Montréal, 15 novembre 2010 • No 283

 

Chapitre deux (section un de la troisième partie) du livre Le Socialisme - Étude économique et sociologique, Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English version)

 

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Le socialisme – La société

 

par Ludwig von Mises (1881-1973)

 

1. Nature de la société

          L'idée de la destinée de l'homme et de l'humanité domine toutes les plus anciennes conceptions de la vie sociale. La société progresse vers un but qui lui a été fixé par la divinité. Quiconque adopte ce point de vue raisonne logiquement si, parlant de progrès et de régression, de révolution et de contre-révolution, d'action et de réaction, il prend ces termes dans l'acception où les ont pris tant d'historiens et de politiciens. L'histoire est jugée selon qu'elle rapproche ou éloigne l'humanité de son but.

 

          Mais la science sociale ne commence d'exister en tant que telle que lorsqu'on se délivre d'un tel jugement et, d'une façon générale, de tout jugement de valeur. Elle est bien téléologique dans la mesure où toute étude causale de la volonté doit l'être nécessairement. Mais son finalisme se résout tout entier dans l'exploitation causale. La causalité demeure le principe fondamental de la connaissance, et l'existence de cette dernière ne doit pas être entravée même par la téléologie(1). Elle n'évalue pas les fins; elle ne peut donc pas non plus parler d'évolution vers un stade supérieur au sens où l'on fait par exemple Hegel et Marx. À ses yeux, il n'est nullement établi que toute évolution est orientée vers le haut et que toute étape nouvelle est une étape plus élevée. Et naturellement il ne lui est pas davantage possible de voir dans l'évolution historique, comme le font les philosophies pessimistes de l'histoire, une décadence continue, un mouvement progressif vers une fin mauvaise. Chercher quelles sont les forces qui gouvernent l'évolution historique, c'est chercher quelle est la nature de la société ainsi que l'origine et les causes des changements qui se produisent dans les conditions sociales. Ce qu'est la société, comment elle naît et comment elle se transforme, tels sont les seuls problèmes que peut se poser la science sociologique.

          Que la vie des hommes en société soit comparable au processus biologique, c'est là une observation très ancienne. On la trouve à la base de la légende fameuse de Menenius Agrippa, rapportée par Tite-Live. La science sociale ne fit pas une grande conquête quand au XIXe siècle, sous l'influence des progrès immenses accomplis par la biologie, des livres énormes furent publiés qui poussaient jusqu'à l'absurde cette analogie. Quel intérêt pouvait-il y avoir à appeler « substance sociale intercellulaire » les produits de l'activité humaine(2), ou à discuter sur la question de savoir quel organe du corps social correspondait au système nerveux central? Le meilleur jugement que l'on ait porté sur cette façon de comprendre la sociologie est cette remarque d'un économiste qui disait qu'en comparant la monnaie au sang et la circulation de la monnaie à la circulation du sang, on faisait autant pour la biologie qu'on pourrait faire pour l'économie en comparant le sang à la monnaie et la circulation du sang à la circulation de la monnaie. La biologie moderne a emprunté à la science sociale quelques-uns de ses concepts les plus importants, tels ceux de l'évolution, de division du travail et de lutte pour la vie. Mais elle ne s'en est pas tenue à des métaphores et à des raisonnements par analogie; allant plus loin, elle est passée à l'exploitation des matériaux accumulés tandis que la sociologie biologique se bornait à un jeu stérile avec des concepts empruntés. La tendance romantique a contribué moins encore à la connaissance des rapports sociaux avec sa théorie « organique » de l'État. En ignorant délibérément le résultat le plus important obtenu à ce jour par la science sociale – l'économie classique –, elle n'a su tirer parti pour le développement ultérieur de la science de la division du travail qui doit constituer la base de toute sociologie comme elle constitue la base de la biologie moderne(3).

          La comparaison avec l'organisme vivant aurait au moins dû apprendre à la sociologie que l'organisme ne peut être conçu que comme un système d'organes. Mais cela signifie seulement que la division du travail constitue le principe même de l'organisme. Ce n'est que par elle que les parties deviennent des membres dans la collaboration desquels se reconnaît l'unité qui caractérise l'organisme. Cela est vrai aussi bien des plantes et des animaux que de la société. Dans la mesure où s'applique le principe de la division du travail, on peut comparer le corps social au corps vivant. La division du travail est le « tertium comparationis » de l'antique comparaison.

          La division du travail est le principe fondamental de toute forme de vie. Ce sont les économistes qui l'ont d'abord découvert dans le domaine de la vie sociale; ce n'est qu'ensuite que la biologie l'a repris, Milne-Edwards le premier en 1827. Mais le fait que nous pouvons considérer la division du travail comme une loi générale ne doit pas nous empêcher de voir les différences essentielles qui existent entre le rôle qu'elle joue d'une part dans l'organisme animal et végétal et d'autre part dans la société humaine. Quelque idée que nous nous fassions de l'origine de l'évolution et du sens de la division du travail dans le domaine de la physiologie, il est évident que cela ne nous fait encore rien connaître de la nature de la division du travail dans le domaine de la sociologie. Le processus qui différencie et intègre les cellules organiques est totalement différent de celui par lequel des individus autonomes se sont groupés en société. La raison et la volonté interviennent dans ce second processus où l'on voit les unités constituantes se réunir pour former une unité supérieure et devenir ainsi les parties d'un tout: ces forces ne jouent aucun rôle dans le processus biologique. Même là où des animaux comme les fourmis et les abeilles se réunissent en « sociétés animales », c'est l'instinct qui préside à toute l'activité du groupe. Il se peut que l'instinct ait présidé de même à la naissance et aux premiers âges de la société humaine. En tant qu'être pensant et cherchant à atteindre des buts, l'homme apparaît déjà comme membre d'un corps social, car un être pensant qui vivrait isolé n'est même pas concevable. « L'homme ne devient un homme que parmi les hommes » (Fichte). Le développement de la pensée humaine et celui de la société humaine ne font qu'un. Tout progrès de la société humaine est affaire de volonté. La société est un produit de la pensée et de la volonté. Elle n'a aucune existence en dehors d'elles. Son principe réside dans l'homme, non dans le monde extérieur; son action s'exerce de l'intérieur vers l'extérieur.

          Qui dit société, dit collaboration, coopération dans l'action.

          Dire que la société est un organisme, c'est dire qu'elle est fondée sur la division du travail(4). Pour comprendre toute la portée de cette idée, il faut tenir compte de tous les objets que se propose l'activité humaine et des moyens qu'elle emploie pour les atteindre. Il apparaît alors que la division du travail domine tous les rapports entre hommes pensants et cherchant à atteindre des buts. L'homme moderne est un être social, non seulement parce qu'on ne peut l'imaginer subvenant isolément à ses besoins matériels, mais encore parce que seule la société a rendu possible le développement de ses facultés intellectuelles et sensibles. L'homme est inconcevable comme être isolé, parce que l'humanité n'existe qu'en tant que phénomène social et que l'homme n'a dépassé le stade de l'animalité que dans la mesure où l'action en commun a noué entre les individus des liens sociaux. Le passage de l'animal humain à la personne humaine n'a pu s'effectuer que par la formation de groupes sociaux et dans leur sein. L'homme s'élève au-dessus de l'animal dans la mesure où il devient social. Tel est le sens du mot fameux d'Aristote: l'Homme est un animal politique.

2. La division du travail, principe de la société

          Nous sommes encore très éloignés de saisir le secret de la vie, le principe de l'origine des organismes. Qui sait si nous le découvrirons jamais? Tout ce que nous savons, c'est que la formation d'organismes par la réunion d'individus, crée quelque chose de nouveau, quelque chose qui n'existait pas auparavant. Les organismes végétaux et animaux sont davantage que de simples agglomérats de cellules isolées; de même, la société est davantage que la somme des individus qui la composent. Nous n'avons pas encore pénétré tout le sens de ce fait. Notre pensée ne s'est pas encore libérée de la théorie mécanique de la conservation de l'énergie et de la matière, théorie qui est impuissante à nous expliquer comment d'une seule chose peuvent en naître deux. Là encore, si nous voulons étendre notre connaissance de la nature de la vie, nos recherches devront porter d'abord sur l'organisation sociale.

