Mais d'un autre côté, nous voyons le socialisme se présenter comme
l'aboutissement nécessaire de toute l'évolution historique. Une force
obscure, à laquelle il est impossible de se soustraire, conduit par
degrés l'humanité à des formes plus hautes d'existence sociale et
morale. L'histoire est un mouvement progressif de purification au terme
duquel le socialisme représente la perfection. Cette conception ne
contredit pas les idées du socialisme utopique. Elle les contient toutes
en elle dans la mesure où elle postule que l'ordre socialiste est
meilleur, plus noble et plus beau que l'ordre non socialiste. Mais elle
les dépasse dans la mesure où elle considère l'évolution vers le
socialisme – évolution qui lui semble un progrès,
un mouvement vers un stade plus élevé – comme indépendante de la
volonté humaine. Le socialisme est une nécessité naturelle, le résultat
inévitable vers lequel tendent les forces de la vie sociale; telle est
l'idée fondamentale du socialisme évolutionniste qui, sous sa forme
marxiste, s'est donné à lui-même le nom orgueilleux de socialisme
« scientifique ».
On s'est récemment donné beaucoup de peine pour
prouver que les idées qui dominent la conception matérialiste ou
économique de l'histoire avaient déjà été exprimées avant Marx par
d'autres penseurs, et parmi eux par certains de ceux que Marx et ses
disciples se plaisent à qualifier dédaigneusement d'utopistes. Mais ces
recherches et la critique de la conception matérialiste de l'histoire
qui les accompagne ont tendance à restreindre beaucoup trop l'étendue du
problème en ne s'occupant que des particularités de la théorie marxiste
de l'évolution, de son caractère spécifiquement économique et de
l'importance qu'elle donne à la lutte des classes, sans tenir compte que
le marxisme est aussi une théorie de la perfection, du progrès et de
l'évolution.
La conception matérialiste de l'histoire contient
trois éléments qui se combinent pour former un système clos mais dont
chacun présente une signification particulière à l'intérieur de la
théorie marxiste. Cette conception est tout d'abord une méthode
déterminée de recherche historique et sociologique; en tant que telle
elle essaie d'expliquer la relation qui existe entre la « structure »
économique et la vie tout entière d'une période donnée. Elle est ensuite
une théorie sociologique en tant qu'elle érige en élément sociologique
un concept déterminé de classe et de lutte des classes. Enfin elle est
une théorie du progrès, une doctrine concernant la destinée de
l'humanité, le sens et la nature, le but et la fin de la vie humaine. Or
cet aspect de la conception matérialiste de l'histoire, qui a moins
attiré l'attention que les deux premiers, est précisément le seul qui
intéresse la doctrine socialiste en tant que telle. Il est évident que
la conception matérialiste de l'histoire, en tant que simple méthode de
recherche, simple principe heuristique pour la connaissance de
l'évolution sociale, demeure encore incapable de rien affirmer en ce qui
concerne la nécessité de l'avènement d'une société socialiste. De
l'étude de l'histoire économique ne découle pas d'une façon nécessaire
la conclusion que la société tend vers le socialisme. Il en va de même
de la théorie de la lutte des classes. Si l'on admet que l'histoire de
toute la société antérieure se confond avec l'histoire des luttes de
classe, il devient difficile de comprendre pourquoi la lutte des classes
cesserait brusquement d'exister. Ne pourrait-on supposer que ce qui a
toujours constitué l'essence de l'histoire continuera jusqu'à la fin des
siècles à jouer ce rôle? Ce n'est que dans la mesure où elle est une
théorie du progrès que la conception matérialiste de l'histoire peut
s'occuper du but vers lequel tend l'évolution historique et affirmer que
la ruine du capitalisme et la victoire du prolétariat sont également
inévitables. Rien n'a contribué davantage à l'extension des idées
socialistes que cette croyance en la fatalité du socialisme. Il n'est
pas jusqu'à la majorité des adversaires du socialisme qui ne soient sous
le charme de cette théorie et qui ne se sentent paralysés par elle dans
leur résistance. L'homme cultivé craindrait de paraître rétrograde s'il
ne se montrait imprégné d'esprit social, car l'âge du socialisme, le
jour historique du quatrième état est censé s'être déjà levé et
quiconque demeure encore partisan du libéralisme est par là même un
réactionnaire. Toute conquête de l'idée socialiste qui nous rapproche du
système de production socialiste, est considérée comme un progrès;
toute mesure protégeant la propriété privée est un recul. Les uns avec
mélancolie, ou même avec une tristesse plus profonde, les autres avec
joie assistent à la disparition progressive de la propriété privée dans
le cours des temps, mais tous sont convaincus que l'histoire l'a vouée
irrévocablement à la ruine.
