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La lutte
comme facteur de l'évolution sociale* (Version imprimée) |
par Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 décembre
2010, No 284.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/10/101215-10.html
1. Le cours de l'évolution sociale
La
manière la plus simple de se représenter l'évolution de la société
consiste à y distinguer deux mouvements qui se comportent l'un par
rapport à l'autre comme l'extension en profondeur et l'extension en
surface. Le processus de socialisation s'opère à la fois subjectivement
et objectivement: subjectivement, par l'élargissement du groupe social,
objectivement par l'extension des tâches sociales. Bornée primitivement
au cercle le plus étroit, aux voisins immédiats, la division du travail
s'étend progressivement pour enfin embrasser toute la population de la
terre. Ce processus qui est encore loin d'être achevé et qui à aucun
moment de l'histoire n'a connu de terme, n'est pas cependant indéfini.
Il aura son aboutissement quand tous les hommes de la terre seront
réunis dans un système social unique de division du travail.
Parallèlement à ce processus d'extension du groupe social, la
socialisation se poursuit en profondeur. L'activité sociale embrasse des
tâches, toujours plus nombreuses; le domaine de l'autarcie individuelle
se rétrécit sans cesse. Il est sans intérêt de se demander si ce
processus lui aussi peut conduire ou non à une absorption complète de
l'activité individuelle par l'activité sociale.
La socialisation consiste toujours dans une
collaboration en vue d'une action commune; la société repose toujours
sur la paix, jamais sur la guerre. Les luttes destructives et la guerre
entraînent une régression sociale(1).
C'est ce que méconnaissent toutes les théories qui considèrent que le
progrès social résulte de la lutte des groupes humains entre eux.
2. Le darwinisme
Le destin de l'individu est déterminé par son être. Tout ce qui est
procède d'une façon nécessaire de l'évolution antérieure et tout ce qui
sera découle avec la même nécessité de ce qui est. Le présent est le
résultat du passé(2).
Celui qui comprendrait l'histoire tout entière pourrait prévoir aussi
tout l'avenir. On a longtemps cru qu'il fallait excepter du déterminisme
la volonté et l'activité humaine parce qu'on n'avait pas compris le sens
particulier de l'imputation, cette manière de penser qui est le propre
de toute action rationnelle et qu'on croyait qu'il y avait
incompatibilité entre l'explication causale et la causalité libre. Cette
difficulté est aujourd'hui surmontée. L'économie politique, la
philosophie du droit et la morale ont suffisamment éclairci le problème
de l'imputation pour dissiper les vieux malentendus.
Si, pour faciliter notre recherche, nous divisons
l'unité que nous dénommons individu en complexes indéterminés, nous ne
devons pas oublier que ce procédé n'est justifié que par la valeur
heuristique de l'analyse. Diviser d'après des caractères extérieurs ce
qui est homogène dans son essence est une méthode qui ne résiste pas à
une critique rigoureuse de la connaissance. Ce n'est que sous ces
réserves que l'on peut entreprendre de dégager en les groupant les
facteurs déterminants de la vie individuelle.
Ce que l'homme apporte en venant au monde, ses dispositions innées,
constituent la race(3).
Ces dispositions innées de l'homme sont le dépôt en lui de l'histoire de
tous ses ancêtres, des conditions dans lesquelles ils ont vécu.
L'existence et le destin de chaque individu ne commencent pas avec la
naissance; ils se perdent dans un passé lointain et indéterminé. Le
descendant est l'héritier de ses ancêtres. C'est un fait incontestable,
étranger un débat dont l'hérédité des ancêtres acquis fait l'objet.
Avec la naissance commence l'expérience directe.
L'influence du monde extérieur, du milieu se fait sentir; à chaque
moment de la vie, l'être de l'individu est déterminé par l'action
conjointe de cette influence et des dispositions innées. Le milieu est
dit naturel en tant qu'il est constitué par le sol, le climat, la
nourriture, la faune, la flore, bref toute la nature environnante. Il
est dit social en tant qu'il est constitué par la société. Les forces
sociales qui agissent sur l'individu sont la langue, la position occupée
dans le processus du travail et des échanges, l'idéologie et les
contraintes extérieures: contraintes sans règle et contraintes
ordonnés. L'organisation qui exerce la contrainte réglée a un nom: État.
Depuis Darwin, nous avons l'habitude de nous
représenter la dépendance de l'homme par rapport à son milieu naturel
sous la forme métaphorique d'une lutte contre des puissances hostiles.