          Historiquement, la division sociale du travail a son origine dans deux faits naturels: l'inégalité des capacités des individus et la variété des conditions extérieures de la vie humaine sur la terre. Ces deux faits n'en sont en réalité qu'un: la diversité de la nature qui ne se répète jamais mais crée un univers aux richesses inépuisables(5). Cependant, le caractère particulier de nos recherches, orientées vers la connaissance des phénomènes sociaux, nous autorise à les étudier séparément.

          On constate tout d'abord que ces deux faits exercent nécessairement une influence sur l'activité humaine dès l'instant qu'elle devient consciente et logique. Ils imposent en quelque sorte aux hommes la division du travail(6). Jeunes et vieux, hommes et femmes, coopèrent en utilisant d'une façon appropriée leurs aptitudes respectives. La division géographique du travail trouve aussi là son explication: l'homme va à la chasse, la femme à la source chercher de l'eau. Si les capacités et les forces de tous les individus ainsi que les conditions extérieures de la production avaient été toujours et partout identiques, l'idée même de la division du travail n'aurait pu se former. Jamais l'homme n'aurait songé à rendre plus facile le combat qu'il devait mener pour l'existence en coopérant avec ses semblables grâce à la division du travail. Aucune vie sociale n'aurait pu naître entre des hommes aux aptitudes naturelles identiques dans un monde géographiquement uniforme(7). Peut-être les hommes seraient-ils rassemblés pour effectuer des travaux dépassant les forces des individus isolés. Mais de telles associations ne suffisent pas à constituer une société. Les rapports qu'elle crée sont éphémères; ils ne durent pas au-delà de leur cause. La seule importance qu'ils aient dans l'origine de la vie sociale est qu'ils créent entre les hommes un rapprochement qui les amène à reconnaître la différence de leurs aptitudes naturelles et contribue ainsi à faire naître la division du travail.

          Mais dès que la division du travail apparaît, elle exerce elle-même une influence sur les aptitudes des hommes groupés en société et contribue encore à les différencier. Elle rend possible le perfectionnement des dons individuels par quoi elle devient elle-même plus féconde. Grâce à la coopération sociale, les hommes sont capables d'accomplir des travaux dépassant les forces des individus isolés et dans les travaux mêmes que ceux-ci auraient pu accomplir seuls, le résultat s'en trouve amélioré. Mais l'importance de la coopération ne se borne pas là. Pour en comprendre toute la portée, il fait déterminer tout d'abord les conditions exactes de l'augmentation de la production qu'elle entraîne.

          La théorie de la division internationale du travail est l'une des conquêtes les plus importantes de l'économie politique classique. Elle montre que, aussi longtemps que, pour des raisons quelconques, les migrations de capital et de la main-d'oeuvre d'un pays à l'autre rencontre des obstacles, ce n'est pas le coût absolu de la production mais son coût relatif qui détermine la division du travail(8). Si l'on applique le même principe à la division du travail entre les individus, on découvre que l'individu a intérêt à coopérer non seulement avec celui qui lui est supérieur à tel ou tel point de vue, mais aussi avec celui qui lui est inférieur en tout. Supposons par exemple que A et B fabriquent des objets p et q; A met trois heures pour faire un objet q et B cinq heures; il met deux heures pour faire un objet q et B quatre heures. Dans ces conditions, A aura intérêt à collaborer avec B quoiqu'il lui soit supérieur en tout, à la condition de ne fabriquer que des objets q pour lesquels sa supériorité sur B est la plus grande et de laisser B le soin de fabriquer des objets p.

          En effet, supposons d'abord que A et B, travaillant isolément, consacrent chacun trois heures à la fabrication des objets p et autant à la fabrication des objets q. A aura ainsi fabriqué 20 p + 30 p et B 12 p + 15 q. Au total 32 p + 45 q.

          Supposons maintenant que A fabriquant uniquement des objets q et B des objets p, pendant la même durée totale, soit cent vingt heures. La production totale sera de 24 p + 60 p. Si l'on compare les résultats, compte tenu de la valeur d'équivalence de p et q pour chacun des deux intéressés, soit pour A, p = (3/2) q et pour B (5/4) q, on constate aisément que le résultat obtenu dans le deuxième cas (24 p + 60 q) est supérieur à celui (32 p + 45 q) obtenu dans le premier cas. Il en résulte clairement que tout élargissement de la communauté de travail humaine est avantageux pour tous les individus qui y participent. Celui qui collabore avec des associés plus doués, plus capables, plus actifs n'est pas seul à en retirer un profit. Il en va de même pour celui qui se joint à des associés moins doués, moins capables, plus paresseux. L'avantage de la division du travail est toujours réciproque: il ne se limite pas aux cas où le travail accompli en commun n'aurait pu l'être par l'individu isolé.

          L'accroissement du rendement à la division du travail amène les hommes à ne plus se considérer comme des adversaires dans la lutte pour la vie, mais comme des associés dans une lutte soutenue en commun pour le bien de tous. Elle transforme les ennemis en amis, fait sortir la paix de la guerre et des individus fait une société(9).

3. Organisme et organisation

          Entre organisme et organisation, il y a la même différence qu'entre vie et machine, qu'entre une fleur naturelle et une fleur artificielle. Dans la plante naturelle, chaque cellule a sa vie, à la fois pour elle-même et dans les rapports qu'elle entretient avec les autres cellules. Exister ainsi pour soi et se conserver, c'est là ce qui nous appelons la vie. Dans la plante artificielle, les différents éléments ne s'assemblent pour former un tout que dans la mesure où agit la volonté de celui qui les a réunis. Ce n'est que dans cette mesure que, dans l'organisation, les éléments composants sont en relation les uns avec les autres. Chacun d'eux n'occupe que la place qui lui est assignée et ne l'abandonne pour ainsi dire que sur un ordre donné. Ils ne peuvent avoir de vie, c'est-à-dire exister pour eux-mêmes, dans le cadre de l'organisation, que dans la mesure où leur créateur les a fait entrer déjà vivants dans la création. Le cheval que le charretier a attelé à sa voiture vit en tant que cheval. Dans l'organisation que constitue l'attelage le cheval est tout aussi étranger au véhicule que le moteur l'est à la voiture qu'il meut. Les éléments peuvent même manifester leur vie propre en s'opposant à l'organisation: c'est le cas par exemple du cheval qui s'emballe ou de la fleur artificielle dont les tissus se désagrègent sous l'influence d'une action chimique. Il en est de même de l'organisation humaine. Elle est elle aussi le résultat d'un acte de volonté comme la société. Mais la volonté qui la crée ne peut davantage donner naissance à un organisme social vivant que le fabricant de fleurs ne peut créer une rose vivante. L'organisation ne saurait durer qu'aussi longtemps que s'exerce la volonté qui l'a créée. Les éléments qui la composent ne forment un tout que dans la mesure où la volonté du créateur s'impose à eux, dans la mesure où elle réussit à intégrer leur vie propre dans l'organisation elle-même. Dans le bataillon à l'exercice, il n'existe qu'une volonté, celle du chef; tout ce qui intervient d'autre dans l'organisation « bataillon » n'est que machine sans vie. Dans cette extinction de la volonté, maintenue vivante dans la mesure seulement où elle sert les fins du corps de troupe organisé, réside l'essence du dressage militaire. Dans la tactique linéaire, dans laquelle la troupe ne doit être rien de plus qu'une organisation, le soldat est « dressé ». Aucune vie ne subsiste dans le corps de troupe; l'individu continue d'avoir sa vie propre, mais en dehors et indépendamment du corps auquel il appartient, quelquefois en révolte contre lui, jamais dans son sein. La tactique moderne qui repose sur l'initiative du tirailleur, devait nécessairement mettre à son service la vie de chaque soldat, sa pensée et sa volonté. Son but n'est plus seulement de « dresser » le soldat, mais de l'éduquer.

          L'organisation est une association fondée sur l'autorité, l'organisme une association fondée sur la mutualité. La pensée primitive considère toujours les choses comme ayant été organisées du dehors et jamais comme s'étant formées du dedans, organiquement. L'homme voit la flèche qu'il a taillée, il sait comment elle a été faite et comment elle est mise en mouvement; ainsi demande-t-il de toutes choses qui les fabriquées et les met en mouvement. Il s'enquiert du créateur de tout être vivant, de l'auteur de tout changement dans la nature et toujours il trouve une explication animiste. Ainsi naissent les dieux. L'homme considère la communauté organisée dans laquelle un ou plusieurs maîtres s'opposent à la masse des sujets et ce spectacle le conduit à comprendre la vie comme une organisation et non comme un organisme. De là la vieille conception qui voit dans le cerveau le maître du corps et qui emploie le mot « chef » aussi bien pour désigner la tête que le dirigeant d'une organisation.

