Gaz de schiste: Oui à un moratoire (Version imprimée)
par Martin Masse*
Le Québécois Libre, 15 décembre
2010, No 284.
Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/10/101215-3.html


Un groupe d'artistes québécois, à l'initiative du metteur en scène Dominic Champagne, a lancé le mois dernier une vidéo pour exiger un moratoire sur l'exploitation des gaz de schiste au Québec. La vidéo a tous les défauts auxquels on peut s'attendre venant de nos artistes bien-pensants: elle cherche à manipuler nos émotions avec un discours moralisateur et nationaliste pour atteindre un objectif économique et politique collectiviste et étatiste.

Si l'on fait toutefois abstraction de cette dimension, les artistes soulèvent des questions fondamentales, même s'ils les formulent autrement que le ferait un libertarien. Je serais même tenté de les appuyer dans leur appel à un moratoire.

Certains lecteurs se demanderont: mais pourquoi s'opposer à un magnifique projet de développement de nos ressources et à la création de richesse que ça engendrera? Les libertariens ne sont-ils pas en faveur de ça? Ça dépend comment il se fait. Le « développement économique » n'est pas une valeur en soi, il doit toujours se faire dans le respect de la propriété et des droits individuels de chacun. C'est ce point de vue qui différencie le libertarianisme d'une droite affairiste et corporatiste qui vise uniquement à engranger les recettes en exploitant tout ce qui s'offre à elle et par n'importe quel moyen, y compris en s'acoquinant avec l'État. C'est justement ce qui semble se produire dans cette industrie.

Au Canada, le sous-sol minéral appartient à la Couronne, plus spécifiquement aux gouvernements provinciaux selon le partage constitutionnel des compétences. Si vous être propriétaire d'un terrain, la terre de surface vous appartient mais tout ce se trouve en dessous appartient à l'État, qui peut en donner le droit d'exploitation à qui il veut. Une compagnie peut obtenir un permis d'exploitation d'une ressource dans le sous-sol de votre terrain et vous n'avez droit à aucune partie des bénéfices que génère l'exploitation. Vous n'avez pas non plus le droit de vous y opposer. Selon l'article 26 de la Loi québécoise sur les mines, « Nul ne peut interdire ou rendre difficile l'accès d'un terrain contenant des substances minérales qui font partie du domaine de l'État à celui qui a le droit de le prospecter ou de le jalonner en vertu de la présente section, si ce dernier s'identifie sur demande et, dans le cas du titulaire de permis, s'il exhibe son permis ».

Les municipalités, créatures de l'État provincial, n'ont rien à dire non plus sur l'exploration et l'exploitation qui peuvent se faire sur leur territoire. L'article 246 de la Loi québécoise sur l'aménagement et l'urbanisme stipule qu'aucune réglementation locale « ne peut avoir pour effet d'empêcher le jalonnement ou la désignation sur carte d'un claim, l'exploration, la recherche, la mise en valeur ou l'exploitation de substances minérales et de réservoirs souterrains, faits conformément à la Loi sur les mines ».

Les effets pervers de cette absence totale de contrôle des citoyens et des communautés locales sur le sous-sol n'apparaissent pas souvent. L'exploration des ressources sous-terraines ne provoque pas beaucoup de débat lorsqu'il se fait, comme c'est généralement le cas, dans des régions peu peuplées ou inhabitées du nord du Québec, sur des terres de la Couronne. Mais on ne peut pas faire l'économie d'un tel débat lorsqu'il s'agit de forer un peu partout dans la zone densément peuplée de la vallée du St-Laurent.

Par ailleurs, avec la nationalisation non seulement du sous-sol, mais de l'environnement dans son ensemble, la pollution, qui devrait être considérée comme une atteinte à un droit de propriété, est devenu un problème d'« externalité » géré par l'État au moyen d'une réglementation. Dans les faits, l'État donne depuis plus d'un siècle des permis de polluer à des industries et empêche les victimes de poursuivre les pollueurs. On ne peut ainsi s'opposer au « développement économique » si ça fait l'affaire du gouvernement et de ses copains du secteur privé qui financent sa caisse électorale, même si ce développement nous agresse, détériore notre environnement et notre propriété et tue notre qualité de vie.

Au départ, les préoccupations soulevées par les artistes, les mouvements écologistes et tous les citoyens qui ont manifesté ces dernières semaines sont donc bien réelles. Comment est-il possible qu'une compagnie puisse débarquer chez vous ou chez votre voisin et menacer votre environnement, votre eau, votre air, votre sécurité, votre tranquillité, sans que vous puissiez rien y faire, sans que vous puissiez en tirer de quelconques bénéfices ou sans qu'il soit clair que vous serez adéquatement compensé? Aucun principe de la philosophie libertarienne ne permet d'appuyer d'une telle situation. Au contraire, tout cela va exactement dans le sens contraire d'une vision libertarienne de la société.

