoup d'autres classements qu'on pourrait envisager, elle
ne résisterait à une critique rationnelle, mais sa valeur est consacrée
par les années. En cherchant à conserver pour l'éternité la hiérarchie
sociale, en cherchant à empêcher tout changement dans la hiérarchie
sociale, le socialisme étatiste justifie l'appellation de socialisme
conservateur qu'on lui attribue parfois(13).
Plus que toute autre forme de socialisme, ce socialisme d'État croit
qu'il est possible que la vie économique s'immobilise sans plus
progresser. Ses partisans jugent superflu ou même nuisible toute
innovation économique. Les moyens que les étatistes comptent employer
pour arriver à leurs fins, correspondent à ces conceptions. Dans le
socialisme marxiste, nous trouvons l'idéal social d'hommes qui attendent
tout d'un bouleversement brutal de ce qui existe, et de révolutions
sanglantes, tandis que le socialisme d'État est l'idéal de ceux qui pour
remédier à tous les maux appellent la police à leur secours. Le marxisme
est fondé sur le jugement infaillible des prolétaires animés de l'esprit
révolutionnaire, l'étatisme sur l'infaillibilité des autorités
traditionnelles. Socialisme et étatisme se rencontrent au moins sur ce
point qu'ils admettent tous deux un absolutisme politique excluant toute
possibilité d'erreur.
En opposition avec le socialisme d'État, le socialisme communal ne
représente pas une forme particulière de l'idéal de la société
socialiste. La municipalisation d'entreprises n'est pas conçue comme un
principe général, d'après lequel on puisse réaliser une nouvelle
structure de la vie économique. Elle ne doit s'étendre qu'à des
entreprises dont les débouchés sont restreints et locaux. Dans le
socialisme d'État réalisé dans toute sa rigueur les exploitations
communales, subordonnées à la direction générale de l'économie, n'ont
pas pour se développer plus de latitude que les entreprises agricoles et
industrielles qui sont encore, de nom, propriétés privées.
3. Le socialisme militariste |
Le socialisme militariste est le socialisme d'un État où toutes les
institutions tendent à la préparation de la guerre. C'est un socialisme
d'État en ce sens que la dignité, qui décide de la valeur sociale et de
la portion du revenu qui revient à chaque citoyen, est estimée
exclusivement, ou principalement, d'après le rang qu'occupe l'individu
dans l'armée. Plus le rang militaire est élevé, et plus sont élevées
aussi l'estimation sociale et la part des dividendes sociaux.
L'État militaire, État de gens de guerre, où tout est subordonné à un
seul but: la conduite de la guerre, ne saurait admettre la propriété
privée des moyens de production. L'organisation qui rend l'État toujours
prêt à entrer en guerre à chaque instant est irréalisable si la vie de
chacun, à côté de cet idéal militaire, est encore attirée vers d'autres
buts. Toutes les castes guerrières qui ont attribué comme moyens
d'existence à leurs membres des revenus seigneuriaux ou fonciers, des
exploitations rurales indépendantes, ou des entreprises industrielles
travaillant avec des serfs, toutes ces castes ont, au cours des ans,
dépouillé leur caractère guerrier. Le seigneur se consacra entièrement à
son activité économique. Il s'intéressa à d'autres choses qu'à guerroyer
et à récolter des honneurs militaires. Dans le monde entier, la
féodalité a provoqué la démilitarisation des guerriers. Les descendants
des chevaliers sont devenus des gentilshommes campagnards. Le
propriétaire s'intéresse à l'économie et se désintéresse de la guerre.
C'est seulement en écartant la propriété privée que l'on conservera à
l'État son caractère militaire. Seul le guerrier, qui en dehors de la
guerre ne connaît pas d'autre champ d'action que la préparation de la
guerre, est toujours prêt à la guerre. Avec des hommes qui pensent avant
tout à leur exploitation agricole, on peut faire des guerres défensives,
mais non une guerre de conquêtes prolongée.