          En cessant de considérer toutes choses comme des organisations et en reconnaissant la nature de l'organisme, la science a fait un de ses progrès essentiels. Avec tout le respect dû aux penseurs anciens, on peut affirmer que ce fut là surtout, dans le domaine de la science sociale, l'oeuvre du XVIIIe siècle; ses principaux artisans furent les créateurs de l'économie classique et leurs précurseurs immédiats. Les biologistes n'ont fait que les suivre. Ils ont renoncé à toutes les conceptions animistes et vitalistes. Pour la biologie moderne, la tête n'est plus « le chef » qui gouverne le corps. Il y a plus dans le corps vivant de maître et de sujet, d'opposition entre la tête et les membres, entre la fin et les moyens. Il n'y a plus que des membres, des organes.

          Vouloir organiser la société est tout aussi chimérique que vouloir dépecer une plante pour tirer de ses parties mortes une plante nouvelle. Une organisation de l'humanité ne serait concevable qu'à condition de détruire d'abord l'organisme social existant. Cette raison seule voue à l'échec les tentatives collectivistes. On pourrait parvenir à créer une organisation embrassant l'humanité tout entière. Mais ce ne serait toujours qu'une organisation, en marge de laquelle la vie sociale continuerait d'exister, une organisation que les forces sociales pourraient à chaque instant transformer et détruire, et qu'elles détruiraient certainement le jour où elle entreprendrait de se dresser contre elles. Pour faire du collectivisme une réalité, il faudrait tout d'abord anéantir toute vie sociale et édifier ensuite l'état collectiviste. Les bolcheviks raisonnent d'une façon parfaitement logique, quand ils estiment nécessaire de dénouer d'abord tous les liens sociaux existants et de jeter bas l'édifice social dressé au cours des siècles pour élever sur les ruines une nouvelle construction. Ils oublient seulement que des individus isolés, entre lesquels n'existe aucune sorte de relation sociale, ne pourraient même plus entrer dans une organisation.

          Il n'est d'organisations possibles que dans la mesure où elles ne heurtent pas les réalités organiques. Toute tentative pour atteler la volonté humaine à une tâche à laquelle elle répugne est condamnée à échouer. Une organisation ne peut prospérer qu'autant qu'elle repose sur la volonté de ses membres et sert leurs fins.

4. L'individu et la société

          Il ne suffit pas qu'existent entre des individus des rapports réciproques pour qu'il y ait société. De tels rapports existent entre les animaux: le loup mange l'agneau; le loup et la louve s'accouplent. Cependant, nous ne parlons pas de sociétés animales, de sociétés de loups. Le loup et l'agneau, le loup et la louve sont, il est vrai, membres d'un organisme: la nature. Mais à cet organisme manque le caractère spécifique de l'organisme social: il n'est pas régi par la volonté et l'action. C'est pourquoi aussi les rapports entre les sexes ne sont pas en eux-mêmes des rapports sociaux; ils obéissent à l'instinct. La société ne commence que lorsqu'apparaît chez les individus la volonté d'agir ensemble. Poursuivre en commun des desseins que l'on ne saurait réaliser seul ou qu'on réaliserait moins bien, coopérer, voilà l'essence de la société(10).

          Ainsi, la société n'est-elle pas une fin mais un moyen, un moyen mis au service de chacun des associés pour atteindre ses propres buts. La société n'est possible que parce que les volontés d'individus différents peuvent s'unir dans une aspiration commune, si bien que la communauté du vouloir entraîne la communauté dans l'action. Si je ne puis obtenir ce que je veux qu'à condition que mon compagnon obtienne aussi ce qu'il veut, sa volonté et son action deviennent pour moi un moyen au service de mes propres fins. Ainsi ma volonté devenant inséparable de la sienne, je ne puis plus désirer briser sa volonté. Tel est le fait fondamental sur lequel repose toute la vie sociale(11).

          Le principe de la division du travail nous révèle l'essence du devenir social. Un regard sur la théorie kantienne de la société permet de saisir toute l'importance du progrès réalisé dans la connaissance des phénomènes sociaux grâce à la découverte du rôle joué par la division du travail. À l'époque de Kant, la théorie de la division du travail, dans la mesure où elle avait déjà été mise en lumière par les économistes du XVIIIe siècle, était loin d'avoir atteint sa forme définitive; il lui manquait surtout, pour acquérir toute sa signification, la théorie du commerce extérieur de Ricardo. Pourtant, dans la théorie de l'harmonie des intérêts, l'essentiel des conséquences que son application aux théories sociales devait faire apparaître était déjà inclus. Ces idées demeurèrent étrangères à Kant. Aussi ne put-il expliquer la société qu'en admettant chez l'homme deux tendances, le poussant, l'une à vivre en société et l'autre à s'en écarter. L'antagonisme de ces tendances serait exploité par la nature pour conduire l'humanité au but qu'elle lui a assigné(12). Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus pitoyable que cet essai d'explication de la société par l'opposition de deux tendances, la tendance sociale et la tendance antisociale. Cette explication rappelle la théorie qui explique les effets de l'opium par la virtus dormitiva, cujus est natura sensus assupire.

          Dès que l'on a reconnu dans la division du travail le principe même de la société, l'opposition de l'individu et de la société, du principe individuel et du principe social disparaît.
 

« Si je ne puis obtenir ce que je veux qu'à condition que mon compagnon obtienne aussi ce qu'il veut, sa volonté et son action deviennent pour moi un moyen au service de mes propres fins. Ainsi ma volonté devenant inséparable de la sienne, je ne puis plus désirer briser sa volonté. Tel est le fait fondamental sur lequel repose toute la vie sociale. »


5. L'évolution de la division du travail

          Tant que le processus de socialisation s'opère en dehors de l'éveil de la conscience humaine et sous l'influence du pur instinct, il ne saurait faire l'objet de l'étude sociologique. Mais ceci ne veut pas dire que la sociologie doive se décharger sur une autre science du soin d'expliquer le devenir de la société et qu'elle doive accepter comme une donnée l'existence des liens sociaux. En effet si nous admettons – et c'est là une conséquence qui s'impose dès qu'on identifie société et division du travail – que l'évolution sociale n'a pas trouvé son terme avec l'apparition de l'homme pensant et voulant, mais qu'elle se poursuit à travers l'histoire, nous devons chercher un principe qui nous permette de comprendre cette évolution. Ce principe nous est fourni par la théorie économique de la division du travail, qui se ramène à ceci: la naissance de la civilisation est due au fait que le travail divisé est plus productif que le travail isolé. L'application toujours plus étendue du principe de la division du travail s'explique par la reconnaissance du fait que, plus cette division est poussée, plus le travail est productif. Cette extension constitue réellement un progrès économique en ce sens qu'elle rapproche l'économie de son but: satisfaire le plus grand nombre possible de besoins. Ce progrès est également un progrès social en ce sens que grâce à lui les relations sociales s'intensifient.

          Ce n'est que dans ce sens et indépendamment de tout jugement de valeur téléologique ou moral que le terme de progrès peut être employé en sociologie. Nous croyons pouvoir découvrir dans les modifications des rapports sociaux une orientation déterminée et nous examinons séparément chacune d'elles pour établir en quoi et dans quelle mesure elle est compatible avec cette orientation. Il peut arriver que nous fassions diverses hypothèses de cette espèce dont chacune s'accorde également avec l'expérience. Alors le problème se pose de savoir comment ces hypothèses se relient entre elles, si elles sont indépendantes les unes des autres ou s'il existe entre elles un lien intime et, dans ce cas, il faut encore rechercher la nature de ce lien. Mais ce faisant, il ne peut toujours s'agir que d'un examen objectif du cours des événements en fonction d'une hypothèse.

          Si l'on fait abstraction de ces théories de l'évolution qui sont fondées naïvement sur des jugements de valeur, on s'aperçoit que la majorité des théories qui prétendent expliquer l'évolution sociale présentent deux défauts principaux. Le premier réside en ceci que le principe qui leur sert de base est sans aucun rapport avec la société en tant que telle. Dans la loi des trois états chez Auguste Comte, dans celle des cinq états de l'évolution sociale psychique chez Lamprecht, il est impossible de découvrir le rapport interne et nécessaire qui relie l'évolution psychologique et morale à l'évolution sociale. On nous expose comment se comporte la société quand elle entre dans un nouveau stade. Mais nous voulons davantage: une loi capable de nous faire comprendre comment la société naît et évolue. Les transformations, que nous considérons comme des transformations de la société, sont étudiées par ces théories comme des phénomènes agissant de l'extérieur sur la société; au contraire nous voulons qu'elles apparaissent comme les effets d'une loi constante. Le deuxième défaut provient du fait que toutes ces théories présentent l'évolution sociale comme se développant par phases successives. À un tel point de vue, il n'y a pas en réalité d'évolution, c'est-à-dire de transformation continue où nous puissions découvrir une orientation déterminée. Ces théories ne réussissent dès lors qu'à constater une succession d'événements sans pouvoir dégager le lien causal qui les relie. Tout au plus, parviennent-elles à démontrer l'existence d'un parallélisme entre les divers stades de l'évolution chez les différents peuples. Diviser la vie humaine en quatre âges, enfance, adolescence, maturité et vieillesse, c'est autre chose que dégager la loi qui préside à la croissance et à la ruine de l'organisme? Ainsi, toute théorie de cette nature, toute « théorie des états » (Stufentheorie) renferme une part d'arbitraire. La délimitation des âges est nécessairement indécise.

          La conception allemande moderne de l'histoire économique est sans aucun doute dans le vrai quand elle fait de la division du travail le fondement de sa théorie de l'évolution. Mais elle n'a pas su se libérer entièrement de la vieille conception traditionnelle des âges successifs. Sa théorie demeure encore une théorie des états. C'est ainsi que Bücher distingue l'âge de l'économie domestique fermée (production limitée aux besoins propres du producteur, ans aucun échange), l'âge de l'économie communale (production adaptée à une clientèle, avec échanges directs) et l'âge de l'économie nationale (production pour les marchés, âge de la circulation des biens)(13). Schmoller distingue les périodes de l'économie villageoise, urbaine, régionale, et, enfin, nationale(14). Philippovich distingue l'économie domestique fermée et l'économie commerciale, celle-ci divisant à son tour en trois périodes: celle du commerce limité à la localité, celle du commerce contrôlé par l'État, celle enfin du libre-échange (économie développée, capitalisme)(15). Contre ces tentatives d'enfermer l'évolution dans un schéma, de nombreuses objections ont été élevées. Nous n'avons pas à rechercher de quelle utilité peuvent être de telles divisions pour l'intelligence de périodes déterminées de l'histoire et quels services elles peuvent rendre comme procédés d'exposition. En tout cas, on n'y peut recourir qu'avec la plus grande circonspection. Avec quelle facilité on en arrive, dans une telle classification, à s'égarer dans ses subtilités de vocabulaire en perdant de vue la réalité historique, la querelle stérile sur la nature de l'économie des peuples antiques l'a clairement montré. La sociologie n'a rien à retirer de ces théories des âges(16). Elles ne peuvent qu'induire en erreur dans l'étude d'un problème essentiel: celui de la continuité de l'évolution historique.

          Deux réponses sont habituellement faites à ce problème: ou bien l'on admet purement et simplement que l'évolution historique, qui doit s'identifier à nos yeux avec l'évolution de la division du travail, s'est développé suivant une ligne continue; ou bien l'on considère que chaque peuple a dû, pour son propre compte et à son tour, passer par les mêmes phases successives. Dans les deux cas, on fait erreur. Il est impossible de représenter l'évolution comme continue, car on observe nettement dans l'histoire des périodes de décadence où la division du travail apparaît en régression. D'autre part, les progrès réalisés par un peuple qui a atteint un stade supérieur de la division sociale du travail ne sont jamais entièrement perdus. Ils profitent à d'autres peuples et hâtent leur développement. C'est ainsi que la décadence du monde antique a fait reculer de plusieurs siècles l'évolution économique. Mais les récentes recherches historiques ont montré qu'entre l'économie du monde antique et celle du moyen-âge, les liens étaient beaucoup plus étroits qu'on ne l'admettait autrefois. Certes le commerce a souffert gravement des grandes invasions, mais il leur a survécu. Les villes qui en étaient le support n'ont jamais entièrement péri. Sur ce qui restait de la vie urbaine s'est greffée une nouvelle évolution du commerce(17). La civilisation a recueilli une partie des conquêtes économiques de l'antiquité et les a transmises au monde moderne.

          La division sociale du travail progresse en fonction de la connaissance qu'on a des avantages qu'elle présente, c'est-à-dire du rendement supérieur qu'elle permet d'atteindre. Cette connaissance a été dégagée pour la première fois avec une clarté par les doctrines libre-échangistes des physiocrates et de l'économie classique au XVIIIe siècle. Mais elle est déjà contenue en germe dans toutes les considérations inspirées par l'amour de la paix, dans toutes les condamnations de la guerre. L'histoire est une lutte entre deux principes: le principe de paix favorables au développement du commerce, et le principe militariste et impérialiste qui fait dépendre la vie sociale, non pas d'une collaboration fondée sur la division du travail, mais d'une domination exercée par les forts sur les faibles. Le principe impérialiste reprend sans cesse le dessus. Le principe libéral ne peut s'affirmer en face de lui tant les masses en qui la tendance au travail pacifique est profondément ancrée n'ont pas pris pleinement conscience du rôle que cette tendance doit jouer comme principe de l'évolution sociale. Tant que le principe impérialiste l'emporte, le règne de la paix est nécessairement limité dans le temps et dans l'espace; il ne dure qu'autant que subsistent les conditions qui l'ont créé. L'état d'esprit que l'impérialisme entretient est peu propre à favoriser les progrès sociaux à l'intérieur des frontières; il leur interdit à peu près complètement de se propager au-delà des barrières politiques et militaires qui séparent les États. La division du travail implique la liberté et la paix. C'est seulement lorsque le XVIIIe siècle eut trouvé dans la conception libérale du monde une philosophie de la paix et de la coopération sociale que les fondements furent jetés des progrès économiques étonnants de notre époque que les plus récentes doctrines impérialistes et socialistes qualifient avec mépris de siècle du matérialisme sordide, de l'égoïsme et du capitalisme.

          On ne saurait méconnaître plus complètement la vérité que ne l'a fait le matérialisme historique en présentant le développement des conceptions sociales comme étant fonction du stade atteint par le progrès technique. Rien n'est plus faux que l'aphorisme célèbre de Marx: « le moulin à vent donne une société féodale, le moulin à vapeur une société capitaliste »(18). C'est déjà insuffisant dans les termes. En cherchant à expliquer l'évolution historique par les progrès de la technique, on ne fait que déplacer le problème sans le résoudre en aucune façon. Car il faut alors, plus que jamais, expliquer les forces qui déterminent l'évolution technique.

          Ferguson a montré que le perfectionnement de la technique dépend des conditions sociales et que les progrès réalisés à chaque époque sont fonction du stade atteint par la division sociale du travail(19). Les progrès techniques ne sont possible que là où la division du travail a créé les conditions nécessaires à leur réalisation. La fabrication mécanique des chaussures suppose une société dans laquelle la production de chaussures nécessaires à des centaines de milliers ou à des millions d'hommes peut être concentrée dans un petit nombre d'entreprises. Le moulin à vapeur n'aurait pas trouvé d'utilisation dans une société de paysans vivant chacun pour soi. L'idée de mettre la force motrice de la vapeur au service de la meunerie ne peut naître que grâce à la division du travail(20).

          Ramener le fait social aux progrès de la division du travail est une conception qui n'a rien de commun avec le matérialisme grossier et naïf qui s'exprime dans les constructions technologiques et autres du marxisme historique. Contrairement à ce que les épigones de la philosophie idéaliste se plaisent à affirmer, ce n'est pas là une conception étroite et insuffisante des rapports sociaux. Il est faux qu'elle réduise le concept de société à ses éléments spécifiquement matériels. Au-delà de l'économie, dans la vie sociale, il y a les fins dernières. Les voies qui y conduisent sont soumises à la loi de toute action rationnelle; dans la mesure où elles entrent en ligne de compte, il y a économie.
 