Cette image n'a soulevé aucune objection tant qu'on ne s'est pas avisé
de la transporter dans un domaine où elle n'est pas à sa place et où
elle a conduit à de graves erreurs. Les formules du darwinisme avaient
été empruntées par la biologie à des idées développées par la
sociologie; quand on voulut, par un processus inverse, les ramener dans
le domaine de la science sociale, on oublia leur signification première.
Ainsi naquit ce monstre, le darwinisme sociologique qui, aboutissant à
une glorification romantique de la guerre et du meurtre, a contribué
pour une large part à étouffer les idées libérales dans l'esprit des
contemporains et à créer ainsi l'atmosphère spirituelle dans laquelle
ont pu naître la guerre universelle et les luttes sociales des temps
présents.
Darwin avait subi l'influence du livre de Malthus,
Essay on the Principle of Population. Mais Malthus était très
éloigné de considérer la lutte comme une institution sociale nécessaire.
Darwin lui-même, lorsqu'il parle de lutte pour l'existence, ne pense pas
toujours aux combats sans merci dont la pâture ou la femelle est
l'enjeu. Il emploie aussi l'expression au figuré pour désigner la
dépendance où les êtres vivants sont les uns par rapport aux autres et
par rapport au monde extérieur(4).
On commet une erreur quand on prend l'expression « lutte pour
l'existence » à la lettre et non dans son sens métaphorique. L'erreur
est plus considérable encore quand on assimile la lutte pour l'existence
à la lutte destructrice entre les hommes et qu'on entreprend de
construire une théorie de la société fondée sur la fatalité de la lutte.
La théorie de la population de Malthus – et c'est ce
que ses adversaires, étrangers à la sociologie, oublient toujours –
n'est qu'une partie de la doctrine sociale du libéralisme. Pour la
comprendre, il faut la replacer dans son cadre. La base de la doctrine
libérale est la théorie de la division du travail. Ce n'est pas par
rapport à elle que l'on peut appliquer aux phénomènes sociaux la loi de
Malthus. La société est la réunion des hommes en vue d'une exploitation
meilleure des conditions naturelles de vie. Du fait même de son
existence, elle exclut la lutte entre les hommes pour la remplacer par
l'aide mutuelle qui constitue l'essence même d'un organisme. Toute lutte
intérieure est suppression partielle de la coopération sociale. C'est en
tant que tout, en tant qu'organisme, que la société affronte la lutte
contre les forces ennemies. Mais dans la mesure où le lien social est
une réalité, il ne peut y avoir que collaboration. La guerre elle-même
ne dénoue pas, à l'intérieur de la société moderne, tous les liens
sociaux; entre les États qui constituent la communauté du droit
international, un grand nombre de ces liens subsistent, quoique
relâchés; et dans cette mesure une fraction de la paix subsiste encore
dans la guerre.
Le principe régulateur qui assure à l'intérieur de la
société l'équilibre entre la quantité limitée des biens existants et la
croissance plus rapide du nombre des consommateurs est la propriété
privée des moyens de production. En faisant dépendre la part des biens
sociaux réservée à chaque associée du produit de son travail et de ses
biens propres, la propriété privée assure par la limitation des
naissances pour des raisons sociales cette élimination des individus en
surnombre, qui dans le règne animal et végétal est le résultat de la
lutte pour la vie. Cette dernière fait place à une restriction
volontaire par la limitation du nombre des descendants imposée par la
position sociale.
Dans la société, il n'y pas de lutte pour la vie. On se trompe
lourdement si l'on croit que le développement logique de la théorie
libérale peut aboutir à une autre conclusion. Certaines formules de
Malthus, qui pourraient permettre une autre interprétation, s'expliquent
par la rédaction insuffisante de son premier ouvrage, écrit à un moment
où Malthus ne s'était pas encore assimilé complètement l'esprit de
l'économie politique classique. La meilleure preuve qu'il en est bien
ainsi, c'est que personne avant Darwin et Spencer ne s'est avisé de
considérer la lutte pour la vie, au sens moderne de cette expression,
comme un principe exerçant son action à l'intérieur de la société
humaine. C'est le darwinisme qui a permis l'éclosion des théories qui
font de la lutte entre les individus, les races, les peuples et les
classes le facteur fondamental de la vie sociale. Au darwinisme, sorti
cependant des idées de la sociologie libérale, on emprunta des armes
pour combattre le libéralisme exécré. Le marxisme(5),
la théorie de la lutte des races(6),
le nationalisme crurent trouver dans l'hypothèse darwinienne longtemps
considérée comme une vérité scientifique irréfutable, une base
inébranlable pour leurs doctrines. L'impérialisme moderne s'appuie d'une
façon toute particulière sur les « slogans » tirés du darwinisme par la
science populaire.
