Protectionnisme capillaire – Ne coupe pas les cheveux qui veut  (Version imprimée)
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 août
2010, No 280.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100815-8.htm


Il est de plus en plus difficile de trouver un barbier de nos jours. Il y a évidemment beaucoup de coiffeuses et de coiffeurs à l’oeuvre, mais des barbiers qui savent manier le clipper sont une espèce en voie de disparition. La plupart d’entre eux dans la grande région de la Montérégie auraient plus de 60 ans, selon le mien. Et la relève se ferait très rare. Comment expliquer? Le début de la fin a commencé, selon lui, lorsqu’on a permis aux femmes de couper les cheveux des hommes – et vice-versa(1). Quoi, ça n’a pas toujours été le cas?! Eh ben non. Avant, c’était réglementé. Et là, ça ne l’est plus? Non. Du moins, presque plus…

Jusqu’en 1993, mon barbier était membre du Comité paritaire des coiffeurs de la Montérégie. Oui monsieur. La coiffure, c’est suffisamment important pour que le gouvernement intervienne afin de s’assurer que toutes les coupes, les mises en pli, les teintures, et cetera, soient faites suivant les règles de l’art. Ce comité était donc mandaté par l’État pour s’assurer que le décret sur les coiffeurs de la région de la Montérégie (ça ne s’invente pas) fusse bien respecté. Régner en roi et maître sur une région entière: le rêve de tout protectionniste qui se respecte… Il y en avait une quinzaine de ces décrets de la coiffure à un moment donné à travers la province.

Décret 101

Selon le ministère du Travail du Québec, la Loi sur les décrets de convention collective permet au gouvernement de rendre obligatoires certaines conditions de travail généralement accordées par les employeurs aux salariés travaillant dans un secteur d'activité et un territoire déterminés. Un décret de convention collective est donc une décision du gouvernement qui donne suite à une demande adressée par les parties signataires d'une convention collective donnée et qui a pour effet de rendre obligatoires certaines conditions de travail de cette convention à tous les employeurs et salariés (artisans) d'une catégorie professionnelle ou d'un secteur industriel identifié à cette décision.

Chaque décret est administré par un comité paritaire qui veille à son application et à sa surveillance. Le comité paritaire est une institution formée d'un nombre égal de représentants des travailleurs et des employeurs désignés par les syndicats et les associations d'employeurs signataires d'une convention collective qui a fait l'objet d'une extension juridique en vertu de la Loi sur les décrets de convention collective. Le comité paritaire est chargé de surveiller et d'assurer l'observation du décret de convention collective ainsi que d'informer et de renseigner les salariés et les employeurs professionnels sur les conditions de travail prévues au décret.

Les décrets de convention collective régissent donc les entreprises et les travailleurs de certains services et de certaines industries dans des régions déterminées. Pour l'entreprise assujettie à un décret, il existe l'obligation, sous peine de sanctions, de tenir un registre, de produire un rapport mensuel et de prélever sur une base mensuelle les cotisations destinées au financement du comité paritaire. Ce dernier a l'autorité de mener des inspections dans toutes les entreprises.

Il existe une quinzaine de décrets en vigueur au Québec dans des domaines comme ceux du camionnage, des services automobiles, des matériaux de construction, de la menuiserie métallique, de l'entretien d'édifices publics, des agences de sécurité, de l'enlèvement des déchets solides, ou de l'installation d'équipement pétrolier, notamment.

Le rôle du comité paritaire

Sous le régime d’un décret de la coiffure, des prix minimum sont fixés par le gouvernement – on ne peut vendre une coloration en deçà de 22,50$, une coupe de cheveux pour moins de 13,50$, des mèches en dessous de 31,50$. C’est la loi. Les heures d’ouverture et de fermeture sont aussi fixées. Les congés officiels sont obligatoires. Des inspecteurs patrouillent les salons du territoire et remettent des contraventions à ceux et celles qui violent la loi. Un coiffeur vend des coupes de cheveux sous le prix prescrit: contravention. Une coiffeuse ouvre les portes de son salon quinze minutes avant le 8h30 prescrit: contravention. Un membre entend parler des agissements répréhensifs d’un autre membre (ou d’une coiffeuse « illégale »): délation. Vous voyez le genre…

« C’était rendu qu’on payait des inspecteurs pour qu’ils nous surveillent et qu’ils nous donnent des tickets!, de dire mon barbier. Et ça nous coûtait cher. » En plus des cotisations mensuelles, il fallait payer les amendes. Seulement entre 1990 et 1992, le décret a provoqué une guérilla judiciaire frappant 157 salons de coiffure de 12 300 plaintes criminelles, entraînant un rapport d'enquête de 170 pages de deux enquêteurs du ministère du Travail sur les abus du comité paritaire qui aurait dilapidé l'argent des coiffeurs. De plus, le décret aurait aussi créé un marché noir de 100 millions de dollars par année dans la seule région de la Montérégie (La Presse, 18 mai 1993). La grogne a monté et les membres en sont venus à réclamer qu’on mette fin au décret. Québec a abrogé le décret de la coiffure de la Montérégie en janvier 1994.

