Le syndicalisme en tant que but, et le syndicalisme en tant que
mouvement politique, ne marchent pas toujours de concert. De nombreux
groupements, qui ont fait de l'action directe syndicaliste la base de
leur action, cherchent à réaliser une communauté vraiment socialiste. Et
inversement, l'on peut songer à réaliser le syndicalisme en tant que but,
autrement que par les méthodes de combat préconisées par Sorel.
Dans la conscience des masses ouvrières, qui s'intitulent socialistes ou
communistes, le syndicalisme comme but du grand bouleversement apparaît
au moins aussi vivant que le socialisme. Les idées de « petits
bourgeois », que Marx avait cru surmonter, sont aussi très répandues
parmi les socialistes marxistes. La grande masse ne désire pas le
véritable socialisme, c'est-à-dire le socialisme centralisé, mais le
syndicalisme. L'ouvrier veut être le maître des moyens de production qui
sont employés dans l'entreprise où il travaille. Le mouvement social
montre de jour en jour plus clairement que c'est cela, et non autre
chose, que l'ouvrier désire. Tandis que le socialisme est un produit
intellectuel du cabinet de travail, les idées syndicalistes sortent
directement du cerveau de l'homme simple, qui voit toujours d'un mauvais
oeil des revenus acquis sans travail, tant que c'est autrui et non pas
lui qui en est le bénéficiaire. Le syndicalisme, comme le socialisme,
s'efforce de supprimer la séparation entre l'ouvrier et les moyens de
production. La différence est qu'il suit une autre voie pour y arriver.
Ce n'est pas l'ensemble des ouvriers qui doit devenir propriétaire de
l'ensemble des moyens de production. Ce sont les ouvriers occupés dans
une certaine exploitation ou entreprise, ou dans une branche entière de
la production qui doivent arriver à posséder les moyens de production
employés dans ces entreprises. Les chemins de fer aux cheminots, les
mines aux mineurs, les fabriques aux ouvriers de fabriques, telle est la
devise.
Laissons de côté toute manière « brutale » de réaliser sans méthode les
idées syndicalistes. Et ne prenons comme point de départ de notre étude
que l'application absolument conséquente du principe syndicaliste à
l'économie nationale tout entière. On peut sans peine se figurer comment
cette application pourrait se produire. Toute mesure qui retire la
propriété des moyens de production aux entrepreneurs, capitalistes et
propriétaires fonciers, sans remettre cette propriété à l'ensemble de
tous les citoyens du pays, doit être considérée comme une
syndicalisation. Il est indifférent que dans cette société un plus ou
moins grand nombre d'associations soit formé. Il importe peu que l'on
constitue des branches entières de la production en organismes séparés,
ou bien certaines entreprises qui, au cours de leur développement
historique, se sont réunies en groupes, ou bien des exploitations, ou
même des ateliers isolés. Le fond de la question ne sera pas changé
parce que l'on aura tiré plus ou moins de lignes à travers la société,
horizontales ou verticales. Ce qui importe, c'est que l'associé d'une
telle communauté se trouve posséder une part de certains moyens de
production et ne posséder rien des autres, que même il peut arriver –
par exemple s'il est incapable de travailler – qu'il ne possède rien.
Que les ouvriers, avec cette méthode, jouissent ou non d'un
accroissement réel de leurs revenus, n'est qu'une question secondaire.
La plupart des ouvriers se font des images fantastiques de
l'accroissement de richesse que leur procurerait l'aménagement
syndicaliste des conditions de la propriété. Ils se figurent que rien
que le partage de ce que les propriétaires fonciers, capitalistes et
chefs d'entreprise, gagnent sous le régime de l'économie capitaliste,
leur apporterait à chacun un accroissement considérable de leurs
revenus. En outre, ils comptent que les entreprises rapporteront beaucoup
plus, lorsqu'elles seront dirigées par eux-mêmes, car ils s'attribuent
une compétence technique toute spéciale, et lorsque chaque ouvrier aura
un intérêt personnel à la prospérité de l'entreprise. Car l'ouvrier ne
travaillera plus pour autrui, mais pour lui-même. Les libéraux sont
là-dessus d'une tout autre opinion. Ils démontrent qu'une répartition du
bénéfice des propriétaires et des entrepreneurs ne procurerait aux
ouvriers qu'une augmentation insignifiante de leurs émoluments. Les
libéraux prétendent en outre que les entreprises qui ne seraient plus
dirigées par les entrepreneurs travaillant dans leur propre intérêt et à
leur propre compte, mais par des chefs ouvriers non préparés à cette
tâche, verraient leurs bénéfices diminuer. Et non seulement l'ouvrier ne
gagnerait pas davantage qu'avec l'économie libre, il gagnerait beaucoup
moins.