Les théories darwiniennes, ou plus exactement
pseudo-darwiniennes de la société méconnaissent les difficultés qui
s'opposent à l'application de la formule de la lutte pour la vie aux
rapports sociaux. La lutte pour l'existence sévit dans la nature entre
les individus. Ce n'est qu'exceptionnellement que l'on trouve dans la
nature des phénomènes que l'on puisse considérer comme des luttes entre
des groupes animaux. C'est le cas par exemple des combats entre « États
de fourmis » – dont on donnera peut-être même un jour une explication
toute différente de celle actuellement admise(7).
Un théorie sociale fondée sur le darwinisme devrait aboutir à démontrer
que la lutte de tous les individus entre eux est la forme naturelle et
nécessaire des rapports entre les hommes, et par là à nier la
possibilité même de relations sociales; ou bien elle devrait pouvoir
montrer pourquoi d'un côté la paix peut régner à l'intérieur de certains
groupes sociaux et pourquoi d'un autre côté le principe d'union
pacifique qui conduit à la formation de ces groupes n'exerce pas son
influence en dehors d'eux, de sorte que la lutte entre les groupes
demeure une nécessité. C'est là l'écueil auquel se heurtent toutes les
théories sociales à l'exception de la théorie libérale. À supposer qu'on
découvre un principe qui conduise à s'unir tous les Allemands, tous les
dolichocéphales ou tous les prolétaires, il serait impossible de
démontrer que l'action de ce principe ne s'exerce qu'à l'intérieur des
groupes collectifs. Les théories antilibérales de la société éludent ce
problème en se bornant à poser la solidarité des intérêts à l'intérieur
des groupes comme allant de soi et à démontrer que l'opposition des
intérêts et la lutte entre les groupes constitue nécessairement l'unique
moteur de l'évolution historique. Mais si la guerre est à l'origine de
toutes choses, si c'est elle qui est la cause du progrès historique,
alors on ne comprend plus pourquoi l'efficacité bienfaisante de ce
principe doit être restreinte par la paix à l'intérieur des États, des
peuples, des races et des classes. Si la nature exige la guerre,
pourquoi n'exige-t-elle pas la guerre de tous contre tous, mais
simplement de tous les groupes contre tous les groupes? Seule la théorie
libérale de la division du travail explique que la paix puisse régner
entre les individus et qu'ils puissent se réunir en société, et cette
théorie une fois admise, il n'est plus possible de considérer comme une
fatalité l'hostilité entre les groupes sociaux. Si les Brandebourgeois
et les Hanovriens peuvent vivre pacifiquement en société les uns près
des autres, pourquoi les Français et les Allemands ne le pourraient-ils
pas?
Le darwinisme sociologique est absolument incapable
d'expliquer le phénomène social. Ce n'est pas une théorie de la société,
c'est une « théorie de l'insociabilité ».(8)
C'est un fait qui n'est pas à notre honneur et qui montre le déclin de
la sociologie au cours des dernières décades, que l'on ait recours, pour
combattre la sociologie darwinienne, à des phénomènes d'aide mutuelle,
de symbiose, découverts récemment par la biologie. Un adversaire
arrogant de la doctrine libérale, qui la combattait sans la connaître,
Kropotkine, découvrit chez les animaux des embryons de relations
sociales et opposa au principe néfaste de la lutte au couteau le
principe bienfaisant de l'assistance réciproque(9).
Un biologiste entièrement acquis au socialisme marxiste, Kammerer,
montra que dans la nature règne, à côté du principe de la lutte, celui
de l'entraide(10).
La découverte de ce principe ramène la biologie au point d'où,
s'appuyant sur la sociologie, elle était partie; elle réintègre dans la
sociologie le principe de la division du travail qu'elle lui avait
emprunté. Elle ne lui apprend rien de nouveau, rien qui ne fût déjà en
puissance dans la théorie de la division du travail élaborée par
l'économie libérale tant décriée.
