La culture peut-elle vivre sans subventions? (Version imprimée)
par Gilles Guénette*
Le Québécois Libre, 15 octobre
2010, No 282.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/101015-5.html


C’est la question qu’on se posait le 23 septembre dernier à l’émission Bazzo.tv, à Télé-Québec – une chaîne publique, donc subventionnée à fond. Sur le plateau, on retrouve les deux personnalités invitées à débattre de la question, le comédien Christian Bégin et le politologue Christian Dufour, l’invité de la semaine, Camil Bouchard, ancien député péquiste, et les quelques observateurs habituels, Vincent Marissal, chroniqueur à La Presse, Joseph Facal, ancien ministre maintenant chroniqueur au Journal de Montréal, et Suzanne Tremblay, ancienne députée du Bloc Québécois.

Donc, doit-on subventionner la culture? Pour le comédien et animateur à Télé-Québec (et l’un des porte-parole des Journées de la culture, cet événement annuel dont le mandat est de « donner » de la culture à la population) Christian Bégin, cela va de soit. Même qu’il trouve que la culture n’est pas suffisamment subventionnée. Il donne en exemple sa propre petite compagnie de théâtre, Les Éternels pigistes, qui n’est pas subventionnée, parce que trop petite, et plein de pauvres artistes « émergents » qui ne le sont pas non plus. Il estime qu’il pourrait y avoir une répartition plus équitable des budgets alloués à la culture pour que les grandes institutions culturelles reçoivent peut-être moins de fonds, mais que les petits émergents en reçoivent plus.

Pour le politologue Christian Dufour de l’École nationale d'administration publique (autre patente subventionnée), cela va de soi aussi: la culture doit être subventionnée. Et histoire de stresser le plateau de Bazzo.tv, il y va d’une mise en garde: on pourrait bientôt s’ennuyer de la situation actuelle. Hein! Pourquoi donc? Parce qu’un gouvernement conservateur majoritaire pourrait bientôt être élu au Canada – et Dieu sait que les conservateurs se réveillent la nuit pour haïr la culture (!) et qu’ils adorent couper dans ce secteur-là (!!) – et qu’on pourrait également voir naître une fatigue de plus en plus grande de la part des jeunes face à tout ce qui est francophone – donc un marché du produit francophone qui se rétrécirait.

S’il est pour les subventions, il dénonce par contre l’approche égalitariste du modèle québécois – et c’est sur ce point que tout le « débat » de l’émission se fera. Il déplore le fait qu’on subventionne tout sans égard au talent des personnes subventionnées. Cela créerait une culture où tout est correct, mais où l’on ne retrouve pas de chef-d’œuvre. En passant, il est contre l’idée qu’on subventionne des chanteurs québécois s’ils décident de chanter en anglais. Il voudrait qu’on discrimine plus et qu’on ne subventionne que les meilleurs artistes (il ne dit pas comment il ferait pour discriminer entre les « bons » et les « moins bons » artistes, mais bon…).

Alors comme Mme Bazzo et tous ses invités vivent de subventions, ou consomment de la culture subventionnée, on ne se surprend pas de voir tout ce beau monde défendre le principe: la culture doit être subventionnée et sans subvention, elle n’existerait pas. Le message habituel, quoi. C’est toujours la même dynamique qui s’installe dans ces « débats ». Principalement, pour ces deux raisons. Tous les membres de l’élite intellectuelle/politique québécoise font partis des clientèles des théâtres subventionnés, des salles de concerts subventionnées, des festivals subventionnés. Ils sont tous pour la culture subventionnée, mais ont tous leurs petites réserves sur la façon dont elle devrait être gérée: Un peu plus aux petits artistes « émergents » pour certains, un peu moins aux grandes institutions pour d’autres; un peu plus au cinéma d’auteur pour les premiers, un peu moins au cinéma « grand public » pour les seconds; etc.

Le problème avec toutes ces approches, c’est que quelqu’un doit toujours décider en haut qui reçoit quoi en bas. Cette personne est sensée savoir mieux que vous et moi qu’est-ce qui vaut la peine d’être financé, ou pas. Or, comment décider qu’un tel « mérite » une grosse subvention alors qu’un autre peut s’en passer? Dans la plupart des cas – comme dans celui du politologue Dufour –, la seule façon de répondre à leurs attentes seraient que ce soit eux-mêmes qui décident où va l’argent. Ils sont éclairés, ils feraient mieux que tous les fonctionnaires chargés de redistribuer la cagnotte.

