Le Québécois Libre, 15 septembre 2010, No 281. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/100915-10.html 1. Le solidarisme Depuis le milieu du XXe siècle, il est bien peu de personnes qui n'aient subi l'influence des succès que remportait le socialisme dans sa critique de l'ordre social capitaliste. Même ceux qui ne voulaient pas le moins du monde adhérer au socialisme ont cherché à tenir plus ou moins compte de sa critique de la propriété privée des moyens de production. C'est ainsi qu'ont pris naissance quelques systèmes assez superficiels, éclectiques dans la théorie, faibles dans la politique, qui cherchaient à concilier les extrêmes. De ces systèmes tombés bientôt dans l'oubli, un seul a trouvé une diffusion relativement importante: le solidarisme. Il est né en France. C'est avec assez de raison qu'on l'a qualifié de philosophie sociale de la IIIe République. En dehors de la France, le nom: solidarisme est moins connu. Cependant, les doctrines qui constituent le solidarisme inspirent un peu partout l'opinion politico-sociale de tous les cercles conservateurs, ou attachés aux croyances chrétiennes, qui n'adhèrent ni au socialisme chrétien ni au socialisme d'État. Le solidarisme ne se distingue ni par la profondeur de sa théorie, ni par le nombre de ses partisans. Ce qui cependant lui confère une certaine importance, c'est qu'il a influencé beaucoup d'hommes et de femmes fort distingués de notre époque. Le solidarisme part du principe que les intérêts de tous les membres de la société concordent. La propriété privée des moyens de production est une institution sociale qui doit être maintenue non seulement dans l'intérêt des possédants, mais dans l'intérêt de tous. Cela porterait préjudice à tous si on la remplaçait par la propriété commune qui nuirait à l'abondance de la production de la société. Jusque-là, solidarisme et libéralisme marchent de conserve. Ensuite, leurs chemins divergent. La théorie solidariste estime que dans un ordre social fondé sur la propriété privée des moyens de production, le principe de la solidarité sociale n'est pas encore réalisé pleinement. Sans entrer dans le détail et sans du reste énoncer des idées qui n'aient déjà été avancées par les socialistes, surtout par les non-marxistes, la théorie solidariste conteste qu'à elle seule la conscience des intérêts capitalistes individuels dans le cadre d'un ordre juridique garantissant la liberté et la propriété suffise à assurer la collaboration harmonieuse des différentes activités conformément aux buts de la coopération sociale. Les membres de la société sont, par la nature même de la vie commune en société, vie dans laquelle seule ils peuvent décider, intéressés réciproquement les uns les autres au bien-être de leurs semblables. Leurs intérêts sont solidaires, leurs actions doivent donc l'être aussi. Or, la solidarité n'est pas encore atteinte dans une société avec division du travail par l'organisation de la propriété privée des moyens de production. Pour arriver à une activité solidaire, des mesures spéciales doivent être prises. L'aile du solidarisme qui penche vers l'étatisme pense y parvenir par une contrainte de l'État: des lois doivent imposer aux possédants certaines charges au profit des classes pauvres et au profit de la collectivité. L'aile du solidarisme d'une nuance plus confessionnelle pense arriver à son but en agissant sur les consciences. Pas de lois, mais des prescriptions morales, l'amour du prochain, doivent déterminer les individus à remplir leur devoir social. Les représentants du solidarisme ont exposé leurs conceptions philosophiques et sociales dans de brillants essais, où se manifestent les qualités de l'esprit français. Personne n'a mieux montré la dépendance réciproque des hommes composant la société. À leur tête, Sully Prudhomme dans son célèbre sonnet. Le poète s'éveille; dans un mauvais rêve, il se trouvait dans une société où la division du travail n'existait plus, personne ne voulait plus travailler pour lui. Il se voyait « seul, abandonné de tout le genre humain » et il a compris « qu'au siècle où nous sommes, Nul ne peut se vanter de se passer des hommes; Et depuis ce jour-là, je les ai tous aimés. » Les écrivains du solidarisme ont eu l'art de motiver leurs postulats avec une remarquable acuité, que ce fût par une argumentation théologique(1) ou juridique(2). Mais cela ne dissimule point la faiblesse interne de leur doctrine. La théorie du solidarisme est un éclectisme confus. Il est superflu de la discuter. Ce qui nous intéresse en elle, c'est son idéal social: « éviter les fautes du système individualiste et du système socialiste. Ne garder que ce qu'il y a de juste dans les deux systèmes. »(3) Le solidarisme veut maintenir la propriété privée des biens de production. Cependant, il met au-dessus du propriétaire une instance – soit l'État représenté par la loi, soit la conscience, conseillée par l'Église – qui doit inciter le