3. Lutte et concurrence
Les théories sociales fondées sur le droit naturel
posent comme postulat l'égalité de tous les êtres humains. Cette égalité
donne à chacun un droit naturel d'être traité par la société comme un
associé ayant les mêmes droits que les autres; tout homme ayant le même
droit naturel à l'existence, il serait contraire à la justice d'attenter
à sa vie. Ainsi se trouvent posés les postulats de l'universalité de la
société, de l'égalité entre ses membres et de la paix. La théorie
libérale déduit au contraire ces principes de l'utilité; pour elle, les
concepts homme et homme social se recouvrent. Quiconque est capable de
reconnaître les avantages de la paix et de la collaboration sociale est
admis comme membre de la société. L'intérêt propre de chacun des
associés lui conseille de le traiter comme citoyen jouissant de droits
égaux. Seul l'individu qui, sans égard aux avantages qu'offre la
coopération pacifique, préfère la lutte destructive à la collaboration
et refuse de s'intégrer dans l'ordre social doit être combattu comme un
animal dangereux. C'est là l'attitude qu'on est contraint d'adopter à
l'égard du criminel antisocial et des peuplades sauvages. Pour le
libéralisme, la guerre n'est admissible que comme moyen de défense. Hors
de là, il considère la lutte comme le principe antisocial qui anéantit la
coopération sociale.
Les théories antilibérales de la société, pour jeter
la suspicion sur le principe de paix du libéralisme, ont cherché à créer
la confusion entre deux ordres de faits foncièrement différents, la
lutte et la concurrence. La lutte, au sens originel du mot, est un
combat entre hommes ou animaux où chaque adversaire tend à détruire
l'autre. La vie sociale de l'homme commence lorsque les instincts et les
motifs qui poussent à ce combat destructeur sont surmontés. L'histoire
nous offre le spectacle d'un recul continu de la lutte comme forme des
rapports sociaux; les luttes deviennent de plus en plus rares et
perdent en même temps de leur violence. L'adversaire vaincu n'est plus
détruit; pour peu qu'il soit possible de l'accueillir dans la société,
on épargne sa vie. La lutte elle-même est soumise à des règles qui en
atténuent la rigueur. La guerre et la révolution n'en demeurent pas
moins anéantissement et destruction, et le libéralisme persiste à mettre
en relief leur caractère antisocial.
Appeler la concurrence compétition ou lutte n'est
rien de plus qu'une métaphore. La fonction de la lutte, c'est la
destruction, celle de la concurrence la construction. Dans l'économie, la
concurrence assure une production rationnelle. Là comme partout elle
agit comme principe de sélection. C'est un principe fondamental de la
coopération sociale, que rien ne permet d'écarter. Même une communauté
socialiste ne pourrait subsister sans concurrence. Elle devrait
s'efforcer d'une manière ou d'une autre de la rétablir, par exemple au
moyen d'examens. L'efficacité d'une organisation socialiste dépendrait
de sa capacité à rendre la concurrence suffisamment âpre pour qu'elle
puise remplir sa fonction de sélection.
L'emploi métaphorique du mot lutte pour désigner la
concurrence est fondé sur trois points de comparaison. Dans la lutte
comme dans la concurrence il existe entre les adversaires une hostilité
et une opposition d'intérêts. La haine qu'un épicier voue à son
concurrent immédiat n'est souvent pas moindre que celle qu'un
Monténégrin nourrit à l'égard d'un Musulman. Mais les sentiments dont
les hommes accompagnent leurs actions sont sans importance pour la
fonction sociale de l'action. Peu importe ce qu'éprouve l'individu aussi
longtemps que ses actes se maintiennent à l'intérieur des frontières
tracées par l'ordre social.
On voit le second point de comparaison dans la
sélection qu'opèrent aussi bien la lutte que la concurrence. Nous ne
rechercherons pas dans quelle mesure la lutte contribue à la sélection
les meilleurs; il y aurait lieu encore de montrer que pour beaucoup les
guerres et les révolutions ont un effet contraire à la sélection(11).
En tout cas le fait que la concurrence et la lutte remplissent une
fonction de sélection n'autorise pas à méconnaître la différence de leur
nature.
Le troisième point de comparaison résiderait dans les
conséquences que la défaite entraîne pour le vaincu. Le vaincu, dit-on,
est anéanti; mais on oublie que dans l'un des deux cas l'anéantissement
ne s'entend qu'au figuré. Celui qui succombe dans la lutte est tué. Même
dans la guerre moderne où l'on épargne les survivants, le sang coule.
Dans la concurrence, dit-on, des existences économiques sont détruites.
Mais cela signifie seulement que ceux qui ont succombé sont contraints
de chercher dans l'organisation sociale du travail une autre place que
celle qu'ils auraient voulu occuper. Cela ne veut pas dire qu'ils soient
condamnés par exemple à mourir de faim. Dans la société capitaliste, il y
a de la place et du pain pour tous. Sa capacité d'expansion permet à
tout travailleur d'y trouver sa vie. Quand rien ne vient troubler son
fonctionnement, elle ne connaît pas de chômage durable.