Pourtant, il existe un mécanisme qui sert justement à décider qui devrait recevoir quoi. Hein? Eh oui, ça s’appelle le marché! Le marché est encore et toujours la meilleure façon d’allouer les ressources. Oui, mais si on remet tout au marché, vont dire les pro-subventions, on va se retrouver avec une culture d’humoristes et de blockbusters! De toute façon, les artistes émergents ne sont pas subventionnés à l’heure où l’on se parle, alors qu’on cesse de nous dire que l’État doit intervenir pour justement assurer que les plus petits, les marginaux, aient leur chance comme les grands, les plus mainstream. Dans les faits, ils ne sont pas privilégiés par le système.

(À propos des artistes émergents, Christian Bégin souligne durant le débat que sa troupe de théâtre ne reçoit pas de subvention et que plein d’artistes au Québec ne reçoivent pas de subventions. « C’est comme si le gouvernement se disait, c’est comme si nos institutions se disaient: "Ils vont le faire pareil de toute façon!" Et on le fait pareil! Alors à ceux qui disent que les subventions engourdissent les créateurs, je me dis que c’est faux! Parce qu’on est de plus en plus habitués à fonctionner sans [subventions]. » Question: si vous êtes habitués de fonctionner sans, en quoi cette situation changerait-elle dans un monde où la culture ne serait pas subventionnée? Il y aurait des troupes et des artistes « émergents » qui trimeraient plus dur au début, tandis que d’autres trouveraient leur public dans le marché.)

Et le marché, comme on l’a déjà dit, n’est pas une entité en soi. Ce n’est pas un conglomérat de méchantes multinationales capitalistes dont le seul but est d’écraser la diversité pour ne laisser de place qu’à la médiocrité et la conformité. Le marché, c’est l’ensemble des décisions prises par des millions de citoyens (vous et moi) qui, dans ce cas-ci, consomment  de la culture. Plus ces citoyens-consommateurs apprécient un chanteur, un cinéaste, un auteur, plus ils dirigent des fonds dans sa direction. Plus les citoyens-consommateurs apprécient un style de musique, un courant de cinéma, une sorte de théâtre, plus ils « subventionnent » ces styles et courants.

Pas besoin de fonctionnaires de la culture éclairés pour décider qu’une telle « mérite » des fonds et qu’un tel n’en « mérite » pas. Ça se fait tout seul. Le seul problème avec cette approche – pour les élites chiches en tout cas –, c’est que la « gratuité » fait moins partie du décor. La culture est moins payée par toute la population, mais plus par ceux qui la consomment. Alors si vous aimez les grands opéras ou les spectacles de danse contemporaine, vous devrez vous attendre à payer peut-être un petit peu plus pour vos goûts marginaux – ou espérer que vos amis développent le réflexe de donner davantage à des fondations privées dont la mission est de financer ces courants culturels plus marginaux.

De toute façon, il suffit d’évoluer le moindrement dans les petits cercles culturels pour se rendre compte que ce sont toujours les mêmes qui fréquentent les théâtres, toujours les mêmes qui visitent les musées, toujours les mêmes qui assistent aux concerts de musique classique. Et tous ces habitués font souvent parties de la portion de la population qui sont les plus éduqués et qui gagnent les plus gros salaires (et qui pourraient donc payer le coût réel de ce qu’ils consomment), ce ne sont certainement pas les plus pauvres comme on voudrait nous le faire croire.

Les membres de notre élite, depuis la nationalisation de la culture, ont développé un beau discours sur l’importance de l’intervention publique dans la sphère culturelle et discourent de la chose à chaque fois qu’ils en ont l’occasion sur la place publique. Ils ont réussi au fil des ans à convaincre Monsieur et Madame Tout-le-monde (qui paie) que c’est impératif. Que sans ça, c’est la camelote américaine qui dominerait tout. Qu’on serait tous plus pauvres collectivement. Et cetera.

Le plus injuste dans tout ça, c’est que la plupart des contribuables qui financent la culture québécoise ne la consomment même pas. Par manque d’intérêt (ils n’aiment pas ce qui se fait ici), par manque de temps (après le travail, la famille et les amis, il n’en reste plus assez pour sortir), par manque d’argent (après l’hypothèque, les paiements sur la voiture et les ponctions gouvernementales opérées dans les chèques de paie, il n’en reste plus assez), par manque de proximité aux grands centres (plus difficile de consommer de la culture lorsqu’on habite en région). 

La plupart des contribuables se retrouvent donc à financer les sorties culturelles des Marie-France Bazzo, Camil Bouchard, Vincent Marissal, Joseph Facal, & Cie. Pas de danger que ces derniers se disent contre la culture subventionnée. À cheval donné, on ne regarde pas la bride!

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* Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre.