5. L'évolution de la division du travail
|
Tant que le processus de socialisation s'opère en dehors
de l'éveil de la conscience humaine et sous l'influence du pur instinct,
il ne saurait faire l'objet de l'étude sociologique. Mais ceci ne veut
pas dire que la sociologie doive se décharger sur une autre science du
soin d'expliquer le devenir de la société et qu'elle doive accepter
comme une donnée l'existence des liens sociaux. En effet si nous
admettons – et c'est là une conséquence qui s'impose dès qu'on
identifie société et division du travail – que l'évolution sociale n'a
pas trouvé son terme avec l'apparition de l'homme pensant et voulant,
mais qu'elle se poursuit à travers l'histoire, nous devons chercher un
principe qui nous permette de comprendre cette évolution. Ce principe
nous est fourni par la théorie économique de la division du travail, qui
se ramène à ceci: la naissance de la civilisation est due au fait que
le travail divisé est plus productif que le travail isolé. L'application
toujours plus étendue du principe de la division du travail s'explique
par la reconnaissance du fait que, plus cette division est poussée, plus
le travail est productif. Cette extension constitue réellement un
progrès économique en ce sens qu'elle rapproche l'économie de son but:
satisfaire le plus grand nombre possible de besoins. Ce progrès est
également un progrès social en ce sens que grâce à lui les relations
sociales s'intensifient.
Ce n'est que dans ce sens et indépendamment de tout
jugement de valeur téléologique ou moral que le terme de progrès peut
être employé en sociologie. Nous croyons pouvoir découvrir dans les
modifications des rapports sociaux une orientation déterminée et nous
examinons séparément chacune d'elles pour établir en quoi et dans quelle
mesure elle est compatible avec cette orientation. Il peut arriver que
nous fassions diverses hypothèses de cette espèce dont chacune s'accorde
également avec l'expérience. Alors le problème se pose de savoir comment
ces hypothèses se relient entre elles, si elles sont indépendantes les
unes des autres ou s'il existe entre elles un lien intime et, dans ce
cas, il faut encore rechercher la nature de ce lien. Mais ce faisant, il
ne peut toujours s'agir que d'un examen objectif du cours des événements
en fonction d'une hypothèse.
Si l'on fait abstraction de ces théories de l'évolution
qui sont fondées naïvement sur des jugements de valeur, on s'aperçoit
que la majorité des théories qui prétendent expliquer l'évolution
sociale présentent deux défauts principaux. Le premier réside en ceci
que le principe qui leur sert de base est sans aucun rapport avec la
société en tant que telle. Dans la loi des trois états chez Auguste
Comte, dans celle des cinq états de l'évolution sociale psychique chez
Lamprecht, il est impossible de découvrir le rapport interne et
nécessaire qui relie l'évolution psychologique et morale à l'évolution
sociale. On nous expose comment se comporte la société quand elle entre
dans un nouveau stade. Mais nous voulons davantage: une loi capable de
nous faire comprendre comment la société naît et évolue. Les
transformations, que nous considérons comme des transformations de la
société, sont étudiées par ces théories comme des phénomènes agissant de
l'extérieur sur la société; au contraire nous voulons qu'elles
apparaissent comme les effets d'une loi constante. Le deuxième défaut
provient du fait que toutes ces théories présentent l'évolution sociale
comme se développant par phases successives. À un tel point de vue, il
n'y a pas en réalité d'évolution, c'est-à-dire de transformation
continue où nous puissions découvrir une orientation déterminée. Ces
théories ne réussissent dès lors qu'à constater une succession
d'événements sans pouvoir dégager le lien causal qui les relie. Tout au
plus, parviennent-elles à démontrer l'existence d'un parallélisme entre
les divers stades de l'évolution chez les différents peuples. Diviser la
vie humaine en quatre âges, enfance, adolescence, maturité et
vieillesse, c'est autre chose que dégager la loi qui préside à la
croissance et à la ruine de l'organisme? Ainsi, toute théorie de cette
nature, toute « théorie des états » (Stufentheorie) renferme une
part d'arbitraire. La délimitation des âges est nécessairement indécise.
La conception allemande moderne de l'histoire économique
est sans aucun doute dans le vrai quand elle fait de la division du
travail le fondement de sa théorie de l'évolution. Mais elle n'a pas su
se libérer entièrement de la vieille conception traditionnelle des âges
successifs. Sa théorie demeure encore une théorie des états. C'est ainsi
que Bücher distingue l'âge de l'économie domestique fermée (production
limitée aux besoins propres du producteur, ans aucun échange), l'âge de
l'économie communale (production adaptée à une clientèle, avec échanges
directs) et l'âge de l'économie nationale (production pour les marchés,
âge de la circulation des biens)(13).
Schmoller distingue les périodes de l'économie villageoise, urbaine,
régionale, et, enfin, nationale(14).
Philippovich distingue l'économie domestique fermée et l'économie
commerciale, celle-ci divisant à son tour en trois périodes: celle du
commerce limité à la localité, celle du commerce contrôlé par l'État,
celle enfin du libre-échange (économie développée, capitalisme)(15).
Contre ces tentatives d'enfermer l'évolution dans un schéma, de
nombreuses objections ont été élevées. Nous n'avons pas à rechercher de
quelle utilité peuvent être de telles divisions pour l'intelligence de
périodes déterminées de l'histoire et quels services elles peuvent
rendre comme procédés d'exposition. En tout cas, on n'y peut recourir
qu'avec la plus grande circonspection. Avec quelle facilité on en
arrive, dans une telle classification, à s'égarer dans ses subtilités de
vocabulaire en perdant de vue la réalité historique, la querelle stérile
sur la nature de l'économie des peuples antiques l'a clairement montré.
La sociologie n'a rien à retirer de ces théories des âges(16).
Elles ne peuvent qu'induire en erreur dans l'étude d'un problème
essentiel: celui de la continuité de l'évolution historique.
Deux réponses sont habituellement faites à ce problème:
ou bien l'on admet purement et simplement que l'évolution historique,
qui doit s'identifier à nos yeux avec l'évolution de la division du
travail, s'est développé suivant une ligne continue; ou bien l'on
considère que chaque peuple a dû, pour son propre compte et à son tour,
passer par les mêmes phases successives. Dans les deux cas, on fait
erreur. Il est impossible de représenter l'évolution comme continue, car
on observe nettement dans l'histoire des périodes de décadence où la
division du travail apparaît en régression. D'autre part, les progrès
réalisés par un peuple qui a atteint un stade supérieur de la division
sociale du travail ne sont jamais entièrement perdus. Ils profitent à
d'autres peuples et hâtent leur développement. C'est ainsi que la
décadence du monde antique a fait reculer de plusieurs siècles
l'évolution économique. Mais les récentes recherches historiques ont
montré qu'entre l'économie du monde antique et celle du moyen-âge, les
liens étaient beaucoup plus étroits qu'on ne l'admettait autrefois.
Certes le commerce a souffert gravement des grandes invasions, mais il
leur a survécu. Les villes qui en étaient le support n'ont jamais
entièrement péri. Sur ce qui restait de la vie urbaine s'est greffée une
nouvelle évolution du commerce(17).
La civilisation a recueilli une partie des conquêtes économiques de
l'antiquité et les a transmises au monde moderne.
La division sociale du travail progresse en fonction de la connaissance
qu'on a des avantages qu'elle présente, c'est-à-dire du rendement
supérieur qu'elle permet d'atteindre. Cette connaissance a été dégagée
pour la première fois avec une clarté par les doctrines
libre-échangistes des physiocrates et de l'économie classique au XVIIIe
siècle. Mais elle est déjà contenue en germe dans toutes les
considérations inspirées par l'amour de la paix, dans
toutes les condamnations de la guerre. L'histoire est une lutte entre
deux principes: le principe de paix favorables au développement du
commerce, et le principe militariste et impérialiste qui fait dépendre
la vie sociale, non pas d'une collaboration fondée sur la division du
travail, mais d'une domination exercée par les forts sur les faibles. Le
principe impérialiste reprend sans cesse le dessus. Le principe libéral
ne peut s'affirmer en face de lui tant les masses en qui la tendance au
travail pacifique est profondément ancrée n'ont pas pris pleinement
conscience du rôle que cette tendance doit jouer comme principe de
l'évolution sociale. Tant que le principe impérialiste l'emporte, le
règne de la paix est nécessairement limité dans le temps et dans
l'espace; il ne dure qu'autant que subsistent les conditions qui l'ont
créé. L'état d'esprit que l'impérialisme entretient est peu propre à
favoriser les progrès sociaux à l'intérieur des frontières; il leur
interdit à peu près complètement de se propager au-delà des barrières
politiques et militaires qui séparent les États. La division du travail
implique la liberté et la paix. C'est seulement lorsque le XVIIIe
siècle eut trouvé dans la conception libérale du monde une philosophie
de la paix et de la coopération sociale que les fondements furent jetés
des progrès économiques étonnants de notre époque que les plus récentes
doctrines impérialistes et socialistes qualifient avec mépris de siècle
du matérialisme sordide, de l'égoïsme et du capitalisme.
On ne saurait méconnaître plus complètement la vérité
que ne l'a fait le matérialisme historique en présentant le
développement des conceptions sociales comme étant fonction du stade
atteint par le progrès technique. Rien n'est plus faux que l'aphorisme
célèbre de Marx: « le moulin à vent donne une société féodale, le
moulin à vapeur une société capitaliste »(18).
C'est déjà insuffisant dans les termes. En cherchant à expliquer
l'évolution historique par les progrès de la technique, on ne fait que
déplacer le problème sans le résoudre en aucune façon. Car il faut
alors, plus que jamais, expliquer les forces qui déterminent l'évolution
technique.
Ferguson a montré que le perfectionnement de la
technique dépend des conditions sociales et que les progrès réalisés à
chaque époque sont fonction du stade atteint par la division sociale du
travail(19). Les progrès
techniques ne sont possible que là où la division du travail a créé les
conditions nécessaires à leur réalisation. La fabrication mécanique des
chaussures suppose une société dans laquelle la production de chaussures
nécessaires à des centaines de milliers ou à des millions d'hommes peut
être concentrée dans un petit nombre d'entreprises. Le moulin à vapeur
n'aurait pas trouvé d'utilisation dans une société de paysans vivant
chacun pour soi. L'idée de mettre la force motrice de la vapeur au
service de la meunerie ne peut naître que grâce à la division du travail(20).
Ramener le fait social aux progrès de la division du
travail est une conception qui n'a rien de commun avec le matérialisme
grossier et naïf qui s'exprime dans les constructions technologiques et
autres du marxisme historique. Contrairement à ce que les épigones de la
philosophie idéaliste se plaisent à affirmer, ce n'est pas là une
conception étroite et insuffisante des rapports sociaux. Il est faux
qu'elle réduise le concept de société à ses éléments spécifiquement
matériels. Au-delà de l'économie, dans la vie sociale, il y a les fins
dernières. Les voies qui y conduisent sont soumises à la loi de toute
action rationnelle; dans la mesure où elles entrent en ligne de compte,
il y a économie.
6. Les effets de la division du travail sur l'individu |
L'effet le plus remarquable de la division du travail
est de faire de l'individu indépendant un être social dépendant. L'homme
social est transformé par la division du travail de la même manière que
la cellule qui s'intègre dans un organisme. Il s'adapte à de nouvelles
conditions d'existence, laisse s'atrophier certaines de ses forces et
certains de ses organes tandis qu'il en développe d'autres. Il se
spécialise. C'est ce que tous les romantiques, impénitents laudatores
temporis acti, ont toujours déploré. Pour eux l'homme du passé, qui
développe harmonieusement ses forces, représente l'idéal, un idéal
auquel, hélas!, ne répond plus notre siècle dégénéré. Aussi
souhaitent-ils un recul de la division du travail. C'est ce qui explique
également qu'ils prônent l'activité agricole, en pensant d'ailleurs
uniquement au paysan qui se suffit presque à lui-même(21).
Ici encore, ce sont les socialistes qui vont le plus loin. Dans le stade
supérieur de la société communiste, disparaîtra, selon Marx, « la
soumission servile des individus à la loi de la division du travail et
par là même l'opposition entre le travail manuel et le travail
intellectuel »(22).
« Le besoin de changement » inné à l'homme sera satisfait.
« L'alternance du travail manuel et du travail intellectuel »
assurera « le développement harmonieux de l'homme »(23).
Quel jugement il y a lieu de porter sur ces illusions,
nous l'avons déjà indiqué plus haut(24).
S'il était possible de limiter la quantité de travail de telle façon que
l'homme non seulement n'éprouvât aucun sentiment pénible, mais encore fût
libéré de l'ennui qu'engendre l'oisiveté, tout en assurant la
satisfaction de tous les besoins humains, l'économie n'aurait plus alors
à s'occuper du travail. L'homme atteindrait ses fins « en se jouant ».
Mais il n'en saurait être ainsi. Même le travailleur autarcique, dans la
plupart des travaux qu'il doit accomplir, est contraint d'aller au-delà
des limites dans lesquelles le travail demeure un plaisir. On peut
admettre que chez lui le travail éveille moins de sentiments pénibles
que chez l'homme dont l'activité est limitée à un objet déterminé, étant
donné que chaque fois qu'il entreprend un travail nouveau, son activité
lui procure une satisfaction nouvelle. Si les hommes, malgré cela, ont
adopté la division du travail et n'ont cessé de la développer, la raison
en est qu'ils ont reconnu que la supériorité du rendement qu'elle
procurait l'emportait sur la diminution de satisfaction qui en
résultait. On ne saurait restreindre la division du travail sans en
diminuer la productivité. Et cela vaut pour toutes les formes de
travail. C'est une illusion de croire le contraire.
Le remède aux inconvénients que présente pour l'esprit
et le corps de l'individu le travail spécialisé ne doit pas être
cherché, si l'on ne veut pas enrayer le progrès social, dans la
suppression de la division du travail mais dans l'effort par lequel
chaque individu tend à devenir un homme complet. Ce n'est pas dans une
réforme des conditions du travail, mais dans une amélioration de la
consommation que réside la solution. Les jeux et les sports, l'art et la
lecture, tels sont les moyens de parvenir à ce but.
Ce n'est pas à l'origine de l'évolution économique qu'il
faut chercher l'homme harmonieusement développé dans toutes ses
facultés. L'homme subvenant presque seul à tous ses besoins que nous
nous représentons sous les aspects du paysan de vallées écartées n'offre
pas du tout ce développement noble et harmonieux du corps, de
l'intelligence et du coeur que les romantiques se plaisent à lui
attribuer. La culture intellectuelle est un produit des heures de
loisir, du confort tranquille que procure seule la division du travail.
Rien n'est plus faux que de croire que l'individu isolé est apparu dans
l'histoire comme une individualité autonome et qu'il a perdu, au cours
de l'évolution historique qui a conduit à la formation de la grande
communauté humaine, en même temps que son indépendance son autonomie
intérieure. Toute l'expérience historique et l'étude des peuplades
primitives contredisent entièrement une telle supposition. L'homme
primitif n'a aucune individualité au sens que nous donnons à ce mot.
Deux indigènes de la Polynésie se ressemblent davantage que deux
Londoniens du XXe siècle. La personnalité n'a pas été donnée à l'homme
dès l'origine. Elle est un produit de l'évolution sociale(25).
7. De la régression sociale |
L'évolution sociale, considérée sous l'aspect de
l'évolution de la division du travail, est un phénomène de volonté;
elle dépend tout entière de la volonté de l'homme. Sans vouloir aborder
le problème de savoir si l'on a le droit de considérer comme un progrès
tout développement de la division du travail et par là même tout
resserrement des liens sociaux, nous devons nous demander si ce
resserrement n'est pas une nécessité pour l'homme. Le contenu même de
l'histoire n'est-il pas le développement continu des liens sociaux? Un
arrêt ou un retour en arrière est-il possible?
S'il nous est a priori impossible d'admettre que
l'histoire tend vers un but assigné à l'avance par quelque « dessein »
ou quelque « plan caché » de la nature, comme Kant, et aussi Hegel et
Marx l'imaginaient, nous devons cependant rechercher s'il n'existe pas
un principe capable de démontrer la nécessité d'un resserrement
progressif des liens sociaux. Le premier principe qui s'offre à nous est
le principe de la sélection naturelle. Les sociétés plus développées
parviennent à un plus haut degré de richesses matérielles que celles qui
le sont moins; il leur est donc plus aisé de préserver leurs membres de
la misère. Mais elles sont aussi mieux armées pour repousser les
attaques ennemies. Le fait que des peuples plus riches et plus civilisés
ont souvent été abattus par des peuples moins riches et moins civilisés
ne doit pas nous induire en erreur. Les peuples qui ont atteint un haut
degré de développement social ont toujours été au moins capables de se
défendre contre des peuples moins évolués supérieurs en nombre. Seuls
les peuples décadents, dont la civilisation était intérieurement minée,
ont été la proie de peuples en plein développement. Toutes les fois
qu'une société plus développée a succombé sous l'assaut d'une société moins développée,
les vainqueurs ont adopté la civilisation des vaincus, leur organisation
économique et sociale, voire même leur langue et leurs croyances.
La supériorité des sociétés plus évoluées ne réside pas
seulement dans leur plus grande richesse matérielle, elle a son origine
aussi dans le fait qu'elles comptent un plus grand nombre de membres et
que leur organisation intérieure est plus solide. En effet, le degré de
l'évolution sociale a pour mesure l'élargissement du groupe social, le
fait que la division du travail embrasse un plus grand nombre d'hommes
et s'impose plus fortement à chacun d'eux. La société plus évoluée se
distingue par le lien plus étroit unissant ses membres et qui empêche la
solution violente des conflits éclatant dans son sein, et qui lui permet
d'opposer à l'ennemi menaçant son existence un front uni. Dans les
sociétés moins évoluées, où le lien social est encore lâche, et dont les
membres sont rapprochés davantage par les nécessités de la guerre que
par une solidarité véritable, reposant sur la coopération, la désunion
surgit plus aisément et plus rapidement. Car la simple association pour
des fins militaires n'est pas un lien solide et durable. Elle n'est par
sa nature même qu'un rapprochement éphémère, maintenu seulement par la
perspective d'un avantage momentané et elle se rompt quand, l'adversaire
vaincu, s'ouvre la lutte pour le partage du butin. Dans la lutte qui les
opposait à des sociétés moins évoluées, les sociétés supérieures ont
toujours trouvé une aide puissante dans la discorde qui régnait chez les
adversaires. Ce n'est qu'exceptionnellement que des peuples d'une
organisation inférieure ont trouvé l'énergie nécessaire à de vastes
entreprises militaires. Leurs armées se sont toujours désagrégées sous
l'effet des divisions intérieures. Qu'on se rappelle seulement les
expéditions mongoles du XIIIe siècle contre les civilisations de
l'Europe Centrale ou les tentatives des Turcs pour pénétrer vers
l'Occident. La supériorité des sociétés de type industriel sur les
sociétés de type militaire, pour reprendre l'expression de Herbert
Spencer, s'explique pour une large part par le fait que les
associations purement militaires sont constamment détruites par les
divisions intérieures(26).
Une autre circonstance contribue au développement de la
société. Comme nous l'avons déjà montré, l'extension du groupe social
correspond à l'intérêt de tous ses membres. Pour un organisme social
parvenu à un haut degré d'évolution, il n'est pas indifférent que des
peuples voisins continuent à mener à ses côtés une existence autarcique,
à un stade inférieur d'évolution. Il a intérêt à les attirer dans le
cercle de la communauté économique et sociale qu'il constitue, même s'il
n'y a pour lui aucun danger politique ou militaire à ce que ces peuples
demeurent dans leur état arriéré et même s'il ne peut tirer aucun
avantage immédiat de l'intégration de leurs domaines, du fait que les
conditions naturelles de production n'y sont pas favorables. Nous avons
vu qu'il est toujours avantageux d'augmenter le nombre des membres d'une
communauté où règne la division du travail, si bien que le peuple le
mieux doué a intérêt à collaborer avec le peuple le moins doué. C'est la
raison pour laquelle les nations parvenues à un haut degré de
civilisation s'efforcent d'étendre leur champ d'activité à des régions
jusque-là inaccessibles. L'ouverture des territoires arriérés du Proche
Orient de l'Extrême-Orient, de l'Afrique et de l'Amérique a préparé les
voies à une communauté économique universelle, si bien qu'à la veille de
la guerre, le rêve d'une société oecuménique était sur le point de se
réaliser. La guerre mondiale a-t-elle simplement suspendu pour un temps
cette évolution ou l'a-t-elle rendue définitivement impossible? Un
arrêt dans cette évolution est-il même concevable? La société peut-elle
jamais revenir en arrière?
On ne peut traiter ce problème sans en aborder également un autre,
celui de la mort des peuples. On a toujours parlé de vieillissement
et de mort des peuples, de peuples jeunes et de peuples vieux. Cette
comparaison – comme toutes les comparaisons – est boiteuse et il est
préférable de renoncer aux métaphores en poursuivant cette
recherche. Quel est donc le noeud du problème ainsi posé?
Il apparaît tout d'abord que nous ne devons pas le
confondre avec un autre problème également difficile, celui des
transformations nationales. Il y a mille ou quinze cents ans, les
Allemands parlaient une autre langue qu'aujourd'hui. Mais ceci ne nous
autorise pas à affirmer que la culture moyen-haut-allemande est
« morte ». La culture allemande nous apparaît bien plutôt comme une
chaîne ininterrompue qui, abstraction faite des monuments littéraires
qui n'ont pas été conservés, s'étend de l'Heliand et des Évangiles
d'Otfried jusqu'à nos jours. Nous disons certes des Ponéramiens et des
Prussiens qui, au cours de siècles, ont été assimilés par les colons
allemands, que leur race s'est éteinte, mais nous n'oserions pas
affirmer qu'en tant que peuples on ait pu à une époque quelconque les
considérer comme « vieux ». Si l'on voulait appliquer ici la comparaison
il faudrait parler de peuples morts jeunes. Les transformations
nationales n'interviennent pas dans le problème qui nous occupe, non
plus que la décadence des États, qui apparaît tantôt comme la
conséquence de l'âge et tantôt comme un phénomène indépendant. La ruine
de l'ancien État polonais n'a rien à voir avec la décadence de la
culture ou de la nation polonaise. L'évolution sociale de la Pologne
n'en a été aucunement arrêtée.
Les phénomènes communs à tous les cas qu'on invoque quand on parle
de vieillissement d'une civilisation sont la régression de la
population, la diminution de la richesse et la décadence des villes.
La signification de tous ces phénomènes nous apparaît immédiatement
dans sa nécessité historique si nous voyons dans le vieillissement
des peuples un retour en arrière dans la division du travail, une
régression sociale. La décadence du monde antique, par exemple,
présente bien ce caractère. La dissolution de l'empire romain n'est
que la conséquence du recul de la société antique qui était parvenue
à un degré déjà appréciable de division du travail et qui retomba
dans des conditions voisines de l'économie primitive. Ainsi
s'explique le dépeuplement non seulement des villes mais des
campagnes, l'accroissement de la misère: une économie où la division
du travail est moins poussée est en effet moins productive. Ainsi
s'explique également la régression de la technique, des arts, des
sciences. Le mot qui caractérise le mieux ce phénomène est le mot
décomposition. La civilisation antique meurt parce que la société
antique revient en arrière, se désagrège(27).
Ce qu'on entend par mort des peuples n'est pas autre
chose qu'un retour en arrière de la société, une régression de la
division du travail. Qu'elle qu'en puisse être la cause occasionnelle,
dans chaque cas particulier, la raison profonde en est toujours la
disparition chez les membres du groupe de la volonté de vivre en
société. Un tel phénomène a pu jadis nous apparaître inexplicable. Mais
aujourd'hui, où il se déroule sous nos yeux, nous en comprenons mieux
l'essence, encore que les raisons profondes de tels changement nous
demeurent cachés.
C'est l'esprit social, c'est l'esprit de coopération social qui
préside à la constitution des sociétés, à leur maintien et à leur
développement. Vient-il à disparaître, la société se dissout. La
mort pour un peuple, c'est la régression sociale, le retour, de la
division du travail, à l'autarcie. L'organisme social se résout en
ses cellules constitutives. Les hommes restent, la société meurt(28).