6. Les effets de la division du travail sur l'individu

          L'effet le plus remarquable de la division du travail est de faire de l'individu indépendant un être social dépendant. L'homme social est transformé par la division du travail de la même manière que la cellule qui s'intègre dans un organisme. Il s'adapte à de nouvelles conditions d'existence, laisse s'atrophier certaines de ses forces et certains de ses organes tandis qu'il en développe d'autres. Il se spécialise. C'est ce que tous les romantiques, impénitents laudatores temporis acti, ont toujours déploré. Pour eux l'homme du passé, qui développe harmonieusement ses forces, représente l'idéal, un idéal auquel, hélas!, ne répond plus notre siècle dégénéré. Aussi souhaitent-ils un recul de la division du travail. C'est ce qui explique également qu'ils prônent l'activité agricole, en pensant d'ailleurs uniquement au paysan qui se suffit presque à lui-même(21). Ici encore, ce sont les socialistes qui vont le plus loin. Dans le stade supérieur de la société communiste, disparaîtra, selon Marx, « la soumission servile des individus à la loi de la division du travail et par là même l'opposition entre le travail manuel et le travail intellectuel »(22). « Le besoin de changement » inné à l'homme sera satisfait. « L'alternance du travail manuel et du travail intellectuel » assurera « le développement harmonieux de l'homme »(23).

          Quel jugement il y a lieu de porter sur ces illusions, nous l'avons déjà indiqué plus haut(24). S'il était possible de limiter la quantité de travail de telle façon que l'homme non seulement n'éprouvât aucun sentiment pénible, mais encore fût libéré de l'ennui qu'engendre l'oisiveté, tout en assurant la satisfaction de tous les besoins humains, l'économie n'aurait plus alors à s'occuper du travail. L'homme atteindrait ses fins « en se jouant ». Mais il n'en saurait être ainsi. Même le travailleur autarcique, dans la plupart des travaux qu'il doit accomplir, est contraint d'aller au-delà des limites dans lesquelles le travail demeure un plaisir. On peut admettre que chez lui le travail éveille moins de sentiments pénibles que chez l'homme dont l'activité est limitée à un objet déterminé, étant donné que chaque fois qu'il entreprend un travail nouveau, son activité lui procure une satisfaction nouvelle. Si les hommes, malgré cela, ont adopté la division du travail et n'ont cessé de la développer, la raison en est qu'ils ont reconnu que la supériorité du rendement qu'elle procurait l'emportait sur la diminution de satisfaction qui en résultait. On ne saurait restreindre la division du travail sans en diminuer la productivité. Et cela vaut pour toutes les formes de travail. C'est une illusion de croire le contraire.

          Le remède aux inconvénients que présente pour l'esprit et le corps de l'individu le travail spécialisé ne doit pas être cherché, si l'on ne veut pas enrayer le progrès social, dans la suppression de la division du travail mais dans l'effort par lequel chaque individu tend à devenir un homme complet. Ce n'est pas dans une réforme des conditions du travail, mais dans une amélioration de la consommation que réside la solution. Les jeux et les sports, l'art et la lecture, tels sont les moyens de parvenir à ce but.

          Ce n'est pas à l'origine de l'évolution économique qu'il faut chercher l'homme harmonieusement développé dans toutes ses facultés. L'homme subvenant presque seul à tous ses besoins que nous nous représentons sous les aspects du paysan de vallées écartées n'offre pas du tout ce développement noble et harmonieux du corps, de l'intelligence et du coeur que les romantiques se plaisent à lui attribuer. La culture intellectuelle est un produit des heures de loisir, du confort tranquille que procure seule la division du travail. Rien n'est plus faux que de croire que l'individu isolé est apparu dans l'histoire comme une individualité autonome et qu'il a perdu, au cours de l'évolution historique qui a conduit à la formation de la grande communauté humaine, en même temps que son indépendance son autonomie intérieure. Toute l'expérience historique et l'étude des peuplades primitives contredisent entièrement une telle supposition. L'homme primitif n'a aucune individualité au sens que nous donnons à ce mot. Deux indigènes de la Polynésie se ressemblent davantage que deux Londoniens du XXe siècle. La personnalité n'a pas été donnée à l'homme dès l'origine. Elle est un produit de l'évolution sociale(25).
 

7. De la régression sociale

          L'évolution sociale, considérée sous l'aspect de l'évolution de la division du travail, est un phénomène de volonté; elle dépend tout entière de la volonté de l'homme. Sans vouloir aborder le problème de savoir si l'on a le droit de considérer comme un progrès tout développement de la division du travail et par là même tout resserrement des liens sociaux, nous devons nous demander si ce resserrement n'est pas une nécessité pour l'homme. Le contenu même de l'histoire n'est-il pas le développement continu des liens sociaux? Un arrêt ou un retour en arrière est-il possible?

          S'il nous est a priori impossible d'admettre que l'histoire tend vers un but assigné à l'avance par quelque « dessein » ou quelque « plan caché » de la nature, comme Kant, et aussi Hegel et Marx l'imaginaient, nous devons cependant rechercher s'il n'existe pas un principe capable de démontrer la nécessité d'un resserrement progressif des liens sociaux. Le premier principe qui s'offre à nous est le principe de la sélection naturelle. Les sociétés plus développées parviennent à un plus haut degré de richesses matérielles que celles qui le sont moins; il leur est donc plus aisé de préserver leurs membres de la misère. Mais elles sont aussi mieux armées pour repousser les attaques ennemies. Le fait que des peuples plus riches et plus civilisés ont souvent été abattus par des peuples moins riches et moins civilisés ne doit pas nous induire en erreur. Les peuples qui ont atteint un haut degré de développement social ont toujours été au moins capables de se défendre contre des peuples moins évolués supérieurs en nombre. Seuls les peuples décadents, dont la civilisation était intérieurement minée, ont été la proie de peuples en plein développement. Toutes les fois qu'une société plus développée a succombé sous l'assaut d'une société moins développée, les vainqueurs ont adopté la civilisation des vaincus, leur organisation économique et sociale, voire même leur langue et leurs croyances.

          La supériorité des sociétés plus évoluées ne réside pas seulement dans leur plus grande richesse matérielle, elle a son origine aussi dans le fait qu'elles comptent un plus grand nombre de membres et que leur organisation intérieure est plus solide. En effet, le degré de l'évolution sociale a pour mesure l'élargissement du groupe social, le fait que la division du travail embrasse un plus grand nombre d'hommes et s'impose plus fortement à chacun d'eux. La société plus évoluée se distingue par le lien plus étroit unissant ses membres et qui empêche la solution violente des conflits éclatant dans son sein, et qui lui permet d'opposer à l'ennemi menaçant son existence un front uni. Dans les sociétés moins évoluées, où le lien social est encore lâche, et dont les membres sont rapprochés davantage par les nécessités de la guerre que par une solidarité véritable, reposant sur la coopération, la désunion surgit plus aisément et plus rapidement. Car la simple association pour des fins militaires n'est pas un lien solide et durable. Elle n'est par sa nature même qu'un rapprochement éphémère, maintenu seulement par la perspective d'un avantage momentané et elle se rompt quand, l'adversaire vaincu, s'ouvre la lutte pour le partage du butin. Dans la lutte qui les opposait à des sociétés moins évoluées, les sociétés supérieures ont toujours trouvé une aide puissante dans la discorde qui régnait chez les adversaires. Ce n'est qu'exceptionnellement que des peuples d'une organisation inférieure ont trouvé l'énergie nécessaire à de vastes entreprises militaires. Leurs armées se sont toujours désagrégées sous l'effet des divisions intérieures. Qu'on se rappelle seulement les expéditions mongoles du XIIIe siècle contre les civilisations de l'Europe Centrale ou les tentatives des Turcs pour pénétrer vers l'Occident. La supériorité des sociétés de type industriel sur les sociétés de type militaire, pour reprendre l'expression de Herbert Spencer, s'explique pour une large part par le fait que les associations purement militaires sont constamment détruites par les divisions intérieures(26).

          Une autre circonstance contribue au développement de la société. Comme nous l'avons déjà montré, l'extension du groupe social correspond à l'intérêt de tous ses membres. Pour un organisme social parvenu à un haut degré d'évolution, il n'est pas indifférent que des peuples voisins continuent à mener à ses côtés une existence autarcique, à un stade inférieur d'évolution. Il a intérêt à les attirer dans le cercle de la communauté économique et sociale qu'il constitue, même s'il n'y a pour lui aucun danger politique ou militaire à ce que ces peuples demeurent dans leur état arriéré et même s'il ne peut tirer aucun avantage immédiat de l'intégration de leurs domaines, du fait que les conditions naturelles de production n'y sont pas favorables. Nous avons vu qu'il est toujours avantageux d'augmenter le nombre des membres d'une communauté où règne la division du travail, si bien que le peuple le mieux doué a intérêt à collaborer avec le peuple le moins doué. C'est la raison pour laquelle les nations parvenues à un haut degré de civilisation s'efforcent d'étendre leur champ d'activité à des régions jusque-là inaccessibles. L'ouverture des territoires arriérés du Proche Orient de l'Extrême-Orient, de l'Afrique et de l'Amérique a préparé les voies à une communauté économique universelle, si bien qu'à la veille de la guerre, le rêve d'une société oecuménique était sur le point de se réaliser. La guerre mondiale a-t-elle simplement suspendu pour un temps cette évolution ou l'a-t-elle rendue définitivement impossible? Un arrêt dans cette évolution est-il même concevable? La société peut-elle jamais revenir en arrière?

          On ne peut traiter ce problème sans en aborder également un autre, celui de la mort des peuples. On a toujours parlé de vieillissement et de mort des peuples, de peuples jeunes et de peuples vieux. Cette comparaison – comme toutes les comparaisons – est boiteuse et il est préférable de renoncer aux métaphores en poursuivant cette recherche. Quel est donc le noeud du problème ainsi posé?

          Il apparaît tout d'abord que nous ne devons pas le confondre avec un autre problème également difficile, celui des transformations nationales. Il y a mille ou quinze cents ans, les Allemands parlaient une autre langue qu'aujourd'hui. Mais ceci ne nous autorise pas à affirmer que la culture moyen-haut-allemande est « morte ». La culture allemande nous apparaît bien plutôt comme une chaîne ininterrompue qui, abstraction faite des monuments littéraires qui n'ont pas été conservés, s'étend de l'Heliand et des Évangiles d'Otfried jusqu'à nos jours. Nous disons certes des Ponéramiens et des Prussiens qui, au cours de siècles, ont été assimilés par les colons allemands, que leur race s'est éteinte, mais nous n'oserions pas affirmer qu'en tant que peuples on ait pu à une époque quelconque les considérer comme « vieux ». Si l'on voulait appliquer ici la comparaison il faudrait parler de peuples morts jeunes. Les transformations nationales n'interviennent pas dans le problème qui nous occupe, non plus que la décadence des États, qui apparaît tantôt comme la conséquence de l'âge et tantôt comme un phénomène indépendant. La ruine de l'ancien État polonais n'a rien à voir avec la décadence de la culture ou de la nation polonaise. L'évolution sociale de la Pologne n'en a été aucunement arrêtée.

          Les phénomènes communs à tous les cas qu'on invoque quand on parle de vieillissement d'une civilisation sont la régression de la population, la diminution de la richesse et la décadence des villes. La signification de tous ces phénomènes nous apparaît immédiatement dans sa nécessité historique si nous voyons dans le vieillissement des peuples un retour en arrière dans la division du travail, une régression sociale. La décadence du monde antique, par exemple, présente bien ce caractère. La dissolution de l'empire romain n'est que la conséquence du recul de la société antique qui était parvenue à un degré déjà appréciable de division du travail et qui retomba dans des conditions voisines de l'économie primitive. Ainsi s'explique le dépeuplement non seulement des villes mais des campagnes, l'accroissement de la misère: une économie où la division du travail est moins poussée est en effet moins productive. Ainsi s'explique également la régression de la technique, des arts, des sciences. Le mot qui caractérise le mieux ce phénomène est le mot décomposition. La civilisation antique meurt parce que la société antique revient en arrière, se désagrège(27).

          Ce qu'on entend par mort des peuples n'est pas autre chose qu'un retour en arrière de la société, une régression de la division du travail. Qu'elle qu'en puisse être la cause occasionnelle, dans chaque cas particulier, la raison profonde en est toujours la disparition chez les membres du groupe de la volonté de vivre en société. Un tel phénomène a pu jadis nous apparaître inexplicable. Mais aujourd'hui, où il se déroule sous nos yeux, nous en comprenons mieux l'essence, encore que les raisons profondes de tels changement nous demeurent cachés.

          C'est l'esprit social, c'est l'esprit de coopération social qui préside à la constitution des sociétés, à leur maintien et à leur développement. Vient-il à disparaître, la société se dissout. La mort pour un peuple, c'est la régression sociale, le retour, de la division du travail, à l'autarcie. L'organisme social se résout en ses cellules constitutives. Les hommes restent, la société meurt(28).

          Rien ne démontre que l'évolution sociale doive se poursuivre suivant une ligne droite ascendante. Il y a eu des périodes d'arrêt et des périodes de décadence dans l'évolution sociale: ce sont là des phénomènes historiques que nous n'avons pas le droit d'ignorer. L'histoire universelle est un cimetière de civilisations mortes. Les Indes et l'Extrême-Orient nous présentent le spectacle formidable de civilisations immobiles.

          Ceux des littérateurs et des artistes qui ont tendance à exagérer la valeur de leurs rêveries, différents en cela des véritables artistes, estiment qu'il importe peu que l'évolution sociale continue son chemin pourvu que se poursuive le progrès de la culture intérieure. Mais tout développement de la culture intérieure nécessite des conditions extérieures qui ne peuvent être réalisées que par l'économie. Le recul de la productivité du travail, par le recul de la coopération sociale, entraîne aussi la décadence de la culture.

          Toutes les civilisations antiques sont nées et se sont développées sans avoir pris conscience des lois internes qui président au progrès de la culture, sans avoir reconnu la nature et le sens de la division du travail, de la coopération sociale. Elles ont dû lutter chemin faisant contre des tendances hostiles et elles les ont vaincues, mais tôt ou tard le destin les a frappées. L'esprit de décomposition a eu raison d'elles. Pour la première fois, avec la philosophie sociale du libéralisme, l'humanité a pris conscience des lois de l'évolution sociale et distingué clairement les bases du progrès de la civilisation. À cette époque, l'humanité a pu considérer l'avenir avec une immense espérance. Des perspectives inouïes s'ouvraient devant elle. Mais ces espoirs furent déçus. Le libéralisme se heurta au nationalisme militariste et surtout à la doctrine socialo-communiste qui tendent à la dissolution sociale. La doctrine nationaliste se prétend organique; la doctrine socialiste se prétend sociale. L'une et l'autre en réalité désorganisent et ruinent la société.

          De toutes les accusations que l'on a portées contre le système du libre-échange et de la propriété individuelle, aucune n'est plus insensée que celle qui lui reproche d'être antisocial et individualiste et de réduire en atomes le corps social. Le commerce n'exerce pas une action dissolvante comme l'affirment les romantiques pleins d'admiration pour des systèmes autarciques limités à de petits territoires; il contribue au contraire à rapprocher. C'est seulement grâce à la division du travail que se noue le lien social: elle est le principe même de la société. Quiconque se prononce pour l'autarcie économique des différents pays, tend à détruire la société oecuménique. Quiconque s'efforce par la lutte des classes de détruire la division du travail à l'intérieur d'une nation, est antisocial.

          La ruine de la société oecuménique, qui se formait lentement depuis deux siècles sous l'influence de l'idée libérale, serait pour le monde une catastrophe comme l'histoire ne nous en offre aucun exemple même approchant. Aucun peuple ne serait épargné. Et qui reconstruirait le monde détruit?
 

8. De la propriété privée dans l'évolution économique

          La division des individus en possédants et non-possédants est le résultat de la division sociale du travail.

          La découverte de la fonction sociale de la propriété privée est le deuxième grand apport fait à la sociologie par l'économie politique classique et par la sociologie individualiste du XVIIIe siècle. Auparavant, la propriété était plus ou moins considérée comme le privilège d'une minorité, l'accaparement d'une partie du bien commun, une institution en somme qui constituait au point de vue moral un mal, encore que peut-être un mal inévitable. Le libéralisme a le premier dégagé la fonction sociale de la propriété privée des moyens de production. Grâce à elle, les biens sont mis à la disposition de ceux qui sont le plus capables d'en tirer parti. Elle les met dans les mains des meilleurs exploitants. Aussi rien n'est-il plus contraire à l'essence de la propriété que les privilèges accordés aux possédants et la protection établie en faveur des producteurs. Toute contrainte imposée à la propriété, tout monopole ou autre privilège en faveur des producteurs constituent des entraves à la fonction sociale de la propriété. Le libéralisme les combat avec la même énergie qu'il s'élève contre toute restriction à la liberté du travailleur.