propriétaire à faire de sa propriété un juste usage. L'on doit empêcher l'individu d'exploiter outre mesure sa position dans le processus économique. Il faut imposer à la propriété certaines limites. L'État ou l'Église, la loi ou la conscience, deviennent ainsi dans la société le facteur décisif. La propriété doit se soumettre à leurs directives et cesser d'être l'élément fondamental de l'ordre social. Elle ne subsiste que dans la mesure où la loi ou la morale lui en laissent la latitude. En réalité, la propriété est supprimée, puisque le propriétaire doit, pour gérer ses biens, se conformer à d'autres principes que ceux qui le guidaient dans la défense de ses intérêts pécuniaires. Que l'on n'objecte pas qu'en tout état de cause le propriétaire est tenu d'observer les prescriptions du droit et de la morale et que tout ordre fondé sur le droit ne reconnaît la propriété qu'en tant qu'elle se tient dans les limites légales. Si les règles publiques n'ont d'autre but que de maintenir la libre propriété et d'assurer au propriétaire la disposition de sa propriété et d'assurer au propriétaire la disposition de sa propriété, aussi longtemps qu'elle ne passe pas à d'autres en vertu de contrats conclus par lui, ces règles n'ont pas d'autre objet que la reconnaissance de la propriété privée des biens de production. Le solidarisme cependant n'estime pas que ces règles seules suffisent pour réaliser une harmonie féconde du travail accompli par les membres de la société. Au-dessus de ces règlements, il veut en établir d'autres. Et ces autres règles deviendront ainsi la loi fondamentale de la société. Le solidarisme remplace la propriété par un droit plus élevé, c'est-à-dire qu'il la supprime. En réalité, les solidaristes ne veulent pas aller si loin. Ils veulent, disent-ils, limiter seulement la propriété, mais la maintenir en principe. Cependant, lorsqu'on en arrive à fixer à la propriété d'autres limites que celles qui découlent de son essence même, on l'a en fait déjà supprimée. Si le propriétaire ne peut faire de sa propriété que ce qui lui est prescrit, alors ce n'est plus la propriété qui dirige l'économie, mais le pouvoir qui édicte les prescriptions. Par exemple, le solidarisme veut régler la concurrence. Elle ne doit pas mener à « la ruine de la classe moyenne » ou à « l'oppression des faibles »(4). Qu'est-ce que signifie cela, sinon qu'un certain état de la production sociale doit être maintenu, quand bien même sous la domination de la propriété privée, il aurait été forcé de disparaître. Il est prescrit au propriétaire de produire telle chose, de telle manière, en telle quantité, de vendre à tel ou tel prix, à tel ou tel acheteur. Avec toutes ces prescriptions, il cesse d'être propriétaire. Il devient un associé privilégié d'un ordre économique dirigé, un fonctionnaire qui touche un traitement spécial. Qui décidera, dans chaque cas particulier, jusqu'où la loi ou la morale peuvent aller dans la délimitation des droits du propriétaire? Mais ce ne peut être que la loi ou la morale elles-mêmes. Si le solidarisme, ce qui n'est pas du tout le cas, se rendait compte des conséquences de ses postulats, on serait forcé de ne voir en lui qu'une nuance du socialisme. Mais il croit être foncièrement différent du socialisme d'État(5) et la plupart de ses partisans seraient stupéfaits s'ils apercevaient ce que leur idéal est en réalité. C'est pourquoi l'on peut encore classer son idéal social parmi les conceptions pseudo-socialistes. Mais l'on ne doit pas oublier qu'un pas seulement le sépare du socialisme. C'est l'atmosphère spirituelle de la France, favorable en général au libéralisme et au capitalisme qui a empêché les solidaristes français, et le jésuite Pesch influencé par l'esprit français, de franchir la frontière qui s'étend entre le solidarisme et le socialisme. Cela n'empêche que plus d'un, qui s'intitule solidariste, doive être compté au nombre des étatistes, par exemple: Charles Gide. 2. De quelques projets d'expropriation Les essais de réforme de la propriété, à l'époque précapitaliste, visaient avant tout l'égalisation des fortunes. Tous doivent être également riches, aucun ne doit posséder plus ou moins que les autres. Cette égalité sera réalisée par un nouveau partage des terres, et maintenue par l'interdiction d'aliéner ou d'hypothéquer ces terres. Il est évident que ce n'est pas là le socialisme, quoiqu'on appelle parfois cette doctrine: le socialisme agraire. Le socialisme n'entend pas du tout partager les moyens de production, et il veut faire plus qu'exproprier; il veut produire en ayant pour base la propriété sociale des moyens de production. Aussi tous les projets qui ne tendent qu'à l'expropriation des moyens de production ne doivent pas être considérés comme socialistes. Ce sont tout au plus des projets sur la route qui conduit au socialisme. Si par exemple on propose de fixer un maximum pour la propriété privée d'un seul et même individu, et de