Rien ne démontre que l'évolution sociale doive se
poursuivre suivant une ligne droite ascendante. Il y a eu des périodes
d'arrêt et des périodes de décadence dans l'évolution sociale: ce sont
là des phénomènes historiques que nous n'avons pas le droit d'ignorer.
L'histoire universelle est un cimetière de civilisations mortes. Les
Indes et l'Extrême-Orient nous présentent le spectacle formidable de
civilisations immobiles.
Ceux des littérateurs et des artistes qui ont tendance à
exagérer la valeur de leurs rêveries, différents en cela des véritables
artistes, estiment qu'il importe peu que l'évolution sociale continue
son chemin pourvu que se poursuive le progrès de la culture intérieure.
Mais tout développement de la culture intérieure nécessite des
conditions extérieures qui ne peuvent être réalisées que par l'économie.
Le recul de la productivité du travail, par le recul de la coopération
sociale, entraîne aussi la décadence de la culture.
Toutes les civilisations antiques sont nées et se sont
développées sans avoir pris conscience des lois internes qui président
au progrès de la culture, sans avoir reconnu la nature et le sens de la
division du travail, de la coopération sociale. Elles ont dû lutter
chemin faisant contre des tendances hostiles et elles les ont vaincues,
mais tôt ou tard le destin les a frappées. L'esprit de décomposition a
eu raison d'elles. Pour la première fois, avec la philosophie sociale du
libéralisme, l'humanité a pris conscience des lois de l'évolution
sociale et distingué clairement les bases du progrès de la civilisation.
À cette époque, l'humanité a pu considérer l'avenir avec une immense
espérance. Des perspectives inouïes s'ouvraient devant elle. Mais ces
espoirs furent déçus. Le libéralisme se heurta au nationalisme
militariste et surtout à la doctrine socialo-communiste qui tendent à la
dissolution sociale. La doctrine nationaliste se prétend organique; la
doctrine socialiste se prétend sociale. L'une et l'autre en réalité
désorganisent et ruinent la société.
De toutes les accusations que l'on a portées contre le
système du libre-échange et de la propriété individuelle, aucune n'est
plus insensée que celle qui lui reproche d'être antisocial et
individualiste et de réduire en atomes le corps social. Le commerce
n'exerce pas une action dissolvante comme l'affirment les romantiques
pleins d'admiration pour des systèmes autarciques limités à de petits
territoires; il contribue au contraire à rapprocher. C'est seulement
grâce à la division du travail que se noue le lien social: elle est le
principe même de la société. Quiconque se prononce pour l'autarcie
économique des différents pays, tend à détruire la société oecuménique.
Quiconque s'efforce par la lutte des classes de détruire la division du
travail à l'intérieur d'une nation, est antisocial.
La ruine de la société oecuménique, qui se formait lentement depuis
deux siècles sous l'influence de l'idée libérale, serait pour le
monde une catastrophe comme l'histoire ne nous en offre aucun
exemple même approchant. Aucun peuple ne serait épargné. Et qui
reconstruirait le monde détruit?
8. De la propriété privée dans l'évolution économique |
La division des individus en possédants et non-possédants
est le résultat de la division sociale du travail.
La découverte de la fonction sociale de la propriété privée est le
deuxième grand apport fait à la sociologie par l'économie politique
classique et par la sociologie individualiste du XVIIIe
siècle. Auparavant, la propriété était plus ou moins considérée comme le
privilège d'une minorité, l'accaparement d'une partie du bien commun,
une institution en somme qui constituait au point de vue moral un mal,
encore que peut-être un mal inévitable. Le libéralisme a le premier
dégagé la fonction sociale de la propriété privée des moyens de
production. Grâce à elle, les biens sont mis à la disposition de ceux qui
sont le plus capables d'en tirer parti. Elle les met dans les mains des
meilleurs exploitants. Aussi rien n'est-il plus contraire à l'essence de
la propriété que les privilèges accordés aux possédants et la protection
établie en faveur des producteurs. Toute contrainte imposée à la
propriété, tout monopole ou autre privilège en faveur des producteurs
constituent des entraves à la fonction sociale de la propriété. Le
libéralisme les combat avec la même énergie qu'il s'élève contre toute
restriction à la liberté du travailleur.