La lutte, au sens propre et originel du mot, est
antisociale; elle rend impossible entre les combattants la coopération,
cet élément fondamental de l'union sociale. Elle détruit la communauté
du travail là où elle existe déjà. La concurrence est au contraire un
élément de la coopération sociale. Elle constitue le principe
ordonnateur de la société. Au point de vue social, la lutte et la
concurrence sont diamétralement opposées.
Quand on a bien compris cela, on est en mesure de
porter un jugement sut toutes les théories qui voient dans la lutte
entre groupes adverses l'essence de l'évolution sociale. La lutte des
classes, la lutte des races, la lutte des nationalités ne peuvent pas
être le principe constructeur de la société. La destruction et
l'anéantissement sont incapables de rien construire.
4. La lutte entre les nations
L'instrument le plus efficace de la coopération sociale est le langage.
Le langage jette un pont entre les individus. Ce n'est que grâce à lui
que l'homme peut communiquer au moins en partie à ses semblables ses
sentiments et ses vues. Nous n'avons pas ici à rechercher que rôle joue
le langage dans la pensée et la volonté, comment il les conditionne et
comment, sans lui, la pensée et la volonté demeureraient à l'état
d'instincts(12).
La pensée elle-même est un phénomène social; elle n'est pas le produit
de l'intelligence isolée: elle résulte de l'action et de la fécondation
réciproque d'hommes poursuivant les mêmes fins en unissant leurs forces.
Le travail du penseur isolé qui réfléchit dans sa retraite sur des
problèmes dont peu d'hommes se soucient relève aussi du langage: c'est
une conversation avec le trésor d'idées, accumulées par la pensée de
générations innombrables dans la langue, dans les concepts de tous les
jours et dans la tradition écrite. La pensée est liée au langage; c'est
sur lui que s'édifient les constructions intellectuelles du penseur.
L'esprit humain ne vit que dans le langage. C'est par
le mot qu'il se dégage de l'obscurité et de l'imprécision de l'instinct
pour s'élever à toute la clarté qu'il est capable d'atteindre. On ne
peut séparer la pensée et ses produits du langage auquel ils doivent
leur naissance. Il se peut qu'un jour, nous parvenions à constituer une
langue universelle. Cela ne se fera certainement pas par les moyens mis
en oeuvre par les inventeurs du volapuk ou de l'espéranto. Les
difficultés qui s'opposent à l'établissement d'une langue universelle ne
peuvent être surmontées en fabriquant des syllabes identiques pour
désigner les objets de la vie courante et tout ce que souhaitent
d'exprimer tous ceux qui parlent sans beaucoup réfléchir. Le caractère
intraduisible qui s'attache aux concepts et qui a son écho dans les mots
établit entre les langues une barrière qui ne consiste pas seulement
dans la différence des sons, différence qu'il est toujours possible de
traduire entièrement. Si, sur toute la terre, on employait le même mot
pour désigner un domestique ou une porte, on serait encore loin d'avoir
supprimé les différences entre les langues et les nations. Mais si l'on
parvenait à traduire intégralement dans une langue tout ce que les
autres langues peuvent exprimer, alors l'unité de langage serait
réalisée, sans qu'il y ait besoin pour cela de recourir à un langage
universel. Alors les différentes langues ne se différencieraient que par
le son, alors les échanges de pensée du peuple à peuple ne seraient plus
entravés par le caractère intraduisible du vocabulaire.
Aussi longtemps qu'on ne sera pas parvenu à ce résultat, et peut-être
n'y parviendra-t-on jamais, se produiront, du fait du voisinage
d'individus appartenant à des peuples différents dans les régions où les
nationalités sont mêlées, des frictions qui conduiront à des conflits
politiques aigus(13).