confisquer tout ce qui le dépasse, on qualifiera cette mesure de socialiste seulement si l'on a l'intention d'employer cette fortune revenant à l'État comme fondement de la production socialiste. Nous aurions là un projet sur les voies à suivre pour la socialisation. Il n'est pas difficile d'en reconnaître l'inanité. Quelle sera la quantité des moyens de production qui pourront, dans cette opération, être socialisés, cela dépendra du maximum que l'on fixera pour la propriété privée. Si l'on fixe ce maximum assez bas, la différence, comparée à la socialisation immédiate, est très peu importante. Si l'on fixe ce maximum assez haut, le résultat pour la socialisation des moyens de production est fort mince. Dans les deux cas du reste, il se produirait un certain nombre de conséquences inattendues. Car ce sont précisément les chefs d'entreprise les plus énergiques et les plus actifs qui seraient prématurément éliminés du champ de travail économique. Quant aux riches dont la fortune s'approche du maximum permis, ils seraient incités à vivre avec prodigalité. La limitation des fortunes particulières aurait pour effet de ralentir la formation du capital. Il en est de même pour la suppression du droit d'hériter réclamée de différents côtés. La suppression du droit d'hériter et du droit de faire des donations pour tourner la défense d'hériter ne mènerait pas au socialisme intégral, mais au bout d'une génération une partie très considérable des moyens de production serait passée aux mains de la société. Mais cette mesure aurait surtout pour conséquence de ralentir de nouvelles formations de capital et de faire disparaître une partie du capital existant. 3. La participation aux bénéfices Une école d'écrivains et de chefs d'entreprise bien intentionnés préconisa une forme de salaire faisant participer les ouvriers aux bénéfices (Industrial Partnership). Les bénéfices de l'entreprise ne doivent plus revenir exclusivement à l'entrepreneur; ils doivent être partagés entre les entrepreneurs et les ouvriers, le salaire des ouvriers étant augmenté d'une part des bénéfices de l'entreprise qui les emploie. De l'exécution de ce projet, Engels n'attendait pas moins que « un armistice mettant fin à la lutte et donnant satisfaction aux deux parties, et en même temps la solution de la question sociale. »(6) La plupart de ceux qui préconisent la participation aux bénéfices ne sont pas moins optimistes. La proposition d'accorder aux ouvriers une part du profit des entrepreneurs part de ce principe que dans la société capitaliste les ouvriers sont frustrés par l'entrepreneur de la part du bénéfice à laquelle ils ont droit. C'est l'idée confuse d'un droit inaliénable au produit intégral du travail, c'est la théorie de l'exploitation capitaliste sous sa forme la plus populaire et la plus naïve, qui, plus ou moins ouvertement, inspire cette idée de participation aux bénéfices. Dans l'esprit de ses représentants, la question sociale apparaît comme une lutte dont l'enjeu est le bénéfice réalisé par les chefs d'entreprises. Les socialistes veulent le faire passer entièrement aux mains des ouvriers. Les entrepreneurs le revendiquent entièrement pour eux-mêmes. Alors on recommande de mettre fin au conflit par un compromis. Que chacune des parties se contente de réaliser une partie de ses prétentions. Tous les deux s'en trouveront bien. Les entrepreneurs parce que vraiment leurs prétentions sont injustes; les ouvriers, parce qu'ils obtiendront sans lutte un accroissement considérable de leur revenu. Ce raisonnement qui veut traiter comme une question de droit le problème de l'organisation sociale du travail et qui cherche à résoudre un débat historique mondial comme une discussion entre deux commerçants qui finalement partagent en deux la somme en litige, ce raisonnement est si faux, qu'il ne mérite guère qu'on s'y arrête. Ou la propriété privée des moyens de production est une institution nécessaire de la société humaine, ou elle ne l'est pas. Dans ce dernier cas, on peut ou l'on doit la supprimer, et il n'y a aucune raison d'avoir égard à l'intérêt personnel des entrepreneurs et de s'arrêter à mi-chemin. Mais si la propriété privée est une nécessité, elle n'a besoin pour être maintenue d'aucune justification et il n'y a aucune raison d'affaiblir son efficacité sociale en la supprimant en perte. Les amis de la participation aux bénéfices croient qu'elle stimulera les ouvriers et qu'ils rempliront leurs obligations avec plus de zèle que des ouvriers ne participant pas aux bénéfices. En cela, ils se trompent. Là où l'intensité du travail n'est pas amoindrie par les sabotages destructionnistes, là où l'ouvrier peut être congédié sans difficulté, là où son salaire, sans souci de contrat collectif, est proportionné à la valeur du travail fourni, là il n'est pas besoin de stimuler le zèle de l'ouvrier. L'ouvrier travaille avec le sentiment bien net que son salaire dépend de la valeur du travail qu'il