En tant que théorie du progrès transcendant à la fois
l'expérience réelle et toute expérience possible, le matérialisme
historique ne relève pas de la science, mais de la métaphysique.
L'essence de toute métaphysique de l'évolution et de l'histoire réside
dans une théorie du commencement et de la fin, de l'origine et du but
des choses. Ou bien elle est cosmique, auquel cas elle cherche à
expliquer l'univers entier, ou bien elle est anthropocentrique et alors
c'est sur l'homme seul qu'elle fait porter son effort. Elle peut être
religieuse ou philosophique. Les théories anthropocentriques de
l'évolution ayant un caractère philosophique sont connues sous le nom de
philosophies de l'histoire. Les théories de l'évolution ayant un
caractère religieux – théories qui sont toujours nécessairement
anthropocentriques, car seule une doctrine anthropocentrique est capable
de justifier la haute signification attachée à l'humanité par la
religion – admettent généralement à leur base l'idée d'un paradis
originel, d'un âge d'or dont l'humanité s'éloigne sans cesse davantage
pour revenir finalement à un âge de perfection égale ou même supérieure.
Tout cela implique en règle générale l'idée du salut. L'humanité sera
délivrée par le retour de l'âge d'or de tous les maux qui se sont
abattus sur elle dans l'âge du mal. La doctrine tout entière apparaît
ainsi comme une promesse de salut sur la terre. Elle ne doit pas être
confondue avec ce raffinement suprême de l'idée religieuse de salut que
l'on trouve dans les doctrines qui transportent le salut de l'homme de
sa vie terrestre dans un au-delà meilleur. Dans ces doctrines, le séjour
sur terre de l'individu n'apparaît jamais comme une fin en soi; il
n'est que la préparation à une existence d'un autre ordre, meilleure et
sans souffrances, existence qui peut consister aussi bien dans un
non-être que dans une dissolution dans le tout ou un anéantissement.
Pour notre
civilisation, la promesse de salut des prophètes juifs fut d'une
importance particulière. Ils n'annoncent pas le salut dans un
au-delà meilleur; ils annoncent un royaume de Dieu sur terre.
« Vois, dit le Seigneur, voici venir le jour où l'on pourra en même
temps labourer et moissonner, planter la vigne et aller au pressoir;
et les montagnes ruisselleront de vin doux et toutes les collines
seront fertiles(1). »
« Les loups vivront avec les agneaux et les léopards reposeront
auprès des chevreaux. Un petit enfant conduira côte à côte les veaux
et les jeunes lions et le bétail à l'engrais. Et les vaches et les
ours iront ensemble au pâturage, et leurs petits reposeront côte à
côte; et les lions mangeront du foin comme les boeufs. Et le
nourrisson jouera près du nid de l'aspic, et l'enfant sevré mettra
sa main dans l'antre du basilic. On ne pourra détruire ni faire de
mal sur toute ma montagne sacrée; car la terre sera pleine de la
connaissance du Seigneur, comme les eaux couvrent la mer(2). »
Une telle promesse de salut ne peut être accueillie avec joie que si
elle concerne le futur immédiat. Et en effet Isaïe dit que l'homme
n'est séparé de l'heure promise que par « un court moment »(3).