Si la réforme syndicaliste se bornait à confier aux différents
groupements d'ouvriers la propriété des moyens de production employés
par eux dans leur travail et si, pour le reste, elle laissait subsister
sans changement la propriété de la société capitaliste, le résultat
n'équivaudrait qu'à un partage primitif des biens. Un partage des biens
pour établir l'égalité de la propriété et de la fortune, tel est le rêve
des hommes simples touchant la réforme des relations sociales, tel est
le fondement populaire de tous les projets de « socialisation ». Ce
désir se comprend très bien chez l'ouvrier agricole qui ne voit qu'un
but à toutes les activités économiques: acquérir un foyer et un champ
assez grand pour qu'il puisse nourrir sa famille. Au village, on peut
concevoir que le « partage » soit la solution populaire de la question
sociale, mais dans l'industrie, dans les mines, dans le trafic
ferroviaire ou autre, dans le commerce, dans la banque, partout où le
partage en nature n'est même pas concevable, on y substitue le désir du
partage du droit de propriété, tout en maintenant l'unité d'exploitation
et d'entreprise. Réalisé sous cette forme simple, le partage pourrait,
en mettant les choses au mieux, supprimer provisoirement l'inégalité
dans la répartition du revenu et de la fortune. Au bout de peu de temps,
les uns auraient gaspillé leur part. Les autres, acquérant les parts de
ceux qui auraient mal administré la leur, se seraient enrichis. Il
faudrait donc procéder toujours à de nouveaux partages et ainsi
récompenser la prodigalité et l'étourderie, bref tous les comportements
antiéconomiques. Administrer son bien d'une manière rationnelle,
économique, ne présenterait plus aucun intérêt, puisque les gens
travailleurs et économes se verraient toujours dépouillés du fruit de
leur zèle et de leur économie au profit des paresseux et des prodigues.
Mais la syndicalisation ne pourrait parvenir même à cette égalité
provisoire du revenu et de la fortune. Car la syndicalisation n'a pas
pour tous les ouvriers une importance égale. La valeur des moyens de
production employés dans les différentes branches de la production n'est
pas proportionnée au nombre des ouvriers qui y travaillent. Il n'est pas
besoin de l'expliquer longuement; il y a des productions où l'on emploie
plus du facteur de production: travail, et moins du facteur de
production: nature. Un partage des facteurs de production aurait déjà,
dès les débuts historiques de la production humaine, amené des
inégalités; à plus forte raison, à une époque où la syndicalisation se
produit alors que la formation du capital a déjà fait de grands progrès,
et que non seulement les facteurs de production naturels, mais les
moyens de production, produits eux-mêmes, sont partagés. La valeur des
parts revenant à chaque ouvrier dans un tel partage différera donc
beaucoup. Les uns recevront plus, les autres moins et par conséquent les
uns tireront un plus grand revenu de la propriété que les autres. La
syndicalisation n'est pas du tout le moyen propre à réaliser en aucune
manière l'égalité du revenu. Elle abolit l'inégalité existante de la
répartition du revenu et de la propriété pour lui en substituer une
autre. Il se peut que l'on considère cette inégalité syndicaliste comme
étant plus juste que celle de l'ordre social capitaliste. Là-dessus la
science ne peut émettre un jugement.
Si la réforme syndicaliste envisage autre chose de plus que le seul
partage des biens de production, alors elle ne peut laisser subsister
les règles de la propriété de l'économie capitaliste concernant les
moyens de production. Elle doit retirer de la circulation les biens de
production. Les associés n'ont pas le droit d'aliéner les parts des
moyens de production qui leur ont été attribuées. Ces parts sont liées à
la personne du propriétaire bien plus étroitement que la propriété dans
la société libérale. De quelle manière, dans certaines circonstances,
ces parts peuvent être séparées de la personne à qui elles avaient été
attribuées, cela pourra être réglé de différentes manières.
Les raisonnements naïfs de ceux qui préconisent le syndicalisme
présupposent a priori un état immuable, inchangeable, de la société et
ne se soucient pas des changements de données économiques qui mettraient
le système en face de nouveaux problèmes. Si nous admettons que dans les
méthodes de production, dans les rapports d'offre et de demande, dans la
technique et dans la population aucun changement ne se produit, alors
tout semble parfait. Chaque ouvrier n'a qu'un seul enfant et disparaît
du monde à l'instant où son descendant et unique héritier est capable de
travailler et de prendre sa place(9).
