Lorsqu'on réunit l'ensemble des hommes qui occupent
dans la société une position analogue sous la désignation de classes
sociales, on doit toujours se rappeler qu'on n'a encore rien fait pour
résoudre le problème de savoir si l'on doit attribuer aux classes une
importance particulière dans la vie sociale. La schématisation et la
classification ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance. Seule
la fonction que les concepts remplissent dans les théories auxquelles
ils sont intégrés leur donne une valeur scientifique; pris isolément et
en dehors de leurs rapports avec ces théories, ils ne sont qu'un jeu
stérile d'idées. C'est pourquoi, en se bornant à constater comme un fait
évident que les hommes occupent des positions différentes et qu'on ne
peut par suite nier l'existence de classes sociales, on est loin encore
d'avoir démontré la valeur pratique de la théorie des classes. Ce n'est
pas le fait que les individus occupent des positions sociales
différentes qui importe; c'est le rôle que ce fait joue dans la vie
sociale.
On a reconnu de tout temps que l'opposition entre
pauvres et riches, comme du reste toutes les oppositions d'intérêts
économiques, a joué dans la politique un rôle considérable. L'importance
historique de la différence de rang ou de caste, c'est-à-dire de la
différence des positions juridiques, de l'inégalité devant la loi,
n'était pas un fait moins bien connu. L'économie libérale ne l'a pas
contesté. Mais elle a entrepris de démontrer que toutes ces oppositions
ont leur origine dans des institutions politiques contraires à la
raison. Il n'y a, selon elle, aucune incompatibilité entre les intérêts
individuels bien compris. Les prétendues oppositions d'intérêts qui ont
joué jadis un grand rôle doivent être attribuées à la méconnaissance des
lois naturelles qui régissent la vie sociale. Maintenant que l'on a
reconnu l'identité de tous les intérêts bien compris, on n'a plus le
droit de se servir des vieux arguments dans la discussion politique.
Cependant, l'économie libérale, en proclamant la
doctrine de la solidarité des intérêts, jette les bases d'une nouvelle
théorie de l'opposition des classes. Les mercantilistes avaient placé
les biens au centre de l'économie politique, considérée comme la théorie
de la richesse matérielle. C'est le grand mérite des économistes
classiques d'avoir placé à côté des biens l'activité de l'homme et
d'avoir ainsi ouvert la voie à l'économie politique moderne qui place au
centre de son système l'homme et ses jugements de valeur. Le système
dans lequel homme et biens matériels sont placés sur le même rang se
divise à son tour à première vue en deux parties, l'une qui traite de la
formation des richesses et l'autre de la répartition. À mesure que
l'économie politique se transforme en science, au sens rigoureux du mot
et devient un système de catallactique, cette distinction
s'efface de plus en plus; mais au début l'idée de répartition subsiste.
Elle entraîne involontairement l'idée qu'il existe une séparation entre
les deux processus de la production et de la répartition. Il semble que
les biens soient tout d'abord produits pour être ensuite répartis. Si
clairement qu'on se représente la liaison indissoluble qui existe entre
la production et la répartition dans l'économie capitaliste, cette
distinction malheureuse s'impose toujours plus ou moins à l'esprit(2).
Or, dès qu'on a retenu le terme « répartition » et
qu'on envisage le problème économique de l'attribution des biens comme
un problème de répartition, la confusion devient inévitable. En effet, la
théorie de l'imputation, ou pour employer une expression qui
répond mieux à la conception que les économistes classiques ont eue de
ce problème, la théorie des revenus, doit distinguer entre les
différentes catégories de facteurs de la production, même si elle
applique également à tous le même principe fondamental de formation de
la valeur. La distinction entre travail, capital et sol est pour elle
une donnée. De là à se représenter les travailleurs, le capitalistes et
les propriétaires fonciers comme constituant des classes séparées il n'y
a qu'un pas, que Ricardo a franchi le premier dans la préface des ses
Principes. Cette conception se trouve encore favorisée par le fait
que les économistes classiques ne distinguent pas les éléments
constitutifs du profit, de telle sorte que rien ne s'oppose à l'idée de
la division de la société en trois grandes classes.
