Le destin de l'individu est déterminé par son être. Tout ce qui est
procède d'une façon nécessaire de l'évolution antérieure et tout ce qui
sera découle avec la même nécessité de ce qui est. Le présent est le
résultat du passé(2).
Celui qui comprendrait l'histoire tout entière pourrait prévoir aussi
tout l'avenir. On a longtemps cru qu'il fallait excepter du déterminisme
la volonté et l'activité humaine parce qu'on n'avait pas compris le sens
particulier de l'imputation, cette manière de penser qui est le propre
de toute action rationnelle et qu'on croyait qu'il y avait
incompatibilité entre l'explication causale et la causalité libre. Cette
difficulté est aujourd'hui surmontée. L'économie politique, la
philosophie du droit et la morale ont suffisamment éclairci le problème
de l'imputation pour dissiper les vieux malentendus.
Si, pour faciliter notre recherche, nous divisons
l'unité que nous dénommons individu en complexes indéterminés, nous ne
devons pas oublier que ce procédé n'est justifié que par la valeur
heuristique de l'analyse. Diviser d'après des caractères extérieurs ce
qui est homogène dans son essence est une méthode qui ne résiste pas à
une critique rigoureuse de la connaissance. Ce n'est que sous ces
réserves que l'on peut entreprendre de dégager en les groupant les
facteurs déterminants de la vie individuelle.
Ce que l'homme apporte en venant au monde, ses dispositions innées,
constituent la race(3).
Ces dispositions innées de l'homme sont le dépôt en lui de l'histoire de
tous ses ancêtres, des conditions dans lesquelles ils ont vécu.
L'existence et le destin de chaque individu ne commencent pas avec la
naissance; ils se perdent dans un passé lointain et indéterminé. Le
descendant est l'héritier de ses ancêtres. C'est un fait incontestable,
étranger un débat dont l'hérédité des ancêtres acquis fait l'objet.
Avec la naissance commence l'expérience directe.
L'influence du monde extérieur, du milieu se fait sentir; à chaque
moment de la vie, l'être de l'individu est déterminé par l'action
conjointe de cette influence et des dispositions innées. Le milieu est
dit naturel en tant qu'il est constitué par le sol, le climat, la
nourriture, la faune, la flore, bref toute la nature environnante. Il
est dit social en tant qu'il est constitué par la société. Les forces
sociales qui agissent sur l'individu sont la langue, la position occupée
dans le processus du travail et des échanges, l'idéologie et les
contraintes extérieures: contraintes sans règle et contraintes
ordonnés. L'organisation qui exerce la contrainte réglée a un nom: État.
Depuis Darwin, nous avons l'habitude de nous
représenter la dépendance de l'homme par rapport à son milieu naturel
sous la forme métaphorique d'une lutte contre des puissances hostiles.
Cette image n'a soulevé aucune objection tant qu'on ne s'est pas avisé
de la transporter dans un domaine où elle n'est pas à sa place et où
elle a conduit à de graves erreurs. Les formules du darwinisme avaient
été empruntées par la biologie à des idées développées par la
sociologie; quand on voulut, par un processus inverse, les ramener dans
le domaine de la science sociale, on oublia leur signification première.
Ainsi naquit ce monstre, le darwinisme sociologique qui, aboutissant à
une glorification romantique de la guerre et du meurtre, a contribué
pour une large part à étouffer les idées libérales dans l'esprit des
contemporains et à créer ainsi l'atmosphère spirituelle dans laquelle
ont pu naître la guerre universelle et les luttes sociales des temps
présents.
Darwin avait subi l'influence du livre de Malthus,
Essay on the Principle of Population. Mais Malthus était très
éloigné de considérer la lutte comme une institution sociale nécessaire.
Darwin lui-même, lorsqu'il parle de lutte pour l'existence, ne pense pas
toujours aux combats sans merci dont la pâture ou la femelle est
l'enjeu. Il emploie aussi l'expression au figuré pour désigner la
dépendance où les êtres vivants sont les uns par rapport aux autres et
par rapport au monde extérieur(4).