De ces conflits est née, directement ou indirectement, la haine entre
les peuples, haine sur laquelle se fonde l'impérialisme moderne. La
théorie impérialiste se rend la tâche facile en se bornant à démontrer
qu'il existe des conflits entre les nations. Pour prouver l'exactitude
de son argumentation, il faudrait encore qu'elle montre qu'à l'intérieur
des nations existe une solidarité d'intérêt. La doctrine nationaliste et
impérialiste est apparue comme une réaction contre le solidarisme oecuménique du libre-échange. L'état d'esprit du monde, au moment de son
apparition, se résumait dans l'idée cosmopolite de la société
universelle et de la fraternité des peuples. Aussi pensa-t-elle qu'il
suffisait de démontrer l'existence de conflits d'intérêts entre les
diverses nations et elle ne se rendit pas compte que les arguments
qu'elle employait pour démontrer l'incompatibilité des intérêts
nationaux pouvaient tout aussi bien servir à démontrer l'incompatibilité
des intérêts régionaux, voire enfin des intérêts individuels. S'il est
mauvais pour l'Allemand d'acheter des étoffes anglaises ou des céréales
russes, il est également mauvais pour le Berlinois de boire de la bière
bavaroise et du vin du Palatinat. S'il n'est pas bon de laisser la
division du travail s'étendre au-delà des frontières de l'État, le mieux
serait en fin de compte de revenir à l'autarcie de l'économie domestique
fermée. Le slogan « À bas les marchandises étrangères » aboutit en
dernier ressort, si on le prend à la lettre, à supprimer toute division
du travail. Car le principe qui fait apparaître la division
internationale du travail comme avantageuse est le même que celui qui
justifie en règle générale la division du travail.
Ce n'est pas par hasard que le peuple allemand est
entre tous les peuples celui qui a le moins de compréhension pour la
cohésion nationale, et qu'il fut le dernier des peuples européens à se
rallier à l'idée d'une nation embrassant dans un même État politique
tous les membres d'un même peuple. L'idée de l'unité nationale est un
enfant du libéralisme, du libre-échange et du « laissez-faire ». Le
peuple allemand qui, du fait qu'il comprend d'importantes minorités
vivant dans des régions de langages mêlés, a été le premier à éprouver
les inconvénients de l'oppression nationaliste et qui pour cette raison
même a rejeté le libéralisme, ne disposait pas de la maturité
intellectuelle nécessaire pour dépasser le stade du régionalisme et
surmonter les tendances particularistes des différents groupes qui le
composaient. Et ce n'est pas non plus par hasard que le sentiment de
l'unité nationale n'est nulle part aussi développé que chez les
Anglo-Saxons, peuple classique du libéralisme.
C'est une erreur lourde de conséquence de la part des
impérialistes que de croire qu'ils renforcent l'unité à l'intérieur des
peuples en condamnant le cosmopolitisme. Ils oublient que l'élément
fondamental de leur doctrine est antisocial et qu'il conduit logiquement
à la destruction de toute communauté sociale.
5. La lutte entre les races
La science des caractères innés de l'homme en est
encore à ses débuts. En ce qui concerne les qualités héréditaires que
chaque individu apporte en naissant, nous ne pouvons guère faire autre
chose que constater qu'il existe des hommes plus ou moins bien doués.
Mais nous ignorons tout de la nature de la différence qui existe entre
les bons et les mauvais. Nous savons qu'il existe entre les hommes des
différences physiques et intellectuelles, que certaines familles, races
ou groupes de races présentent des caractères communs; nous savons
qu'on peut à bon droit distinguer des races diverses et parler des
qualités raciales des individus. Mais les tentatives qui ont été faites
pour découvrir les caractères corporels des races ont toutes échoué
jusqu'ici. On a cru trouver un caractère spécifique de la race dans
l'indice crânien. Mais on a dû peu à peu reconnaître qu'il n'existe
aucun rapport entre les individus, contrairement à ce qu'enseigne l'école anthropo-sociologique de Lapouge. Des mensurations récentes ont montré
que les dolichocéphales ne sont pas toujours des hommes blonds, bons,
nobles et cultivés et que les brachycéphales ne sont pas toujours des
hommes bruns, mauvais, grossiers et incultes. Les noirs d'Australie,
les Esquimaux et les Cafres font partie des races dolichocéphales. On
compte parmi les grands génies de nombreux brachycéphales; l'indice
crânien de Kant était 88(14).
Il est apparu comme très vraisemblable que des modifications de l'indice
crânien peuvent se produire sous l'influence des conditions d'existence
et du milieu géographique, sans mélange de races(15).