aura fourni. S'il en est autrement, ce n'est pas la perspective de toucher une partie du bénéfice net de l'entreprise, qui poussera l'ouvrier à accomplir plus de besogne que celle à quoi il est strictement obligé. C'est, sur une moins grande échelle, le même problème que celui dont nous nous sommes déjà occupés en étudiant les stimulants, destinés dans la communauté socialiste à faire surmonter la peine du travail. Du produit du travail supplémentaire dont le poids retombe seulement sur lui, l'ouvrier ne reçoit qu'une petite part, qui n'est pas assez importante pour le payer de l'effort supplémentaire qu'il a dû faire. Si l'on applique individuellement la participation aux bénéfices des ouvriers, de sorte que chaque ouvrier participe au bénéfice de l'entreprise où justement il travaille par hasard, alors on crée sans motif des différences dans les revenus, différences qu'aucune fonction économique ne motive, que rien ne justifie et qui semblent injustes à tous. « Il n'est pas juste qu'un tourneur gagne dans une entreprise 20 marcs, plus 10 marcs de participation aux bénéfices, tandis que dans une entreprise concurrente, marchant moins bien, moins bien dirigée, il ne gagne que 20 marcs. Ou bien ce système implique la création d'une rente, ou bien cet ouvrier déclare à son entrepreneur: peu m'importe sur quels fonds tu me paies les 30 marcs. Puisque mon camarade les touche dans la maison concurrente, je les demande aussi. »(7) La participation individuelle aux bénéfices doit forcément mener au syndicalisme, à un syndicalisme il est vrai où le chef d'entreprise conserve encore une part de son bénéfice d'entrepreneur. Mais on peut suivre encore une autre voie. Ce n'est pas l'ouvrier qui participe individuellement aux bénéfices, mais l'ensemble des camarades. Tous sans distinction reçoivent une part des bénéfices de toutes les entreprises. Cela a déjà été réalisé par la voie de l'impôt. Longtemps avant la guerre, les sociétés par actions en Autriche devaient déjà payer à l'État et autres autorités fiscales 20 à 40 pour cent de leur profit brut. Dans les premières années qui suivirent la guerre, ces impôts montèrent de 60 à 90 pour cent et plus. L'entreprise d'économie mixte représente un essai pour donner à la participation de la communauté une forme légale qui assure à la communauté une influence sur la direction des entreprises, avec cette contrepartie: que la communauté doit aussi fournir la moitié du capital. Mais on ne voit pas pourquoi on se contenterait de supprimer seulement à moitié la propriété privée, si sa suppression complète pouvait être réalisée sans nuire à la productivité du travail. Mais la suppression de la propriété privée est désavantageuse, une suppression faite à moitié l'est aussi et peut-être à peine moins qu'une suppression totale. On fait d'habitude valoir en faveur de l'exploitation économique mixte le fait qu'elle laisserait une certaine latitude à l'activité du chef d'entreprise. Pourtant, comme nous l'avons déjà montré, l'influence exercée par l'État ou par la commune paralyserait la liberté du chef d'entreprise dans ses décisions. Une entreprise liée à la coopération de fonctionnaires publics est incapable d'employer les moyens de production au mieux de ses intérêts et de son bon rendement(8). 4. Le syndicalisme En tant que tactique politique, le syndicalisme représente l'une des formations de combat employée par la classe ouvrière organisée pour atteindre ses buts politiques. Ce but peut être aussi l'établissement du socialisme véritable, donc la socialisation des moyens de production. Mais on emploie le mot syndicalisme dans un autre sens; il désigne alors un but politico-social particulier. C'est la tendance qui cherche à amener un état social où les ouvriers sont les possesseurs des moyens de production. C'est seulement de cette tendance qui a pour but le syndicalisme que nous nous occupons ici. L'autre, pour laquelle le syndicalisme n'est qu'un mouvement politique, une tactique politique, ne nous intéresse pas. Le syndicalisme en tant que but, et le syndicalisme en tant que mouvement politique, ne marchent pas toujours de concert. De nombreux groupements, qui ont fait de l'action directe syndicaliste la base de leur action, cherchent à réaliser une communauté vraiment socialiste. Et inversement, l'on peut songer à réaliser le syndicalisme en tant que but, autrement que par les méthodes de combat préconisées par Sorel. Dans la conscience des masses ouvrières, qui s'intitulent socialistes ou communistes, le syndicalisme comme but du grand bouleversement apparaît au moins aussi vivant que le socialisme. Les idées de « petits bourgeois », que Marx avait cru surmonter, sont aussi très répandues parmi les socialistes marxistes. La grande masse ne désire pas le véritable socialisme, c'est-à-dire le socialisme centralisé, mais le syndicalisme. L'ouvrier veut être le maître des moyens de production qui sont employés dans l'entreprise