On commet une erreur quand on prend l'expression « lutte pour
l'existence » à la lettre et non dans son sens métaphorique. L'erreur
est plus considérable encore quand on assimile la lutte pour l'existence
à la lutte destructrice entre les hommes et qu'on entreprend de
construire une théorie de la société fondée sur la fatalité de la lutte.
La théorie de la population de Malthus – et c'est ce
que ses adversaires, étrangers à la sociologie, oublient toujours –
n'est qu'une partie de la doctrine sociale du libéralisme. Pour la
comprendre, il faut la replacer dans son cadre. La base de la doctrine
libérale est la théorie de la division du travail. Ce n'est pas par
rapport à elle que l'on peut appliquer aux phénomènes sociaux la loi de
Malthus. La société est la réunion des hommes en vue d'une exploitation
meilleure des conditions naturelles de vie. Du fait même de son
existence, elle exclut la lutte entre les hommes pour la remplacer par
l'aide mutuelle qui constitue l'essence même d'un organisme. Toute lutte
intérieure est suppression partielle de la coopération sociale. C'est en
tant que tout, en tant qu'organisme, que la société affronte la lutte
contre les forces ennemies. Mais dans la mesure où le lien social est
une réalité, il ne peut y avoir que collaboration. La guerre elle-même
ne dénoue pas, à l'intérieur de la société moderne, tous les liens
sociaux; entre les États qui constituent la communauté du droit
international, un grand nombre de ces liens subsistent, quoique
relâchés; et dans cette mesure une fraction de la paix subsiste encore
dans la guerre.
Le principe régulateur qui assure à l'intérieur de la
société l'équilibre entre la quantité limitée des biens existants et la
croissance plus rapide du nombre des consommateurs est la propriété
privée des moyens de production. En faisant dépendre la part des biens
sociaux réservée à chaque associée du produit de son travail et de ses
biens propres, la propriété privée assure par la limitation des
naissances pour des raisons sociales cette élimination des individus en
surnombre, qui dans le règne animal et végétal est le résultat de la
lutte pour la vie. Cette dernière fait place à une restriction
volontaire par la limitation du nombre des descendants imposée par la
position sociale.
Dans la société, il n'y pas de lutte pour la vie. On se trompe
lourdement si l'on croit que le développement logique de la théorie
libérale peut aboutir à une autre conclusion. Certaines formules de
Malthus, qui pourraient permettre une autre interprétation, s'expliquent
par la rédaction insuffisante de son premier ouvrage, écrit à un moment
où Malthus ne s'était pas encore assimilé complètement l'esprit de
l'économie politique classique. La meilleure preuve qu'il en est bien
ainsi, c'est que personne avant Darwin et Spencer ne s'est avisé de
considérer la lutte pour la vie, au sens moderne de cette expression,
comme un principe exerçant son action à l'intérieur de la société
humaine. C'est le darwinisme qui a permis l'éclosion des théories qui
font de la lutte entre les individus, les races, les peuples et les
classes le facteur fondamental de la vie sociale. Au darwinisme, sorti
cependant des idées de la sociologie libérale, on emprunta des armes
pour combattre le libéralisme exécré. Le marxisme(5),
la théorie de la lutte des races(6),
le nationalisme crurent trouver dans l'hypothèse darwinienne longtemps
considérée comme une vérité scientifique irréfutable, une base
inébranlable pour leurs doctrines. L'impérialisme moderne s'appuie d'une
façon toute particulière sur les « slogans » tirés du darwinisme par la
science populaire.