Le possédant n'enlève rien à personne. Nul ne peut dire
qu'il soit privé parce qu'un autre possède. On flatte les passions
envieuses des masses lorsqu'on calcule combien le pauvre pourrait
recevoir en plus, si les biens étaient répartis également. Mais, ce
faisant, on oublie seulement que l'importance de la production et du
revenu de la société n'est pas une constante mais qu'elle dépend au
premier chef de la répartition de la propriété. Si cette répartition
était différente, alors des exploitants moins capables, dont l'action
serait moins efficace, commanderaient à une partie de la production; il
en résulterait une diminution de la quantité des biens produits(29).
Les conceptions du communisme « partageux » sont des survivances d'une
époque où la société n'existait pas encore ou n'avait pas atteint son
degré actuel de développement et dans laquelle par conséquent le
rendement de la production était beaucoup plus faible. L'homme privé de
terre, qui doit vivre sans échanges dans une organisation économique
fondée sur l'agriculture, est logique lorsqu'il réclame le partage des
terres. Le prolétaire moderne méconnaît la nature de la production
sociale quand il nourrit des idées analogues.
L'idéal socialiste qui préconise le transfert intégral
des moyens de production à la société, à l'État, est combattu par le
libéralisme au nom de la diminution du rendement qui en résulterait. Le
socialisme de l'école de Hegel s'efforce, pour répondre à cette
objection, de prouver que l'évolution historique conduit d'une façon
nécessaire à la suppression de la propriété privée des moyens de
production.
Pour Lassalle, « toute l'évolution historique du droit
consiste d'une façon générale en ceci, que le domaine de la propriété
privée se restreint de plus en plus et que toujours de nouvelles
portions de l'économie lui sont soustraites ». La tendance vers une
liberté toujours plus grande de la propriété, tendance que l'on cherche
à dégager de l'évolution historique, n'est qu'une apparence. « Si
paradoxale que puisse paraître l'idée d'une restriction continue du
domaine de la propriété privée comme constituant une loi réelle de
l'évolution historique du droit », elle n'en apparaît pas moins comme une
vérité lorsqu'on considère les choses de plus près. À la vérité,
Lassalle n'a pas procédé à cet examen détaillé; il s'est borné, suivant
sa propre expression, « à jeter sur le papier quelques observations
superficielles »(30). Et
personne ne s'est trouvé après lui pour entreprendre cette
démonstration. Mais même si quelqu'un l'avait fait, il n'aurait pas
prouvé pour autant la nécessité de cette évolution. Les théories
juridiques inspirées par les constructions spéculatives hégéliennes
permettent tout au plus de dégager certaines tendances de
l'évolution historique dans le passé; il est purement arbitraire
d'admettre que la tendance ainsi découverte se maintiendra dans
l'avenir. Il n'en serait ainsi que si l'on pouvait également prouver
que la force qui a déterminé cette évolution continuera d'agir.
L'hégélien Lassalle a ignoré cette difficulté. Pour lui, le problème
est résolu par la constitution qu'il croit faire « que cette
restriction progressive du domaine de la propriété privée n'a pas
d'autre fondement que le développement positif de la liberté
humaine »(31).
Ainsi, il a intégré sa loi de l'évolution dans le grand schéma de
l'évolution historique de Hegel et réalisé tout ce que l'école peut
demander.
Marx a reconnu les erreurs de la doctrine évolutionniste de Hegel.
Certes il admet lui aussi comme une vérité incontestable que
l'évolution historique conduit de la propriété privée à la propriété
collective. Mais, contrairement à Hegel et Lassalle, il ne parle pas
du concept juridique de la propriété. La propriété privée, « dans
son mouvement économique », marche vers sa destruction, « mais
seulement en vertu d'une évolution autonome, inconsciente, où la
volonté n'a aucune part, qui a son origine dans la nature même des
choses, par le fait seul qu'elle engendre le prolétariat en tant que
prolétariat, c'est-à-dire la misère consciente de sa misère physique
et morale, la déshumanisation consciente de sa déshumanisation. »(32)
C'est ainsi que fit son apparition la doctrine de la lutte des
classes comme élément moteur de l'évolution historique.
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