où il travaille. Le mouvement social montre de jour en jour plus clairement que c'est cela, et non autre chose, que l'ouvrier désire. Tandis que le socialisme est un produit intellectuel du cabinet de travail, les idées syndicalistes sortent directement du cerveau de l'homme simple, qui voit toujours d'un mauvais oeil des revenus acquis sans travail, tant que c'est autrui et non pas lui qui en est le bénéficiaire. Le syndicalisme, comme le socialisme, s'efforce de supprimer la séparation entre l'ouvrier et les moyens de production. La différence est qu'il suit une autre voie pour y arriver. Ce n'est pas l'ensemble des ouvriers qui doit devenir propriétaire de l'ensemble des moyens de production. Ce sont les ouvriers occupés dans une certaine exploitation ou entreprise, ou dans une branche entière de la production qui doivent arriver à posséder les moyens de production employés dans ces entreprises. Les chemins de fer aux cheminots, les mines aux mineurs, les fabriques aux ouvriers de fabriques, telle est la devise. Laissons de côté toute manière « brutale » de réaliser sans méthode les idées syndicalistes. Et ne prenons comme point de départ de notre étude que l'application absolument conséquente du principe syndicaliste à l'économie nationale tout entière. On peut sans peine se figurer comment cette application pourrait se produire. Toute mesure qui retire la propriété des moyens de production aux entrepreneurs, capitalistes et propriétaires fonciers, sans remettre cette propriété à l'ensemble de tous les citoyens du pays, doit être considérée comme une syndicalisation. Il est indifférent que dans cette société un plus ou moins grand nombre d'associations soit formé. Il importe peu que l'on constitue des branches entières de la production en organismes séparés, ou bien certaines entreprises qui, au cours de leur développement historique, se sont réunies en groupes, ou bien des exploitations, ou même des ateliers isolés. Le fond de la question ne sera pas changé parce que l'on aura tiré plus ou moins de lignes à travers la société, horizontales ou verticales. Ce qui importe, c'est que l'associé d'une telle communauté se trouve posséder une part de certains moyens de production et ne posséder rien des autres, que même il peut arriver – par exemple s'il est incapable de travailler – qu'il ne possède rien. Que les ouvriers, avec cette méthode, jouissent ou non d'un accroissement réel de leurs revenus, n'est qu'une question secondaire. La plupart des ouvriers se font des images fantastiques de l'accroissement de richesse que leur procurerait l'aménagement syndicaliste des conditions de la propriété. Ils se figurent que rien que le partage de ce que les propriétaires fonciers, capitalistes et chefs d'entreprise, gagnent sous le régime de l'économie capitaliste, leur apporterait à chacun un accroissement considérable de leurs revenus. En outre, ils comptent que les entreprises rapporteront beaucoup plus, lorsqu'elles seront dirigées par eux-mêmes, car ils s'attribuent une compétence technique toute spéciale, et lorsque chaque ouvrier aura un intérêt personnel à la prospérité de l'entreprise. Car l'ouvrier ne travaillera plus pour autrui, mais pour lui-même. Les libéraux sont là-dessus d'une tout autre opinion. Ils démontrent qu'une répartition du bénéfice des propriétaires et des entrepreneurs ne procurerait aux ouvriers qu'une augmentation insignifiante de leurs émoluments. Les libéraux prétendent en outre que les entreprises qui ne seraient plus dirigées par les entrepreneurs travaillant dans leur propre intérêt et à leur propre compte, mais par des chefs ouvriers non préparés à cette tâche, verraient leurs bénéfices diminuer. Et non seulement l'ouvrier ne gagnerait pas davantage qu'avec l'économie libre, il gagnerait beaucoup moins. Si la réforme syndicaliste se bornait à confier aux différents groupements d'ouvriers la propriété des moyens de production employés par eux dans leur travail et si, pour le reste, elle laissait subsister sans changement la propriété de la société capitaliste, le résultat n'équivaudrait qu'à un partage primitif des biens. Un partage des biens pour établir l'égalité de la propriété et de la fortune, tel est le rêve des hommes simples touchant la réforme des relations sociales, tel est le fondement populaire de tous les projets de « socialisation ». Ce désir se comprend très bien chez l'ouvrier agricole qui ne voit qu'un but à toutes les activités économiques: acquérir un foyer et un champ assez grand pour qu'il puisse nourrir sa famille. Au village, on peut concevoir que le « partage » soit la solution populaire de la question sociale, mais dans l'industrie, dans les mines, dans le trafic ferroviaire ou autre, dans le commerce, dans la banque, partout où le partage en nature n'est même pas concevable, on y substitue le désir du partage du droit de propriété, tout en maintenant l'unité d'exploitation et d'entreprise. Réalisé