Les théories darwiniennes, ou plus exactement
pseudo-darwiniennes de la société méconnaissent les difficultés qui
s'opposent à l'application de la formule de la lutte pour la vie aux
rapports sociaux. La lutte pour l'existence sévit dans la nature entre
les individus. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'on trouve dans la
nature des phénomènes que l'on puisse considérer comme des luttes entre
des groupes animaux. C'est le cas par exemple des combats entre « États
de fourmis » – dont on donnera peut-être même un jour une explication
toute différente de celle actuellement admise(7).
Un théorie sociale fondée sur le darwinisme devrait aboutir à démontrer
que la lutte de tous les individus entre eux est la forme naturelle et
nécessaire des rapports entre les hommes, et par là à nier la
possibilité même de relations sociales; ou bien elle devrait pouvoir
montrer pourquoi d'un côté la paix peut régner à l'intérieur de certains
groupes sociaux et pourquoi d'un autre côté le principe d'union
pacifique qui conduit à la formation de ces groupes n'exerce pas son
influence en dehors d'eux, de sorte que la lutte entre les groupes
demeure une nécessité. C'est là l'écueil auquel se heurtent toutes les
théories sociales à l'exception de la théorie libérale. À supposer qu'on
découvre un principe qui conduise à s'unir tous les Allemands, tous les
dolichocéphales ou tous les prolétaires, il serait impossible de
démontrer que l'action de ce principe ne s'exerce qu'à l'intérieur des
groupes collectifs. Les théories antilibérales de la société éludent ce
problème en se bornant à poser la solidarité des intérêts à l'intérieur
des groupes comme allant de soi et à démontrer que l'opposition des
intérêts et la lutte entre les groupes constitue nécessairement l'unique
moteur de l'évolution historique. Mais si la guerre est à l'origine de
toutes choses, si c'est elle qui est la cause du progrès historique,
alors on ne comprend plus pourquoi l'efficacité bienfaisante de ce
principe doit être restreinte par la paix à l'intérieur des États, des
peuples, des races et des classes. Si la nature exige la guerre,
pourquoi n'exige-t-elle pas la guerre de tous contre tous, mais
simplement de tous les groupes contre tous les groupes? Seule la théorie
libérale de la division du travail explique que la paix puisse régner
entre les individus et qu'ils puissent se réunir en société, et cette
théorie une fois admise, il n'est plus possible de considérer comme une
fatalité l'hostilité entre les groupes sociaux. Si les Brandebourgeois
et les Hanovriens peuvent vivre pacifiquement en société les uns près
des autres, pourquoi les Français et les Allemands ne le pourraient-ils
pas?
Le darwinisme sociologique est absolument incapable
d'expliquer le phénomène social. Ce n'est pas une théorie de la société,
c'est une « théorie de l'insociabilité ».(8)
C'est un fait qui n'est pas à notre honneur et qui montre le déclin de
la sociologie au cours des dernières décades, que l'on ait recours, pour
combattre la sociologie darwinienne, à des phénomènes d'aide mutuelle,
de symbiose, découverts récemment par la biologie. Un adversaire
arrogant de la doctrine libérale, qui la combattait sans la connaître,
Kropotkine, découvrit chez les animaux des embryons de relations
sociales et opposa au principe néfaste de la lutte au couteau le
principe bienfaisant de l'assistance réciproque(9).
Un biologiste entièrement acquis au socialisme marxiste, Kammerer,
montra que dans la nature règne, à côté du principe de la lutte, celui
de l'entraide(10).
La découverte de ce principe ramène la biologie au point d'où,
s'appuyant sur la sociologie, elle était partie; elle réintègre dans la
sociologie le principe de la division du travail qu'elle lui avait
emprunté. Elle ne lui apprend rien de nouveau, rien qui ne fût déjà en
puissance dans la théorie de la division du travail élaborée par
l'économie libérale tant décriée.