Un État militaire est un État de brigands. Il vit surtout de butin et de
tributs. À côté de ces ressources, le produit de l'activité économique
individuelle ne joue qu'un rôle de second plan; souvent même ce genre
d'activité fait complètement défaut. Il est évident que le butin et les
tributs venant de l'étranger ne peuvent revenir directement aux
individus, mais au fisc qui ne saurait les répartir que d'après le rang
militaire de chacun. L'armée qui seule assure la continuité de cette
source de revenus ne pourrait concevoir une autre répartition. Il est
donc tout indiqué d'appliquer les mêmes règles pour la répartition du
revenu provenant de la production intérieure du pays aux tributs et
redevances effectués par les sujets. C'est ainsi que l'on peut expliquer
le « communisme » des pirates grecs de Lipara et de tous les autres
États de pirates(14). C'est
un « communisme de brigands et de guerriers »(15)
produit par la mentalité militaire appliquée à toutes les relations
sociales. César nous rapporte au sujet des Souabes qu'il appelle la « gens
longe bellicosissima Germanorum omnium » que chaque année ils
envoient des troupes au-delà de la frontière pour en rapporter du butin.
Ceux qui restent au pays vaquent aux travaux agricoles dont le produit
est destiné aussi à ceux qui sont partis en campagne. L'année suivante,
les deux groupes échangent leurs fonctions. Il n'y a point de champs
appartenant en propriété personnelle aux individus(16).
Chacun participe aux bénéfices de l'activité guerrière et agricole, qui
est exercée au compte et aux risques de tous; c'est ainsi seulement
qu'il est possible à l'État guerrier de faire de chaque citoyen un
guerrier et de chaque guerrier un citoyen. Si cet État laissait les uns
être toujours guerriers, les autres citoyens toujours agriculteurs sur
leur propriété propre, des conflits ne manqueraient point de se produire
bientôt entre les deux castes. Alors, ou bien les guerriers
subjugueraient les citoyens, et dans ce cas pourraient-ils entreprendre
leurs razzias, en laissant derrière eux au pays une masse populaire
opprimée. Ou bien les citoyens l'emporteraient; les guerriers seraient
rabaissés au rang de mercenaires, auxquels on interdirait les razzias,
car ils constituent un danger permanent, et l'on craindrait qu'ils
n'acquissent trop de richesse et d'orgueil. Dans les deux cas l'État
serait forcé de dépouiller son caractère purement militaire. C'est pour
cela que: affaiblissement des institutions communistes signifie:
affaiblissement du caractère guerrier de l'État. Le type de société
guerrière se transforme lentement en type industriel(17).
Pendant la guerre mondiale, on a pu observer nettement les forces qui
poussent un État guerrier vers le socialisme. Plus la guerre se
prolongeait, plus elle transformait en grands camps de guerre les États
de l'Europe et plus inadmissible apparaissait le contraste entre le
soldat, supportant toutes les peines et les dangers du combat et
l'homme, qui, resté à la maison, tirait profit des conjectures de la
guerre. C'étaient des sorts vraiment trop inégaux. Si avec une guerre
encore plus longue ces différences avaient été maintenues, les États
auraient été infailliblement déchirés en deux camps, et les armes des
armées se seraient finalement tournées contre leur propre pays. Le
socialisme des armées du service militaire obligatoire demande comme
complément dans le pays le socialisme du service du travail obligatoire.
S'ils veulent conserver leur caractère guerrier, les États guerriers ne
peuvent avoir qu'une organisation communiste. Et cela ne les fortifie
pas pour le combat. Le communisme est pour eux un mal qu'ils sont forcés
d'accepter avec le reste du système. C'est le communisme qui les
affaiblit et cause finalement leur perte. En Allemagne, on a, dès les
premières années de la guerre, commencé à marcher dans la voie du
socialisme, parce que l'esprit militariste-étatiste, qui a conduit la
politique des États européens à la guerre, poussait au socialisme
d'État. Vers la fin de la guerre, on a activé toujours plus
énergiquement la socialisation, parce que, pour les raisons que nous
venons d'indiquer, il fallait assimiler le régime de l'intérieur à celui
du front. Cependant, le socialisme guerrier, au lieu de rendre la
situation de l'État allemand plus facile, n'a fait que la rendre plus
difficile. Il n'a pas accru mais entravé la production. Il n'a pas
amélioré, mais empiré le ravitaillement de l'armée(18).
Ne parlons pas du fait que l'esprit étatiste est responsable si dans les
formidables secousses du temps de guerre et de la révolution qui a
suivi, aucune forte individualité n'est sortie des rangs du peuple
allemand.
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