sous cette forme simple, le partage pourrait, en mettant les choses au mieux, supprimer provisoirement l'inégalité dans la répartition du revenu et de la fortune. Au bout de peu de temps, les uns auraient gaspillé leur part. Les autres, acquérant les parts de ceux qui auraient mal administré la leur, se seraient enrichis. Il faudrait donc procéder toujours à de nouveaux partages et ainsi récompenser la prodigalité et l'étourderie, bref tous les comportements antiéconomiques. Administrer son bien d'une manière rationnelle, économique, ne présenterait plus aucun intérêt, puisque les gens travailleurs et économes se verraient toujours dépouillés du fruit de leur zèle et de leur économie au profit des paresseux et des prodigues. Mais la syndicalisation ne pourrait parvenir même à cette égalité provisoire du revenu et de la fortune. Car la syndicalisation n'a pas pour tous les ouvriers une importance égale. La valeur des moyens de production employés dans les différentes branches de la production n'est pas proportionnée au nombre des ouvriers qui y travaillent. Il n'est pas besoin de l'expliquer longuement; il y a des productions où l'on emploie plus du facteur de production: travail, et moins du facteur de production: nature. Un partage des facteurs de production aurait déjà, dès les débuts historiques de la production humaine, amené des inégalités; à plus forte raison, à une époque où la syndicalisation se produit alors que la formation du capital a déjà fait de grands progrès, et que non seulement les facteurs de production naturels, mais les moyens de production, produits eux-mêmes, sont partagés. La valeur des parts revenant à chaque ouvrier dans un tel partage différera donc beaucoup. Les uns recevront plus, les autres moins et par conséquent les uns tireront un plus grand revenu de la propriété que les autres. La syndicalisation n'est pas du tout le moyen propre à réaliser en aucune manière l'égalité du revenu. Elle abolit l'inégalité existante de la répartition du revenu et de la propriété pour lui en substituer une autre. Il se peut que l'on considère cette inégalité syndicaliste comme étant plus juste que celle de l'ordre social capitaliste. Là-dessus la science ne peut émettre un jugement. Si la réforme syndicaliste envisage autre chose de plus que le seul partage des biens de production, alors elle ne peut laisser subsister les règles de la propriété de l'économie capitaliste concernant les moyens de production. Elle doit retirer de la circulation les biens de production. Les associés n'ont pas le droit d'aliéner les parts des moyens de production qui leur ont été attribuées. Ces parts sont liées à la personne du propriétaire bien plus étroitement que la propriété dans la société libérale. De quelle manière, dans certaines circonstances, ces parts peuvent être séparées de la personne à qui elles avaient été attribuées, cela pourra être réglé de différentes manières. Les raisonnements naïfs de ceux qui préconisent le syndicalisme présupposent a priori un état immuable, inchangeable, de la société et ne se soucient pas des changements de données économiques qui mettraient le système en face de nouveaux problèmes. Si nous admettons que dans les méthodes de production, dans les rapports d'offre et de demande, dans la technique et dans la population aucun changement ne se produit, alors tout semble parfait. Chaque ouvrier n'a qu'un seul enfant et disparaît du monde à l'instant où son descendant et unique héritier est capable de travailler et de prendre sa place(9). On peut encore admettre comme possible et permis un changement d'occupation, le passage d'une branche de la production à une autre, ou d'une entreprise indépendante à une autre, grâce à un échange volontaire et simultané de la place où l'on travaille et de la part revenant sur les moyens de production. Pour tout le reste l'ordre social syndicaliste inclut un système de castes rigoureux et un arrêt complet de toute la vie économique, et de la vie tout court. Rien que la mort d'un associé sans enfants dérange tout le système et soulève des problèmes insolubles. Dans la communauté syndicaliste, le revenu de l'associé se compose du rendement de sa part de propriété et de son salaire. Pour peu que les parts de propriété des moyens de production soient librement transmissibles par héritage, il se produira en très peu de temps des différences dans la propriété, même si les changements entre personnes vivantes sont interdits. Si, au début de l'ère syndicaliste, la séparation entre l'ouvrier et les moyens de production est supprimée, chaque associé étant, dans l'entreprise où il travaille, à la fois ouvrier et entrepreneur, il peut arriver en très peu de temps que des parts d'entreprise soient acquises par voie d'héritage, par des associés qui ne travaillent pas dans cette entreprise. Cela doit mener à bref délai la communauté syndicaliste sur la voie de la séparation du travail et de la propriété, sans