Les théories sociales fondées sur le droit naturel
posent comme postulat l'égalité de tous les êtres humains. Cette égalité
donne à chacun un droit naturel d'être traité par la société comme un
associé ayant les mêmes droits que les autres; tout homme ayant le même
droit naturel à l'existence, il serait contraire à la justice d'attenter
à sa vie. Ainsi se trouvent posés les postulats de l'universalité de la
société, de l'égalité entre ses membres et de la paix. La théorie
libérale déduit au contraire ces principes de l'utilité; pour elle, les
concepts homme et homme social se recouvrent. Quiconque est capable de
reconnaître les avantages de la paix et de la collaboration sociale est
admis comme membre de la société. L'intérêt propre de chacun des
associés lui conseille de le traiter comme citoyen jouissant de droits
égaux. Seul l'individu qui, sans égard aux avantages qu'offre la
coopération pacifique, préfère la lutte destructive à la collaboration
et refuse de s'intégrer dans l'ordre social doit être combattu comme un
animal dangereux. C'est là l'attitude qu'on est contraint d'adopter à
l'égard du criminel antisocial et des peuplades sauvages. Pour le
libéralisme, la guerre n'est admissible que comme moyen de défense. Hors
de là, il considère la lutte comme le principe antisocial qui anéantit la
coopération sociale.
Les théories antilibérales de la société, pour jeter
la suspicion sur le principe de paix du libéralisme, ont cherché à créer
la confusion entre deux ordres de faits foncièrement différents, la
lutte et la concurrence. La lutte, au sens originel du mot, est un
combat entre hommes ou animaux où chaque adversaire tend à détruire
l'autre. La vie sociale de l'homme commence lorsque les instincts et les
motifs qui poussent à ce combat destructeur sont surmontés. L'histoire
nous offre le spectacle d'un recul continu de la lutte comme forme des
rapports sociaux; les luttes deviennent de plus en plus rares et
perdent en même temps de leur violence. L'adversaire vaincu n'est plus
détruit; pour peu qu'il soit possible de l'accueillir dans la société,
on épargne sa vie. La lutte elle-même est soumise à des règles qui en
atténuent la rigueur. La guerre et la révolution n'en demeurent pas
moins anéantissement et destruction, et le libéralisme persiste à mettre
en relief leur caractère antisocial.
Appeler la concurrence compétition ou lutte n'est
rien de plus qu'une métaphore. La fonction de la lutte, c'est la
destruction, celle de la concurrence la construction. Dans l'économie, la
concurrence assure une production rationnelle. Là comme partout elle
agit comme principe de sélection. C'est un principe fondamental de la
coopération sociale, que rien ne permet d'écarter. Même une communauté
socialiste ne pourrait subsister sans concurrence. Elle devrait
s'efforcer d'une manière ou d'une autre de la rétablir, par exemple au
moyen d'examens. L'efficacité d'une organisation socialiste dépendrait
de sa capacité à rendre la concurrence suffisamment âpre pour qu'elle
puise remplir sa fonction de sélection.
L'emploi métaphorique du mot lutte pour désigner la
concurrence est fondé sur trois points de comparaison. Dans la lutte
comme dans la concurrence il existe entre les adversaires une hostilité
et une opposition d'intérêts. La haine qu'un épicier voue à son
concurrent immédiat n'est souvent pas moindre que celle qu'un
Monténégrin nourrit à l'égard d'un Musulman. Mais les sentiments dont
les hommes accompagnent leurs actions sont sans importance pour la
fonction sociale de l'action. Peu importe ce qu'éprouve l'individu aussi
longtemps que ses actes se maintiennent à l'intérieur des frontières
tracées par l'ordre social.
On voit le second point de comparaison dans la
sélection qu'opèrent aussi bien la lutte que la concurrence. Nous ne
rechercherons pas dans quelle mesure la lutte contribue à la sélection
les meilleurs; il y aurait lieu encore de montrer que pour beaucoup les
guerres et les révolutions ont un effet contraire à la sélection(11).
En tout cas le fait que la concurrence et la lutte remplissent une
fonction de sélection n'autorise pas à méconnaître la différence de leur
nature.
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