Mais Ricardo va plus loin. En montrant comment, aux
différents stades de l'évolution sociale – « in different stages of
society »(3)
–, les parts respectives de l'ensemble de la production revenant à
chacune des trois classes sont différentes, il donne à l'opposition des
classes un caractère dynamique. Ses successeurs l'ont suivi dans cette
voie. Et c'est cette idée qui sert de point de départ à Marx pour sa
théorie économique du Capital. Dans ses écrits antérieurs,
surtout dans l'introduction du Manifeste Communiste, il prend
encore les idées de classe et d'opposition de classes dans leur ancien
d'opposition résultant du rang social ou de l'importance du patrimoine.
Le passage d'une conception à l'autre est donné par l'idée qui voit dans
les rapports du travail de l'économie capitaliste la domination des
possédants sur les salariés. Marx s'est abstenu de donner une définition
précise du concept de classe qui a pourtant une valeur fondamentale dans
son système. Il ne dit pas en quoi consiste la classe mais se borne à
indiquer les grandes classes entre lesquelles se divise la société
capitaliste(4).
Pour ce faire, il adopte tout simplement la division de Ricardo sans
prendre garde que pour son auteur la division en classes n'avait de
valeur que dans la catallactique.
La théorie marxiste des classes et de la lutte des
classes eut un succès considérable. On admet aujourd'hui d'une façon
presque générale que la société se divise en classes séparées par des
abîmes infranchissables. Même ceux qui souhaitent la paix entre les
classes ne contestent pas en général l'existence des oppositions de
classes et la lutte qu'elles entraînent. Mais le concept de classe est
toujours demeuré obscur; comme chez Marx lui-même, il se présente sous
les aspects les plus variés chez ses successeurs.
Si on déduit le concept de classe – ce qui
répondrait bien à l'esprit du Capital –, des facteurs de
production du système classique, ou fait d'une distinction imaginée pour
les besoins de la catallactique et qui n'était justifiée qu'à
l'intérieur de cette dernière, le fondement d'une théorie générale de la
société. On oublie que la division des facteurs de la production en
deux, trois ou quatre grands groupes est une question de système
économique et qu'elle ne vaut que par rapport à un système déterminé.
Pour la commodité du raisonnement on a le droit, au point de vue du
problème de l'attribution des biens, de réunir ces facteurs en
différents groupes; mais il n'en résulte pas qu'il existe entre ces
facteurs une parenté plus étroite. La raison qui préside à ce groupement
ou à cette opposition des divers facteurs réside uniquement dans le
système envisagé et les fins qu'il se propose. La position particulière
attribuée au sol par la théorie classique découle de l'idée de la rente
foncière. D'après cette théorie, le sol est l'unique bien qui soit
capable, sous certaines conditions, de produire une rente. De même, la
thèse qui voit dans le capital la source du profit et dans le travail la
source du salaire, résulte des particularités du système classique. Pour
les conceptions postérieures du problème de la répartition, qui
distinguent dans le profit de l'école classique le bénéfice de
l'entrepreneur et l'intérêt du capital, le groupement des facteurs de la
production est déjà tout différent. Dans l'économie politique moderne,
le groupement des facteurs de la production suivant le schéma de la
théorie classique a perdu son ancienne importance. L'ancien problème de
la distribution des biens est devenu le problème de la formation des
prix des facteurs de la production. Seul le conservatisme coriace propre
à la classification scientifique explique que l'on ait conservé la
vieille terminologie. Une classification répondant réellement à la
nature du problème de l'imputation devrait reposer sur une base
entièrement différente et s'appuyer par exemple sur la distinction des
éléments statiques et dynamiques du revenu.
Mais dans un aucun système, le groupement des
facteurs de la production ne trouve sa raison dans leurs caractères
naturels ou dans la parenté de leurs fonctions. C'est là l'erreur
fondamentale de la théorie des classes. Elle part naïvement de
l'affirmation qu'il existe une connexion intime, créée par les
conditions économiques naturelles, entre les facteurs de la production
qui avaient été groupés tout d'abord pour la commodité de l'analyse.
Dans ce but, elle imagine un sol uniforme, qui se prête tout au moins à
toutes les formes de culture, et un travail uniforme capable de
s'appliquer à n'importe quel objet. Elle fait déjà une concession, une
tentative pour se rapprocher de la réalité quand elle établit une
distinction entre les terres agricoles, les terrains miniers, et le sol
propre à la construction des villes et entre le travail qualifié et le
travail non qualifié. Mais cette concession n'améliore pas sa position.