On peut encore admettre comme possible et permis un changement
d'occupation, le passage d'une branche de la production à une autre, ou
d'une entreprise indépendante à une autre, grâce à un échange volontaire
et simultané de la place où l'on travaille et de la part revenant sur
les moyens de production. Pour tout le reste l'ordre social syndicaliste
inclut un système de castes rigoureux et un arrêt complet de toute la
vie économique, et de la vie tout court. Rien que la mort d'un associé
sans enfants dérange tout le système et soulève des problèmes
insolubles.
Dans la communauté syndicaliste, le revenu de l'associé se compose du
rendement de sa part de propriété et de son salaire. Pour peu que les
parts de propriété des moyens de production soient librement
transmissibles par héritage, il se produira en très peu de temps des
différences dans la propriété, même si les changements entre personnes
vivantes sont interdits. Si, au début de l'ère syndicaliste, la
séparation entre l'ouvrier et les moyens de production est supprimée,
chaque associé étant, dans l'entreprise où il travaille, à la fois
ouvrier et entrepreneur, il peut arriver en très peu de temps que des
parts d'entreprise soient acquises par voie d'héritage, par des associés
qui ne travaillent pas dans cette entreprise. Cela doit mener à bref
délai la communauté syndicaliste sur la voie de la séparation du travail
et de la propriété, sans qu'elle y trouve en compensation aucun des
avantages de l'ordre social capitaliste(10).
Tout changement dans l'économie nationale soulève aussitôt des problèmes
que le syndicalisme ne saurait aborder sans échouer. Si des changements
dans l'orientation ou l'importance de la demande, ou dans la technique
de la production nécessitent des changements dans l'organisation de
l'exploitation et qu'il faille transférer des ouvriers d'une
exploitation à une autre, d'une branche de production à une autre, alors
la question se pose immédiatement: comment régler la question des parts
des moyens de production pour les ouvriers. Est-ce que ces ouvriers et
leurs héritiers conserveront leur part dans les entreprises auxquelles
ils appartenaient lors de la syndicalisation; devront-ils entrer dans de
nouvelles entreprises en tant que simples ouvriers, qui travaillent pour
un salaire, sans pouvoir obtenir une part des bénéfices de l'entreprise?
Ou bien, en quittant une entreprise, doivent-ils abandonner leur part
et, dès leur entrée dans une nouvelle entreprise, recevoir une part
individuelle comme les ouvriers qui y travaillaient déjà auparavant?
Dans le premier cas le principe de la syndicalisation serait bientôt
réduit à rien. Si du reste l'on permettait d'aliéner les parts, l'on
verrait bientôt réapparaître la situation existant avant la réforme.
Mais si l'ouvrier en quittant une entreprise perd sa part et en reçoit
une en entrant dans une autre entreprise, alors les ouvriers, qui
subiraient de ce fait un préjudice, s'opposeraient énergiquement à tout
changement dans la production. L'organisation d'un plus grand rendement
du processus du travail serait combattue par eux, si elle avait pour
conséquence le libre placement des ouvriers. D'autre part, les ouvriers
d'une entreprise ou d'une branche de production se refuseraient à ce
qu'on donnât une plus grande extension à l'exploitation par l'embauchage
de nouveaux ouvriers, s'ils craignaient que cela ne réduisît leur revenu
sur la propriété. Bref, le syndicalisme rendrait à peu près impossible
une transformation de la production. Là où le syndicalisme serait
maître, il ne saurait plus être question de progrès économique.
Le syndicalisme, en tant que but, est tellement stupide, qu'il n'a
jamais trouvé parmi ses représentants d'écrivains qui eussent le courage
de le recommander ouvertement et clairement. Ceux qui se sont faits les
champions de ce qu'ils appelaient le « socialisme syndical » n'en ont
jamais étudié à fond les problèmes. Le syndicalisme n'a jamais été autre
chose que l'idéal d'une horde de pillards.
La propriété naturelle des moyens de production peut être partagée,
comme elle l'est en général dans la société capitaliste(11).