          Le possédant n'enlève rien à personne. Nul ne peut dire qu'il soit privé parce qu'un autre possède. On flatte les passions envieuses des masses lorsqu'on calcule combien le pauvre pourrait recevoir en plus, si les biens étaient répartis également. Mais, ce faisant, on oublie seulement que l'importance de la production et du revenu de la société n'est pas une constante mais qu'elle dépend au premier chef de la répartition de la propriété. Si cette répartition était différente, alors des exploitants moins capables, dont l'action serait moins efficace, commanderaient à une partie de la production; il en résulterait une diminution de la quantité des biens produits(29). Les conceptions du communisme « partageux » sont des survivances d'une époque où la société n'existait pas encore ou n'avait pas atteint son degré actuel de développement et dans laquelle par conséquent le rendement de la production était beaucoup plus faible. L'homme privé de terre, qui doit vivre sans échanges dans une organisation économique fondée sur l'agriculture, est logique lorsqu'il réclame le partage des terres. Le prolétaire moderne méconnaît la nature de la production sociale quand il nourrit des idées analogues.

          L'idéal socialiste qui préconise le transfert intégral des moyens de production à la société, à l'État, est combattu par le libéralisme au nom de la diminution du rendement qui en résulterait. Le socialisme de l'école de Hegel s'efforce, pour répondre à cette objection, de prouver que l'évolution historique conduit d'une façon nécessaire à la suppression de la propriété privée des moyens de production.

          Pour Lassalle, « toute l'évolution historique du droit consiste d'une façon générale en ceci, que le domaine de la propriété privée se restreint de plus en plus et que toujours de nouvelles portions de l'économie lui sont soustraites ». La tendance vers une liberté toujours plus grande de la propriété, tendance que l'on cherche à dégager de l'évolution historique, n'est qu'une apparence. « Si paradoxale que puisse paraître l'idée d'une restriction continue du domaine de la propriété privée comme constituant une loi réelle de l'évolution historique du droit », elle n'en apparaît pas moins comme une vérité lorsqu'on considère les choses de plus près. À la vérité, Lassalle n'a pas procédé à cet examen détaillé; il s'est borné, suivant sa propre expression, « à jeter sur le papier quelques observations superficielles »(30). Et personne ne s'est trouvé après lui pour entreprendre cette démonstration. Mais même si quelqu'un l'avait fait, il n'aurait pas prouvé pour autant la nécessité de cette évolution. Les théories juridiques inspirées par les constructions spéculatives hégéliennes permettent tout au plus de dégager certaines tendances de l'évolution historique dans le passé; il est purement arbitraire d'admettre que la tendance ainsi découverte se maintiendra dans l'avenir. Il n'en serait ainsi que si l'on pouvait également prouver que la force qui a déterminé cette évolution continuera d'agir. L'hégélien Lassalle a ignoré cette difficulté. Pour lui, le problème est résolu par la constitution qu'il croit faire « que cette restriction progressive du domaine de la propriété privée n'a pas d'autre fondement que le développement positif de la liberté humaine »(31). Ainsi, il a intégré sa loi de l'évolution dans le grand schéma de l'évolution historique de Hegel et réalisé tout ce que l'école peut demander.

          Marx a reconnu les erreurs de la doctrine évolutionniste de Hegel. Certes il admet lui aussi comme une vérité incontestable que l'évolution historique conduit de la propriété privée à la propriété collective. Mais, contrairement à Hegel et Lassalle, il ne parle pas du concept juridique de la propriété. La propriété privée, « dans son mouvement économique », marche vers sa destruction, « mais seulement en vertu d'une évolution autonome, inconsciente, où la volonté n'a aucune part, qui a son origine dans la nature même des choses, par le fait seul qu'elle engendre le prolétariat en tant que prolétariat, c'est-à-dire la misère consciente de sa misère physique et morale, la déshumanisation consciente de sa déshumanisation. »(32) C'est ainsi que fit son apparition la doctrine de la lutte des classes comme élément moteur de l'évolution historique.

 