On ne saurait condamner trop sévèrement ces théoriciens du racisme qui,
au mépris des exigences de la pensée scientifique, établissent d'un coeur
léger et sans esprit critique une distinction entre les races et les
caractères raciaux. Il est incontestable qu'en procurant ainsi ils
s'appliquent davantage à forger des slogans pour la lutte politique qu'à
faire progresser la science. Mais les adversaires du dilettantisme
racial simplifient outre mesure leur tâche en portant uniquement leur
attention sur la forme concrète que les différents écrivains ont donnée
à la doctrine raciste et sur les développements qu'ils ont consacrés aux
différentes races, à leurs caractères physiques et à leurs qualités
intellectuelles. Même lorsqu'on a réfuté comme pure fantaisie les
hypothèses arbitraires, dépourvues de tout fondement et contradictoires,
de Gobineau et de Chamberlain, il subsiste dans la théorie des races un
noyau indépendant de la différenciation concrète entre races nobles et
races viles.
Dans la théorie de Gobineau, la race est un
commençant; produit d'une création particulière, elle est douée de
qualités particulières(16).
Il attache peu d'importance à l'influence du milieu. Le croisement des
races engendre des bâtards chez qui les bonnes qualités héréditaires de
la race la plus noble se trouvent diminuées ou même disparaissent
complètement. Mais, pour contester la valeur sociologique de la théorie
des races, il ne suffit pas de démontrer l'absurdité de cette thèse et
de prouver que la race est le produit d'une évolution qui s'effectue
sous les influences les plus diverses. À une telle réfutation, on
pourrait toujours objecter que certaines influences déterminées,
s'exerçant pendant une très longue période, ont pu aboutir à doter une
ou plusieurs races de qualités particulières et que ces qualités
confèrent aux membres de ces races sur ceux des autres races une avance
telle que ces derniers ne sauraient pratiquement jamais combler leur
retard. Et, de fait, la théorie des races, sous ces formes les plus
modernes, n'a pas manqué de le faire. C'est sous cet aspect qu'il faut
considérer la théorie raciale et rechercher comment elle se comporte
vis-à-vis de la théorie sociologique de la coopération sociale.
Il apparaît tout d'abord que la théorie raciste ne
contient rien qui contredise la doctrine de la division sociale du
travail. Les deux théories se concilient fort bien. On peut parfaitement
admettre que les races diffèrent entre elles par l'intelligence et la
volonté et en conséquence sont inégalement douées pour la vie en
société, et que les races supérieures se distinguent précisément par
leur aptitude particulière à constituer des sociétés homogènes. Cette
hypothèse éclaire maints aspects de l'évolution social qu'il ne serait
pas aisé de comprendre autrement. On peut l'utiliser pour expliquer le
progrès et la régression de la division sociale du travail et par là
même l'épanouissement et la décadence de la civilisation. Nous ne nous
demanderons pas si l'hypothèse elle-même et les hypothèses qu'elle
permet d'édifier sont défendables. Là n'est pas pour le moment la
question. Il nous suffit de constater que la théorie raciste est
parfaitement compatible avec notre théorie sociologique de la
coopération sociale.
En combattant le postulat de l'égalité naturelle et par là même
l'égalité des droits de tous les hommes, la théorie raciste n'atteint
pas l'argument libre-échangiste de l'école libérale. Car le libéralisme
se prononce pour la liberté des travailleurs non pas au nom du droit
naturel mais parce qu'il considère comme moins productif que le travail
libre le travail servile qui prive le travailleur d'une partie du
produit de son travail et ne fait pas dépendre sa rémunération de son
rendement. La théorie raciste ne trouve rien à opposer à la théorie du
libre-échange en ce qui concerne les effets de l'extension de la
division sociale du travail. Admettons que les races soient inégalement
douées et qu'aucun espoir n'existe de voir jamais disparaître les
différences qui les séparent, il n'en reste pas moins que la théorie
libre-échangiste prouve que les mieux doués ont intérêt à collaborer
avec les moins doués, que la coopération sociale leur assure à eux aussi
les avantages du rendement plus élevé du travail fourni en commun(17).
La théorie raciste n'apparaît en opposition avec la
théorie libérale que lorsqu'elle se met à prêcher la lutte entre les
races. Mais elle n'apporte en faveur de l'affirmation d'Héraclite qui
fait de « la guerre la source de toutes choses », rien de plus que les
autres théories sociales militaristes. Elle ne réussit pas davantage à
montrer comment de la destruction peut sortir la société. Elle
se voit contrainte au contraire – partout où elle ne
s'écarte pas de sa propre logique et où elle ne se laisse pas entraîner
pour des raisons sentimentales à adopter l'idéologie militariste et
aristocratique – de condamner la guerre au nom précisément du principe
de la sélection raciale. Lapouge a montré que la guerre n'aboutit à la
sélection des plus forts et des mieux doués que chez les peuples
primitifs; chez les peuples civilisés au contraire cette sélection agit
au détriment de la race(18).