Le travail qualifié est une abstraction au même titre que le travail pur
et simple et l'idée du terrain agricole au même titre que l'idée du
terrain tout court. Et, ce qui est pour nous décisif, ce sont des
abstractions qui ne tiennent précisément pas compte des caractères
déterminants au point de vue sociologique. Lorsqu'il s'agit des
particularités de la formation des prix, on peut, dans certaines
circonstances, admettre la distinction des trois groupes, sol, capital,
travail. Mais cela ne prouve pas qu'elle soit justifiée quand d'autres
problèmes sont en question.
2. Ordres sociaux et classes sociales |
La théorie de la lutte des classes confond sans cesse les deux concepts
de rang social et de classe(5).
Les rangs ou ordres sociaux sont des institutions
juridiques, non des faits déterminés par l'économie. On naît dans un
certain rang et l'on y demeure en général jusqu'à sa mort. Pendant toute
sa vie, l'homme conserve sa qualité de membre d'un certain rang. On
n'est pas seigneur, serf, homme libre ou esclave, être de la terre ou
attaché à elle, patricien ou plébéien, parce qu'on occupe dans
l'économie une position déterminée. Mais on occupe une position
déterminée dans l'économie parce qu'on appartient à un rang déterminé.
Sans doute les rangs étaient-ils eux-mêmes à l'origine l'expression des
conditions économiques dans la mesure où, comme tout ordre social, ils
sont nés du besoin d'assurer la coopération sociale. Mais la théorie
sociale qui est à la base de cette institution diffère totalement de la
théorie libérale; pour elle la coopération humaine consiste en ce que
les uns ne font que donner, les autres recevoir. Elle ne saurait
concevoir que tous à la fois donnent et reçoivent, et que cet échange
soit profitable à tous. Par la suite, quand on commença, à la lueur des
idées libérales naissantes, à considérer comme antisocial et comme
injuste cet état de choses fondé sur l'oppression unilatérale des
faibles, on chercha à le justifier en introduisant artificiellement dans
ce système lui-même l'idée de réciprocité; les membres des ordres
supérieurs assureraient aux autres la protection, l'entretien, la
jouissance du sol, etc. Mais déjà dans cette doctrine apparaît la
faillite de l'idéologie des ordres sociaux. De telles idées étaient
étrangères à cette institution à l'époque de sa splendeur. Elle
considérait alors franchement les rapports sociaux comme des rapports de
force, comme on le voit clairement dans la forme primitive de la
distinction entre les ordres – la distinction entre hommes libres et
esclaves. Si l'esclave lui-même considère l'esclavage comme naturel et
s'il s'accommode de son sort au lieu de se révolter et de chercher à
s'enfuir continuellement, ce n'est pas qu'il y voie une institution
équitable et avantageuse à la fois pour le maître et pour esclave;
c'est simplement parce que toute révolte mettrait sa vie en péril.
On a tenté de réfuter la théorie libérale de l'institution de
l'esclavage et par là même, dans la mesure où l'opposition entre hommes
libres et esclaves constitue la forme primitive de toutes les
différences sociales, la théorie libérale des ordres sociaux dans toute
sa généralité, en insistant sur le rôle historique de l'esclavage. En se
substituant au massacre des vaincus, il aurait marqué un progrès de la
civilisation. Sans l'esclavage, jamais une société fondée sur la division
du travail n'aurait pu se développer car tous les individus auraient
préféré être maîtres sur leurs propres terres plutôt qu'ouvriers
non-propriétaires travaillant à la transformation des matières premières
produites par d'autres ou même journaliers sans avoir sur le champ
d'autrui. Aucune civilisation supérieure n'est possible sans cette
division du travail qui assure à une partie de la population, libérée du
souci du pain quotidien, la possibilité d'une vie de loisirs: ce serait
là la justification de l'esclavage(6).
Mais pour le philosophe qui considère l'évolution
historique, la question ne se pose pas de savoir si une institution est
justifiée ou non. Son apparition dans l'histoire prouve que des forces
ont travaillé à sa réalisation. Nous avons seulement le droit de nous
demander si elle a rempli effectivement la fonction qui lui était
assignée. Dans le cas présent, la réponse est absolument négative.