J'avais proposé une argumentation similaire à propos des éoliennes l'an dernier dans un fil de discussion sur de notre déménagement à la campagne. Un lecteur avait dit espérer que je ne m'opposerais pas au droit de mes voisins agriculteurs de répandre du purin et de faire construire des éoliennes dans leurs champs, comme beaucoup de citadins le font en arrivant en milieu rural. J'avais répliqué que

Si jamais notre voisin voulait installer ces machines derrière notre maison (en présumant que le champ est dézoné, ce qui risque peu d'arriver) il est évident que je m'y opposerais. Un droit de propriété sur un terrain ne signifie pas qu'on peut y faire ce qu'on veut. Le bruit que font les éoliennes est une forme de pollution et donc d'agression pas mal plus grave que l'odeur de purin quelques jours par année, et que je n'ai aucune envie de subir constamment. La compensation que je serais prêt à accepter dans ce cas, c'est la valeur de dépréciation de ma maison plus autres coûts de déménagement pour pouvoir m'en acheter une autre équivalente ailleurs.

(...) Être libertarien ne signifie absolument pas de simplement baisser les bras si son voisin nous agresse en installant des éoliennes, sous prétexte qu'il peut faire ce qu'il veut avec sa propriété. C'est justement ce genre d'incompréhension qui fait croire à bien des gauchistes que le capitalisme est en faveur de la pollution et de la production à n'importe quelle prix, quelles que soient les conséquences sur les voisins et autres victimes. Ce n'est pas du tout le cas.

Si quelqu'un veut installer des éoliennes, qu'il aille le faire dans un coin où ça n'importunera personne. Sinon, si mon voisin agriculteur veut faire plus d'argent, qu'il s'organise pour en faire sans m'agresser.

Le débat sur le gaz de schiste soulève les mêmes questions mais aussi beaucoup d'autres, et des incertitudes bien plus considérables. La technologie est-elle vraiment sécuritaire? Qu'en est-il des risques de polluer les nappes phréatiques et les cours d'eau? Et les dangers d'explosion? On a vu et lu de nombreux reportages sur ce qui se passe en Pennsylvanie et dans l'État de New York. Ce sont des questions techniques complexes et il est difficile de faire la part des choses entre propagande écolo alarmiste et risques réels, mais ces informations viennent jeter un doute considérable sur des projets déjà menaçants au départ.

Et pourquoi l'industrie est-elle si cachotière? Comment se fait-il qu'on arrive dans une municipalité pour forer un nouveau puits sans avoir averti la municipalité ni les citoyens? Qu'en est-il des liens entre le gouvernement libéral et de nombreux acteurs de cette industrie? Pourquoi le gouvernement resserre-t-il à la dernière minute les conditions d'exploration sous la pression populaire montante, alors que des audiences du BAPE débutent, que l'organisme ne proposera un cadre de développement que dans plusieurs mois, et que le gouvernement prépare un nouveau projet de loi sur les hydrocarbures au printemps 2011? Ça sent l'improvisation à plein nez.

La ministre des Ressources naturelles Nathalie Normandeau justifiait récemment le développement de l'industrie en faisant miroiter des redevances permettant de payer notre très coûteux système de garderies étatisées et autres programmes sociaux. Un gros État interventionniste a besoin de beaucoup d'argent pour se financer. Il s'agit manifestement d'un autre cas où les rentrées d'argent rapides, autant pour l'État que pour les acteurs privées, met l'eau à la bouche de beaucoup d'acteurs, dont le gouvernement, et les incite à passer par-dessus les règles habituelles pour mettre la main sur le magot.

Parmi les opposants, il y a des réactionnaires écologistes qui rejettent tout simplement le développement industriel et l'exploitation des ressources naturelles et qui veulent que l'État les empêche. D'autres, socialistes et protectionnistes, n'aiment pas le fait que ce soit des compagnies privées étrangères (les seules qui ont l'expertise à ce stade-ci) qui soient responsables de l'exploitation. Ils souhaiteraient que le gouvernement crée une société « Gaz de schiste Québec », prenne le contrôle de la ressource et redistribue « équitablement » à l'ensemble de la société (c'est-à-dire: permette de financer davantage de dépenses de l'État) la richesse produite par cette industrie. On en revient toujours à cette position naïve et stupide des étatistes, qui condamnent la corruption des politiciens et bureaucrates qui s'acoquinent avec le secteur privé au détriment des droits des citoyens, mais qui proposent comme solution de donner le contrôle complet aux mêmes politiciens et bureaucrates en pensant que les citoyens seront ainsi mieux protégés.

En tant que libertariens, nous ne souscrivons évidemment pas à une étatisation accrue des ressources et de l'économie, qui le sont déjà suffisamment. Notre solution, c'est la protection des droits de propriété des individus, leur droit aussi de se défendre et de poursuivre les pollueurs qui les agressent. Ce n'est cependant pas demain la veille qu'on privatisera les ressources naturelles et qu'on instaurera un système de loi protégeant les droits individuels et permettant à une industrie comme celle du gaz de schiste de se développer dans le respect de chacun. À court et moyen termes, les solutions libertariennes ne sont même pas envisageables.

Dans la situation très imparfaite dans laquelle nous nous trouvons, je considère donc que se faire bulldozer par les profiteurs du secteur privé et de l'État est la pire des situations, dans la mesure où elle s'appuie sur une violation systématique des droits de propriété des populations touchées. Un moratoire ne serait pas une mauvaise chose, en tout cas jusqu'à ce qu'on en connaisse plus sur le phénomène et qu'un cadre réglementaire plus clair soit établi. Voilà un bon dossier où les libertariens doivent absolument se démarquer de la droite affairiste et corporatiste et défendre les citoyens ordinaires pour rester crédibles, même si ça signifie qu'on se range pour une fois du côté des bien- pensants étatistes.

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* Martin Masse est directeur du Québécois Libre.