Les meilleurs sont davantage exposés au danger d'être tués, les autres
restant à l'arrière. Les dommages divers que la guerre cause à la santé
des survivants diminuent leur capacité d'engendrer une descendance
saine.
Les résultats obtenus par la science sociale raciale
ne permettent aucunement de contredire la théorie libérale de
l'évolution sociale. Ils la confirment bien plutôt. Les théories
racistes de Gobineau et de beaucoup d'autres ont leur origine dans le
ressentiment éprouvé par la caste militaire et aristocratique à l'égard
de la démocratie bourgeoise et de l'économie capitaliste. Elles ont
revêtu pour les besoins de la politique quotidienne de l'impérialisme
moderne une forme qui les fait apparaître comme une résurrection des
vieilles théories de la violence et de la guerre. Mais on ne peut les
opposer utilement aux vieux slogans du droit naturel. Elles ne sont
impuissantes qu'en face de la théorie libérale de l'économie et de la
société. Pas plus que les autres, la théorie des races ne peut nier le
fait que toute civilisation est le fruit de la coopération pacifique des
hommes.
Notes
1. « La guerre est une dissociation ». Cf. Novicow, La
critique du Darwinisme social, Paris, 1910, p. 124. Cf. aussi la
réfutation des doctrines qui font de la lutte un facteur de
développement social de Glumpowicz, Ratzenhofer et Oppenheimer par
Holsti, The relation of war to the origin of the State,
Helsinfgors, 1913, pp. 276 sqq.
2. Cf. Taine, Histoire de la littérature anglaise, Paris,
1863, tome I, page XXV.
3. Cf. Taine, Ibid., p. XXIII: « Ce qu'on appelle la
race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l'homme
apporte avec lui à la lumière ».
4. Cf. Hertwig, Zur Abwehr des ethischen, des sozialen un des
politischen Darwinismus, pp. 10 sqq.
5. Cf. Ferri, Sozialismus und moderne Wissenschaft, trad.
Kurella, Leipzig, 1895, pp. 65 sqq.
6. Cf. Gumplowicz, Der Rassenkampf, Innsbruck, 1883,
p. 176. En ce qui concerne l'influence exercée par le darwinisme sur
Gumplowicz, cf. Barth, Die Philosophie der Geschichte als
Soziologie, p. 253. – Le Darwinisme « libéral » est le produit
d'une fausse interprétation de la philosophie libérale par une
époque qui n'était plus capable de la comprendre.
7. Cf. Novicow, o.c., p. 145.
8. Cf. Barth, o.c., p. 243.
9. Cf. Kropotkine, Gegenseitige Hilfe in der Tier- und
Menschenwelt, éd. allemande de Landauer, Leipzig, 1908, pp. 69
sqq.
10. Cf. Kammerer, Genossenschaften von Lebenwesen auf Grund
gegenseitiger Vorteile, Stuttgart, 1913; Kammerer,
Allgemeine Biologie, Stuttgart, 1915, pp. 306 sqq; Kammerer,
Einzeltod, VölkerTod, biologische Unsterblichkeit, Vienne, 1918,
pp. 29 sqq.
11. Cf. ci-dessous, p. 375.
12. Cohen, Ethik des reinen Willens, Berlin, 1904,
p. 183.
13. Cf. mon essai sur Nation, Staat und Wirtschaft (Trad.
fr.:
Nation, État et Économie), pp. 31 sqq.
14. Cf. Oppenheimer, Die rassentheoritische
Geschichtsphilosophie (Compte-rendu du deuxième congrès de
sociologie allemand, Tubingen, 1913), pp. 106 sqq. – Cf. également
Hertz, Rasse und Kultur, 3e éd., Berlin, 1925,
p. 37; Weidenreich, Rasse und Körperbau, Berlin, 1927,
pp. 133 sqq.
15. Cf. Nyström, Über die Formenveränderungen des
menschlichen Schädels und deren Ursachen (« Archiv für
Anthropologie », t. XXVII, pp. 321 sqq., 630 sqq., 642).
16. Cf. Oppenheimer, Ibid., pp. 110 sqq.
17. Cf. ci-dessus,
p. 337.
18. « Chez les peuples modernes la guerre et le militarisme sont
de véritables fléaux dont le résultat définitif est de déprimer la
race ». (Lapouge, Les sélections sociales, Paris, 1896,
p. 230).
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Chapitre trois (section un de la troisième partie) du livre
Le Socialisme - Étude économique et sociologique,
Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English
version) |