1. Cf. Cohen, Logik der reinen Erkenntnis, 2e édition, Berlin, 1914, p. 359.
2. C'est ce que fait Lilienfeld (La pathologie sociale, Paris, 1896, p. 95). Quand un gouvernement emprunte de l'argent à la maison Rothschild, la sociologie organique se représente l'opération de la façon suivante: « La maison Rothschild agit, dans cette occasion, parfaitement en analogie avec l'action d'un groupe de cellules qui, dans le corps humain, coopèrent à la production du sang nécessaire à l'alimentation du cerveau dans l'espoir d'en être indemnisées par une réaction des cellules de la substance grise dont ils ont besoin pour s'activer de nouveau et accumuler de nouvelles énergies. » (Ibid., p. 104) Telle est la méthode qui affirme d'elle-même qu'elle est bâtie sur « un sol ferme » et explore « le devenir des phénomènes pas à pas en allant du simple au complexe ». (Cf. Lilienfeld, Zur Verteidigung der organischen Methode in der Soziologie, Berlin, 1898, p. 75).
3. C'est un fait remarquable que les théoriciens romantiques aient insisté jusqu'à l'excès sur le caractère organique de la société tandis que la sociologie libérale s'en est abstenue. Cela n'a rien d'étonnant. Une théorie sociale véritablement organique n'avait nullement besoin d'insister sur ce caractère.
4. Cf. Izoulet, La Cité moderne, Paris, 1894, pages 35 sqq.
5. Et ce fait naturel lui-même que nous devons admettre comme une donnée en sociologie est le résultat d'un processus de différenciation et d'intégration naturel dont l'explication devra être trouvée dans le même principe qui préside à l'évolution sociale.
6. Durkheim (De la division du travail, Paris, 1893, pp. 284 sqq.) s'efforce, en se référant à Auguste Comte et en s'opposant à Spencer de démontrer que la division du travail ne s'explique pas, contrairement à l'opinion des économistes, par le fait qu'elle rend le travail plus productif. Elle est selon lui le résultat de la lutte pour la vie. A mesure que croît la masse sociale, la lutte pour la vie se fait plus âpre. Les individus se trouvent ainsi contraints de se spécialiser dans leur travail, sous peine de succomber. Mais Durkheim oublie que la division du travail ne donne aux individus ce moyen de salut que parce qu'elle rend le travail plus productif. Il en vient à rejeter la théorie qui fonde la division du travail sur l'augmentation du rendement en s'appuyant sur une conception erronée du principe fondamental de l'utilitarisme et de la loi de satisfaction des besoins (Op. cit., pp. 218 sqq., 257 sqq.). Sa théorie selon laquelle la civilisation progresse par suite des changements de volume et de densité de la société est insoutenable. C'est parce que le travail devient plus productif et peut nourrir un plus grand nombre d'hommes que la population croît et non vice versa.
7. En ce qui concerne le rôle de la diversité géographique des conditions de production dans l'origine de la division du travail, cf. von den Steinen, Unter den Naturvölkern Zentralbrasiliens, 2e édition, Berlin, 1897, pp. 196 sqq.
8. Cf. Ricardo, Principles of political Economy and Taxations, pp. 76 sqq.; Mill, Principles of political Economy, pp. 348 sqq.; Bastable, The Theory of International Trade, 3e édition, Londres, 1900, pages 16 sqq.
9. « Le commerce fait du genre humain qui n'avait à l'origine que la communauté de la race, une unité sociale réelle. » (Cf. Steinthal, Allgemeine Ethik, Berlin, 1885, p. 208) Mais le commerce n'est as autre chose qu'un des procédés techniques de la division du travail. Sur la division du travail dans la sociologie de saint Thomas d'Aquin, cf. Schreiber: Die volkswirtschaftlichen Anschauungen der Scholastik seit Thomas von Aquin, Iéna, 1913, pp. 19 sqq.
10. La thèse de Guyau qui fait découler le social de la dualité des sexes est donc également insoutenable (cf. Guyau, Sittlichkeit ohne Pflicht, trad. Schwarz, Leipzig, p. 113).
11. Fouillée oppose à la théorie utilitariste qui voit dans la société le « moyen universel » (Belot) l'argumentation suivante: « Tout moyen n'a qu'une valeur provisoire; le jour où un instrument dont je me servais me devient inutile ou nuisible, le mets de côté. Si la société n'est qu'un moyen, le jour où, exceptionnellement, elle se trouvera contraire à mes fins, je me délivrerai des lois sociales et moyens sociaux... Aucune considération sociale ne pourra empêcher la révolte de l'individu tant qu'on ne lui aura pas montré que la société est établie pour des fins qui sont d'abord et avant tout ses vraies fins à lui-même et qui, de plus, ne sont pas simplement des fins de plaisir ou d'intérêt, l'intérêt n'étant que le plaisir différé et attendu pour l'avenir... L'idée d'intérêt est précisément ce qui divise les hommes, malgré les rapprochements qu'elle peut produire lorsqu'il y a convergence d'intérêts sur certains points. » (Cf. Fouillée, Humanitaires et libertaires au point de vue sociologique et moral, Paris, 1914, pp. 146 sqq.; et Guyau, Die englische Ethik der Gegenwart, trad. Peusner, Leipzig, 1914, pp. 372 sqq.). Fouillée ne voit pas que la valeur provisoire attribuée à la société comme moyen subsiste aussi longtemps que les conditions naturelles de la vie humaine demeurent inchangées et que subsiste la conscience des avantages présentés par la coopération. L'existence « éternelle », et non pas simplement provisoire de la société résulte de l'éternité des conditions qui l'ont créée. Vouloir qu'une théorie de la société ait pour effet de détourner l'individu de se révolter contre elle, c'est une exigence qu'on peut comprendre de la part du gouvernement, mais ce n'est pas une exigence scientifique. Aucune théorie de la société d'ailleurs n'est plus propre que la théorie utilitariste à amener l'individu asocial à s'incorporer volontairement à la collectivité. Lorsqu'un individu se dresse en ennemi contre la société, celle-ci n'a d'autre moyen de défense que de le mettre hors d'état de nuire.
12. Cf. Kant, Idee zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (OEuvres complètes, tome I, pp. 227 sqq.).
13. Cf. Bücher, Die Entstehung der Volkswirtschaft. Erste Sammlung, 10e édit., Tübingen, 1917, p. 91.
14. Cf. Schmoller, Grundriss der allgemeinen Volkswirtschaftslehere, 13e et 14e mille, Munich, 1920, tome II, pp. 760 sqq.
15. Cf. Philippovich, Grundriss der politischen Ökonomie, tome I, 11e éd., Tübingen, 1916, pp. 11 sqq.
16. Cf. aussi sur « les théories des âges »: Mises, Soziologie und Geschichte (Archiv für Sozialwissenschaft, T. 61) pp. 468 sqq. et Grundproblem der Nationalökonomie, Iéna, 1933, pp. 106. sqq.
17. Cf. Dopsch, Wirtschaftliche und soziale Grundlagen der europäischen Kulturentwicklung, Vienne, 1918, tome I, pp. 91 sqq.
18. Cf. Marx, Das Elend der Philosophie, p. 91. Dans l'expression que Marx a donnée par la suite à sa conception de l'histoire, on ne retrouve plus la brutalité de ses premières formules. Derrière des expressions imprécises comme « forces ouvrières », ou « conditions de la production » se dissimulent les doutes critiques que Marx a éprouvés entre temps. Mais il ne suffit pas d'envelopper dans des termes obscurs et équivoques une théorie insoutenable pour la rendre juste.
19. Cf. Ferguson, Abhandlung über die Geschichte der bürgerlichen Gesellschaft, traduit par Dorn, Iéna, 1904, pp. 237 sqq.; Barth, Die Philosophie der Geschichte als Soziologie, 2e édition, Leipzig, 1915, tome I, pp. 578 sqq.
20. Il ne subsiste de la théorie du matérialisme historique dont les ambitions étaient sans limites que la constatation suivante: tout acte, humain ou social, subit l'influence décisive du fait que les biens n'existent qu'en quantité limitée et de la peine au travail. Mais les marxistes sont les derniers à pouvoir reconnaître cette dépendance, parce que dans toutes leurs descriptions de la société socialiste future, ils ne tiennent aucun compte de ces deux conditions.
21. Adam Müller, à propos de « la tendance regrettable à la division du travail dans toutes les branches de l'industrie privée et aussi dans les affaires du gouvernement » estime que l'homme « a besoin d'un champ d'action universel, en quelques sorte sphérique ». Lorsque « la division du travail dans les grandes villes, dans les régions industrielles et minières dépèce l'homme, l'homme complet et libre, en roues, cylindres, laminoirs, rayons, arbres de transmission, etc. en imposant à son activité une spécialisation totale à l'intérieur d'une branche d'activité déjà spécialisée en vue de la satisfaction d'un besoin unique, comment peut-on demander que le fragment auquel il est ainsi réduit s'harmonise avec la vie telle qu'elle se présente dans sa plénitude, avec sa loi – ou avec le droit; comment les losanges, les triangles et les figures de toutes sortes, découpées de la sphère pourraient-ils, chacun pris isolément, s'accorder avec la grande sphère de la vie politique et avec sa loi? » (Cf. Adam Müller, Ausgewählte Abhandlungen, édit. Baxa, Iéna, 1921, pp. 46 sqq.)
22. Cf. Marx, Zur Kritik des sozialdemokratischen Programms, ibid., p. 17. – D'innombrables passages de ses écrits montrent quelles idées erronées avait Marx sur la nature du travail dans l'industrie moderne. Il croyait par exemple que « la division du travail dans la fabrique mécanique » était caractérisée par ce fait « qu'elle avait perdu tout caractère de spécialisation... La fabrique automatique supprime le spécialiste et l'homme de métier ». Et il reproche à Proudhon de « n'avoir même pas compris cet aspect révolutionnaire de la fabrique automatique ». (Cf. Marx, Das Elend der Philosophie, Ibid., p. 129.)
23. Cf. Bebel, Die Frau und der Sozialismus, Ibid., pp. 283 sqq.
24. Cf. ci-dessus, pp. 189 sqq.
25. Cf. Durkheim, op. cit., pp. 452 sqq.
26. La conception romantique d'après laquelle les peuples moins avancés dans la voie du capitalisme posséderaient une supériorité militaire – conception dont l'expérience de la guerre mondiale a montré toute la fausseté – s'explique par la croyance que dans la guerre la force physique de l'homme de l'époque homérique. Mais cela n'est même pas entièrement vrai des combats de l'époque homérique. L'issue de la lutte ne dépend pas de la force physique mais des forces spirituelles qui commandent la tactique et l'armement. L'ABC de l'art militaire consiste à s'assurer la supériorité des forces à l'endroit décisif, même si dans l'ensemble l'adversaire dispose de troupes plus nombreuses; l'ABC de la préparation de la guerre consiste à lever des armées aussi fortes que possible et à les doter du matériel le plus puissant. Si nous insistons sur ces faits, c'est que récemment on a cherché à les obscurcir en distinguant des causes militaires et économico-politiques à la victoire ou à la défaite. C'est un fait, et il en sera toujours ainsi: dans la majorité des cas, l'issue de le lutte est déjà déterminée par la situation des États en présence avant même que les troupes se rencontrent sur les champs de bataille.
27. Sur la décadence de la civilisation de la Grèce ancienne, cf. Pareto, Les systèmes socialistes, Paris, 1902, t. I, pp. 155 sqq.
28. Cf. Izoulet, o.c., pp 488 sqq.
29. « The laws, in creating property, have created wealth, but with respect to poverty, it is not the work of laws – it is primitive condition of the human race. The man who lives only from day to day, is precisely the man in a state of nature... The laws, in creating proprety, have been benefactors to those who remain in their original poverty. They participate more or lesse in the pleasures, advantages, resources of civilized society ». Bentham, Principles of the Civil Code (Works edited by Bowring, Édimbourg, 1843, t. I, p. 309).
30. Cf. Lassalle, Das System der eworbenen Rechte, 2e éd., Leipzig, 1880, t. I, pp. 217 sqq.
31. Cf. Lassalle, Ibid., t. I, p. 222.
32. Cf. Marx, Die Heilige Familie (« Aus dem literarischen Nachlass von Karl Marx, Friedrich Engels und Ferdinand Lassalle », éd. Mehring, Stuttgart, 1902, t. II, p. 132).

 

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