En tout, quatorze décrets ont été abolis depuis 1977 – Pauline Marois, ministre de la Main-d'oeuvre et de la Sécurité du revenu de 1983 à 1985, a fait le ménage dans certaines lois et aboli plusieurs décrets d'un coup. L'abolition de ces décrets résulte en bonne partie du travail inlassable de Jacques Le Blanc, président de la Corporation professionnelle des coiffeurs et coiffeuses du Québec, un adversaire acharné des décrets de convention collective qui a contribué à l'abrogation de neuf d’entre eux (Les Affaires, 19 mars 1994).

M. Le Blanc se rappelle que lorsqu'il était adolescent, des barbiers et des coiffeuses de sa famille recevaient de temps en temps des sommations de comparaître en cour pénale parce qu'ils avaient exercé leur métier en dehors de certaines heures prescrites. « On me disait que c'était à cause des comités paritaires. Je ne comprenais pas que d'honnêtes citoyens se faisaient traîner en cour comme des criminels, alors qu'ils gagnaient leur vie le plus honnêtement du monde. Je trouvais cela profondément injuste. En plus, ils devaient payer pour ces comités paritaires. C'est encore la même chose. L'an dernier, un brave barbier de Longueuil a reçu 1 000 sommations de comparaître et s'est fait imposer 8 500 $ d'amendes. Considérant qu’il n’avait pas d'argent pour payer la somme due et voulant lui éviter la prison, le juge l'a condamné à 680 heures de travail communautaire. C'est épouvantable! » (Les Affaires, 23 janvier 1993).

Autres temps, autres moeurs?

Ces pratiques, qui semblent complètement anachroniques aujourd’hui, sont encore courantes en Outaouais, où la profession est toujours réglementée par le Comité paritaire des coiffeurs de l’Outaouais. Eh oui, vous coupez les cheveux de votre voisine à l’occasion dans votre sous-sol? Vous lui faites une teinture? Et vous résidez dans la région administrative 07? L’article 11.01 du décret stipule que « toute personne qui veut exercer la profession ou tenir un salon de coiffure doit déclarer par écrit au Comité paritaire ses noms, prénoms et adresse, le nom sous lequel elle exerce sa profession ou tient son salon, la liste des personnes qui travaillent dans le salon, son régime matrimonial. » On croit rêver.

Sur le site du comité, on peut lire qu’« une personne qui exerce une ou plusieurs des opérations suivantes sur un client est régit [sic] par le Décret sur les coiffeurs de l’Outaouais et doit s’enregistrer au comité paritaire: coloration, coupe de cheveux, décapage, décoloration, mordançage, ondulation, permanente, shampooing, traitement du cuir chevelu (mes italiques). […] le décret est large et englobe également les salons qui se consacrent uniquement à l’installation de rallonges. Bref, tous les travailleurs du domaine de la coiffure qui exercent leur profession sur le territoire de l’Outaouais doivent s’enregistrer au Comité paritaire. Le coiffeur ou l’assistant coiffeur, qu’il soit salarié, travailleur à commission ou locataire de chaise, doit obligatoirement faire partie du registre du comité. L’artisan qui travaille seul à la maison ainsi que le locataire de chaise en salon ont la responsabilité de s’enregistrer. […] Le comité paritaire doit être averti de l’ouverture, de la fermeture ainsi que des modifications relatives au registre des employés de tous les salons de l’Outaouais. »

Une fois enregistrées, les personnes doivent évidemment payer des cotisations. « La cotisation du salarié et du travailleur à commission au comité paritaire est de 1% de son salaire net. Le salarié en paie la moitié (0,5%) qui est directement et obligatoirement retiré sur sa paie. L’employeur paie l’autre moitié (0,5%). L’employeur a l’obligation de faire parvenir son chèque avec les contributions recueillies une fois par mois. Il a également l’obligation de fournir toutes les informations demandées par le rapport mensuel. Le locataire d’espace, l’artisan et l’employeur doivent obligatoirement payer une cotisation égale à 3$ par semaine. Ce paiement se fait habituellement sur une base trimestrielle (39$) ou encore, en début d’année pour l’année complète (156$). »

Alors que la Formule Rand oblige tous les travailleurs d’une entreprise syndiquée de payer des cotisations au syndicat qui les représente, le décret, lui, oblige tous les travailleurs d’un secteur donné, oeuvrant sur un territoire donné, de se syndiquer. Point. Et pourtant, si un entrepreneur trouvait le moyen de forcer tout le monde à acheter son produit, l’État interviendrait pour l’en empêcher…

Les résidants de l’Outaouais ont-ils réellement besoin d’un décret pour avoir accès à des services de qualité en matière de coiffure? Poser la question, c’est évidemment d’y répondre. Les consommateurs du reste du Québec obtiennent de bons services sans la protection de décrets ou de comités paritaires. Et les prix des services offerts ne sont pas exorbitants ou complètement disproportionnés par rapport à ceux de l’Outaouais.

Les décrets ne sont en fait que des privilèges accordés par l’État à des individus. Ils sont une forme anachronique de protectionnisme et devraient être entièrement abolis.

Notes

1) En 1977, un coiffeur pour dames ayant coupé les cheveux d'un jeune garçon est sommé de comparaître en cour à la suite d’une plainte déposée par un comité paritaire. Le juge rejette la plainte du comité en concluant que «la tête n'a pas de sexe». L’incident est l’élément déclencheur d’une bataille qui mène à l’abolition, la même année, du décret de la coiffure pour dames à Montréal par Pierre-Marc Johnson, alors ministre du Travail.

----------------------------------------------------------------------------------------------------
* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.