qu'elle y trouve en compensation aucun des avantages de l'ordre social capitaliste(10). Tout changement dans l'économie nationale soulève aussitôt des problèmes que le syndicalisme ne saurait aborder sans échouer. Si des changements dans l'orientation ou l'importance de la demande, ou dans la technique de la production nécessitent des changements dans l'organisation de l'exploitation et qu'il faille transférer des ouvriers d'une exploitation à une autre, d'une branche de production à une autre, alors la question se pose immédiatement: comment régler la question des parts des moyens de production pour les ouvriers. Est-ce que ces ouvriers et leurs héritiers conserveront leur part dans les entreprises auxquelles ils appartenaient lors de la syndicalisation; devront-ils entrer dans de nouvelles entreprises en tant que simples ouvriers, qui travaillent pour un salaire, sans pouvoir obtenir une part des bénéfices de l'entreprise? Ou bien, en quittant une entreprise, doivent-ils abandonner leur part et, dès leur entrée dans une nouvelle entreprise, recevoir une part individuelle comme les ouvriers qui y travaillaient déjà auparavant? Dans le premier cas le principe de la syndicalisation serait bientôt réduit à rien. Si du reste l'on permettait d'aliéner les parts, l'on verrait bientôt réapparaître la situation existant avant la réforme. Mais si l'ouvrier en quittant une entreprise perd sa part et en reçoit une en entrant dans une autre entreprise, alors les ouvriers, qui subiraient de ce fait un préjudice, s'opposeraient énergiquement à tout changement dans la production. L'organisation d'un plus grand rendement du processus du travail serait combattue par eux, si elle avait pour conséquence le libre placement des ouvriers. D'autre part, les ouvriers d'une entreprise ou d'une branche de production se refuseraient à ce qu'on donnât une plus grande extension à l'exploitation par l'embauchage de nouveaux ouvriers, s'ils craignaient que cela ne réduisît leur revenu sur la propriété. Bref, le syndicalisme rendrait à peu près impossible une transformation de la production. Là où le syndicalisme serait maître, il ne saurait plus être question de progrès économique. Le syndicalisme, en tant que but, est tellement stupide, qu'il n'a jamais trouvé parmi ses représentants d'écrivains qui eussent le courage de le recommander ouvertement et clairement. Ceux qui se sont faits les champions de ce qu'ils appelaient le « socialisme syndical » n'en ont jamais étudié à fond les problèmes. Le syndicalisme n'a jamais été autre chose que l'idéal d'une horde de pillards. 5. Le Semi-Socialisme La propriété naturelle des moyens de production peut être partagée, comme elle l'est en général dans la société capitaliste(11). Cependant, le pouvoir de libre disposition qui revient à celui qui a en main la direction du processus de production, pouvoir que nous désignons uniquement comme propriété, ne peut ni être partagé, ni être limité. Ce pouvoir peut bien revenir à plusieurs personnes en commun, mais il ne peut être partagé de telle sorte que le pouvoir de libre disposition se morcelle en plusieurs pouvoirs de libre disposition. On ne peut disposer de l'emploi d'un bien dans la production que d'une manière unique et homogène. On ne peut décomposer cet emploi en ses éléments. Au sens naturel, la propriété ne peut pas être limitée. Si l'on parle de limitation, ou s'il s'agit de resserrer un tant soit peu une définition juridique trop lâche, ou il s'agit de la constatation d'un fait, à savoir que la propriété au sens naturel revient dans un cas concret à un autre que le propriétaire au regard de la loi. Aussi tous les essais pour trouver un compromis, moitié, moitié, entre la propriété commune et la propriété privée des moyens de production, sont-ils voués à un échec. La propriété est toujours là où est le droit de disposition(12). C'est pourquoi le socialisme d'État et l'économie dirigée qui veulent conserver le nom et la forme juridique de la propriété privée, mais en réalité la socialisent, en subordonnant aux ordres de l'État l'exercice du pouvoir de disposition, sont, au vrai sens du mot, des systèmes socialistes. La propriété privée n'existe que là où l'individu peut user de sa propriété des moyens de production de la manière qu'il juge la plus avantageuse. Que ce faisant, il serve les intérêts des autres membres de la société parce que dans une société où il existe la division du travail, l'individu est le serviteur de tous et tous sont les maîtres de l'individu, cela ne change rien au fait qu'il cherche lui-même le chemin où il pourra le mieux servir. On ne saurait non plus arriver à un compromis en mettant une partie des moyens de production à la disposition de la société et en laissant le reste à la disposition des individus. Les deux systèmes se dressent alors l'un à côté de l'autre, sans liaison entre eux, et étendant leur activité aussi loin que le leur permet la place qu'ils