Mais plus l'accomplissement de la prophétie se fait attendre, plus les
croyants deviennent impatients. Que leur importe un royaume de salut
dont ils ne pourront voir l'avènement? C'est ainsi que nécessairement
la promesse du salut doit s'élargir en une doctrine de la résurrection
des morts, d'une résurrection qui fera comparaître chaque individu
devant le tribunal du Seigneur, lequel séparera alors les bons des
méchants.
Le judaïsme est
plein de telles idées, lorsque Jésus apparaît au milieu de son
peuple comme le Messie. Il ne vient pas seulement annoncer le salut
imminent; il apparaît aussi comme le réalisateur de la prophétie, il
apporte avec lui le royaume de Dieu(4).
Il va parmi le peuple et prêche, mais le monde poursuit sa marche
comme auparavant. Il meurt sur la croix, mais tout continue d'être
comme par le passé. Cela ébranle tout d'abord profondément la foi
des disciples. Sur le moment, ils sont désemparés et la petite
communauté primitive se disperse. Seule la croyance dans la
résurrection du Crucifié les ranime, les emplit d'un nouvel
enthousiasme et leur donne la force de gagner à leur doctrine de
salut de nouveaux adeptes(5).
L'évangile de salut qu'ils prêchent demeure le même que le Christ
avait prêché: le Seigneur est proche, et avec lui le grand jour du
jugement et de la rénovation du monde, de la fondation du royaume de
Dieu à la place des royaumes du monde. Mais à mesure que l'attente
et l'espoir d'un retour imminent du Christ s'évanouissaient, à
mesure que les communautés de grandissantes commençaient à se
constituer en vue d'une plus longue période d'attente, la croyance
au salut devait aussi se transformer. Aucune religion durable
n'aurait pu se constituer sur la croyance en l'avènement imminent du
royaume de Dieu; chaque jour qui se serait écoulé sans que la
prophétie s'accomplît aurait menacé dangereusement la stabilité de
l'Église. L'idée fondamentale du christianisme primitif que le
royaume de Dieu était proche dut se transformer dans le culte du
Christ, dans la croyance à la présence divine dans la communauté du
seigneur ressuscité, et à la rédemption du monde pécheur par lui.
Ainsi seulement pu se fonder l'Église chrétienne. Dès lors a disparu
de la doctrine chrétienne l'attente d'un royaume de Dieu sur la
terre. L'idée du salut s'idéalise: par le baptême, le croyant
devient une partie du corps de Jésus. « Dès l'époque apostolique, le
royaume de Dieu s'identifie avec l'Église, et il ne subsiste de
l'avènement de ce royaume que la glorification de l'Église, la
destruction de l'enveloppe terrestre et la libération du trésor
étincelant de sa prison mortelle. En outre, le royaume de Dieu est
remplacé par "l'Eschatologie", Ciel, Enfer et Purgatoire,
l'Immortalité et l'Au-delà, ce qui représente un contraste de la
plus haute signification avec l'évangile. Mais ce terme lui-même est
dépassé et à la fin le royaume « millénaire » est réalisé dans
l'Église elle-même(6). »
Cependant, il y avait encore un autre moyen d'aborder
les difficultés qui naissent du fait que la réalisation de la prophétie
était repoussée beaucoup plus loin qu'on ne l'avait cru primitivement.
On pouvait trouver un refuge dans la croyance qui avait jadis soutenu
les prophètes. D'après cette doctrine, le Christ doit revenir et fonder
sur la terre un royaume de salut qui durera mille ans. Condamnée par
l'Église comme hérétique, cette doctrine revit sans cesse non
seulement en tant que croyance religieuse et politique, mais surtout
en tant qu'idée de révolution sociale et économique.
|