Cependant, le pouvoir de libre disposition qui revient à celui qui a en
main la direction du processus de production, pouvoir que nous désignons
uniquement comme propriété, ne peut ni être partagé, ni être limité. Ce
pouvoir peut bien revenir à plusieurs personnes en commun, mais il ne
peut être partagé de telle sorte que le pouvoir de libre disposition se
morcelle en plusieurs pouvoirs de libre disposition. On ne peut disposer
de l'emploi d'un bien dans la production que d'une manière unique et
homogène. On ne peut décomposer cet emploi en ses éléments. Au sens
naturel, la propriété ne peut pas être limitée. Si l'on parle de
limitation, ou s'il s'agit de resserrer un tant soit peu une définition
juridique trop lâche, ou il s'agit de la constatation d'un fait, à
savoir que la propriété au sens naturel revient dans un cas concret à un
autre que le propriétaire au regard de la loi.
Aussi tous les essais pour trouver un compromis, moitié, moitié, entre
la propriété commune et la propriété privée des moyens de production,
sont-ils voués à un échec. La propriété est toujours là où est le droit
de disposition(12). C'est
pourquoi le socialisme d'État et l'économie dirigée qui veulent
conserver le nom et la forme juridique de la propriété privée, mais en
réalité la socialisent, en subordonnant aux ordres de l'État l'exercice
du pouvoir de disposition, sont, au vrai sens du mot, des systèmes
socialistes. La propriété privée n'existe que là où l'individu peut user
de sa propriété des moyens de production de la manière qu'il juge la
plus avantageuse. Que ce faisant, il serve les intérêts des autres
membres de la société parce que dans une société où il existe la
division du travail, l'individu est le serviteur de tous et tous sont
les maîtres de l'individu, cela ne change rien au fait qu'il cherche
lui-même le chemin où il pourra le mieux servir.
On ne saurait non plus arriver à un compromis en mettant une partie des
moyens de production à la disposition de la société et en laissant le
reste à la disposition des individus. Les deux systèmes se dressent
alors l'un à côté de l'autre, sans liaison entre eux, et étendant leur
activité aussi loin que le leur permet la place qu'ils occupent. Ce
mélange des principes d'organisation sociale apparaîtra à tout individu
comme stupide et nuisible. Personne ne saurait trouver juste que le
principe qu'il tient pour le plus juste ne soit pas réalisé jusqu'au
bout. Personne ne peut affirmer que l'un ou l'autre principe ne se
montre à l'épreuve le meilleur que pour tel ou tel groupe de moyens de
production. Lorsque cette idée semble être exprimée, on veut en réalité
affirmer que tel système doit ou bien être appliqué au moins à un groupe
de moyens de production, ou qu'il ne peut être concédé au plus qu'à un
groupe. Le compromis n'est jamais que le résultat de la situation
présente de la lutte entre les deux principes, et non une création due à
une étude pénétrante du problème. Considérées du point de vue des deux
partis, ces demi-mesures représentent un demi-succès provisoire sur la
route qui mène au succès intégral.
Il est vrai que le connu et le plus considéré des systèmes de compromis
croit pouvoir préconiser comme une organisation durable cette
demi-réforme. Les réformistes agraires veulent socialiser les facteurs
de production naturels, mais pour le reste laisser subsister la
propriété privée des moyens de production. Ils partent de l'idée,
évidente à leurs yeux, que la propriété commune des moyens de production
amène un plus fort rendement de la production que la propriété privée.
Comme ils considèrent le sol comme le moyen de production le plus
important, ils veulent en transférer la propriété à l'État. L'idée de la
réforme agraire tombe en même temps que la thèse qui soutient que la
propriété commune obtient de meilleurs résultats que la propriété
privée. Celui qui considère le sol comme le plus important moyen de
production, doit précisément lutter pour la propriété privée du sol,
s'il tient la propriété privée pour la forme supérieure de l'économie.
Les mêmes observations sont valables pour un système exposé avec une
présomption énorme, mais fort peu connu en dehors d'un petit milieu
viennois: l'idée du droit à la subsistance de Popper-Lynkeus. Popper
veut au moyen de la production socialiste assurer à chacun un certain
minimum lui permettant de suffire à ses besoins. Pour le reste, la
propriété privée des moyens de production doit subsister. Après avoir
fait son temps de service dans « l'armée chargée du ravitaillement » de
l'organisme socialiste de la production, l'individu jouit de sa liberté
personnelle et peut à son gré exercer son activité comme ouvrier, ou
comme chef d'entreprise dans la partie non socialiste de l'État, mais il
recevra sa vie durant le « minimum en denrées »(13).
Popper part aussi de l'idée que la production socialiste est d'un
meilleur rendement qu'une autre. Si l'on constate que cette idée est
indéfendable, tous les calculs de Popper doivent être rangés parmi les
fantaisies sans fondement réel.
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