occupent. Ce mélange des principes d'organisation sociale apparaîtra à tout individu comme stupide et nuisible. Personne ne saurait trouver juste que le principe qu'il tient pour le plus juste ne soit pas réalisé jusqu'au bout. Personne ne peut affirmer que l'un ou l'autre principe ne se montre à l'épreuve le meilleur que pour tel ou tel groupe de moyens de production. Lorsque cette idée semble être exprimée, on veut en réalité affirmer que tel système doit ou bien être appliqué au moins à un groupe de moyens de production, ou qu'il ne peut être concédé au plus qu'à un groupe. Le compromis n'est jamais que le résultat de la situation présente de la lutte entre les deux principes, et non une création due à une étude pénétrante du problème. Considérées du point de vue des deux partis, ces demi-mesures représentent un demi-succès provisoire sur la route qui mène au succès intégral. Il est vrai que le connu et le plus considéré des systèmes de compromis croit pouvoir préconiser comme une organisation durable cette demi-réforme. Les réformistes agraires veulent socialiser les facteurs de production naturels, mais pour le reste laisser subsister la propriété privée des moyens de production. Ils partent de l'idée, évidente à leurs yeux, que la propriété commune des moyens de production amène un plus fort rendement de la production que la propriété privée. Comme ils considèrent le sol comme le moyen de production le plus important, ils veulent en transférer la propriété à l'État. L'idée de la réforme agraire tombe en même temps que la thèse qui soutient que la propriété commune obtient de meilleurs résultats que la propriété privée. Celui qui considère le sol comme le plus important moyen de production, doit précisément lutter pour la propriété privée du sol, s'il tient la propriété privée pour la forme supérieure de l'économie. Les mêmes observations sont valables pour un système exposé avec une présomption énorme, mais fort peu connu en dehors d'un petit milieu viennois: l'idée du droit à la subsistance de Popper-Lynkeus. Popper veut au moyen de la production socialiste assurer à chacun un certain minimum lui permettant de suffire à ses besoins. Pour le reste, la propriété privée des moyens de production doit subsister. Après avoir fait son temps de service dans « l'armée chargée du ravitaillement » de l'organisme socialiste de la production, l'individu jouit de sa liberté personnelle et peut à son gré exercer son activité comme ouvrier, ou comme chef d'entreprise dans la partie non socialiste de l'État, mais il recevra sa vie durant le « minimum en denrées »(13). Popper part aussi de l'idée que la production socialiste est d'un meilleur rendement qu'une autre. Si l'on constate que cette idée est indéfendable, tous les calculs de Popper doivent être rangés parmi les fantaisies sans fondement réel. Notes 1. Surtout le père Jésuite Pesch (Lehrbuch der Nationalökonomie, t. I, 2e éd., Fribourg, 1914, pp. 392-438). En France, il y a entre les solidaristes catholiques et les solidaristes libres-penseurs une opposition, plutôt en ce qui concerne les rapports de l'Église avec l'État et la société qu'à propos des principes propres de la théorie et de la politique sociales. Le mot: solidarisme éveille la défiance des milieux religieux. Cf. d'Haussonville, Assistance publique et bienfaisance privée (Revue des Deux Mondes, 1900, pp. 773-808). – Bouglé, Le Solidarisme, Paris, 1907, p. 8. 2. Cf. Bourgeois, Solidarité, 6e éd., Paris, 1907, pp. 115. – Waha, Die Nationalökonomie in Frankreich, Stuttgart, 1910, p. 432. 3. Cf. Pesch, t. I, p. 420. 4. Cf. Pesch, t. I, p. 422. 5. Cf. Pesch, t. I, p. 420. 6. Cf. Engels, Der Arbeitsvertrag und die Arbeitsgesellschaft (dans l'Arbeiterfreund, 1867, pp. 129-154). On trouve un résumé des écrits allemands sur la participation aux bénéfices dans le supplément spécial du Reichsarbeitsblatt du 3 mars 1920 qui publie le mémoire de l'Office de statistique allemand: Untersuchungen und Vorschläge zur Beteiligung der Arbeiter an dem Ertrage wirtschaflichen Unternehmungen. 7. Cf. l'exposé de Vogelstein au congrès de Ratisbonne du: Verein für Sozialpolitik (Schriften des Vereins für Sozialpolitik, t. 159), p. 132. 8. Voir plus haut, p. 293. 9. Pour simplifier nous ne parlons que des hommes. Il serait facile d'élargir le schéma en y adjoignant les femmes. 10. Aussi est-ce une appellation trompeuse d'appeler le syndicalisme: « capitalisme ouvrier » comme je l'ai fait moi aussi. (Nation, Staat und Wirtschaft [Trad. fr.: Nation, État et Économie], p. 164.). 11. Voir plus haut, p. 41. 12. Sur l'interventionnisme, voir mon livre: Kritik des Interventionismus (Trad. fr.: Critique de l'interventionnisme), p. 1. 13. Cf. Popper-Lynkeus, Die allgemeine Nährpflicht, Vienne, 1912, p. 333. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- * Chapitre deux (section trois de la seconde partie) du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version) |