L'esclavage n'a pas préparé les voies à la production fondée sur la
division sociale du travail; il en a au contraire entravé le
développement. Seule sa suppression a permis à l'industrie moderne de la
réaliser dans toute son ampleur. Le fait qu'il ait encore existé des
terres libres pour la colonisation n'a empêché ni la création d'une
industrie particulière ni la constitution d'une classe de travailleurs
libres. Car les terres libres exigeaient un défrichement préalable. Leur
mise en valeur nécessitait toute une série de travaux d'amélioration et
d'exploration, et en définitive ces terres pouvaient être inférieures
par leur situation et leur rendement naturel aux terres déjà en
exploitation(7).
La propriété privée des moyens de production est la condition nécessaire
de la division du travail. Elle n'exigeait pas l'esclavage.
L'opposition des ordres sociaux revêt deux formes
caractéristiques. La première s'exprime dans les rapports existant entre
le seigneur et le serf. Le seigneur possesseur du sol demeure
entièrement étranger au processus de la production. Il n'intervient qu'à
son terme, quand la récolte est rentrée, pour en prendre sa part.
L'essence de ce rapport demeure la même, qu'il ait été créé par
l'asservissement de paysans précédemment libres ou par l'établissement
d'autres paysans sur la terre seigneuriale. Le fait caractéristique,
c'est que ce rapport n'a rien à voir avec le processus de la production
et qu'il n'existe aucun moyen économique de le dénouer, comme par
exemple le rachat de la rente par le paysan tributaire. S'il pouvait
être dénoué, il cesserait d'être un rapport de dépendance résultant du
rang social pour devenir un rapport de propriété. La seconde forme de
cette opposition est celle du maître et de l'esclave. Ici, ce que le
maître est en droit d'exiger, ce ne sont pas des produits déterminés,
mais du travail. Et là encore, il peut l'exiger sans avoir à fournir
aucune contrepartie. Car l'octroi de la nourriture, du vêtement, du
logement ne constitue pas une véritable contrepartie; c'est seulement
la condition nécessaire de la conservation du travail de l'esclave.
Lorsque l'institution joue dans toute sa pureté, l'esclave n'est nourri
qu'aussi longtemps que le produit de son travail l'emporte sur le coût
de son entretien.
Rien n'est plus absurde que de comparer de tels rapports avec ceux qui
existent dans l'économie libérale entre l'ouvrier et l'entrepreneur. Le
travail salarié libre est sorti historiquement en partie du travail
servile et il a fallu longtemps pour qu'il se dépouille de toutes les
traces de son origine et revête la forme qu'il a dans l'économie
capitaliste. On méconnaît la nature de cette dernière quand on met sur
le même plan le travail salarié libre et le travail de l'esclave. On
peut, au point de vue sociologique, établir une comparaison entre eux.
Tous deux se présentent également sous la forme d'une division sociale
du travail. Tous deux sont des systèmes de coopération sociale et
présentent en conséquence des traits communs. Mais la sociologie ne doit
pas oublier que le caractère économique des deux systèmes est tout
différent. On se trompe entièrement quand on essaie de défendre la cause
du travail salarié libre au point de vue économique au moyen d'arguments
empruntés à l'étude du travail servile. Le travailleur libre reçoit
comme salaire la part imputable à son travail dans la production. Le
maître qui fait travailler des esclaves dépense la même somme, d'une
part pour leur entretien et d'autre part pour leur achat, achat dont le
prix est fonction de l'écart qui existe entre la rémunération du
travailleur libre et les frais d'entretien de l'esclave. L'excédent de
salaire libre sur les frais d'entretien du travailleur revient ainsi à
celui qui transforme l'homme libre en esclave, au chasseur d'esclaves,
non pas au marchand d'esclaves ou au propriétaire d'esclaves. Ces deux
derniers, dans l'économie servile, n'ont pas de revenu spécifique.
Vouloir dès lors étayer la théorie de l'exploitation de l'homme par
l'homme en se référant à l'économie servile, c'est méconnaître
entièrement la nature du problème posé(8).
Dans la société divisée en ordres, tous les membres
des ordres qui ne jouissent pas de la pleine capacité juridique ont un
intérêt commun: ils aspirent tous à une amélioration du statut
juridique de leur ordre. Tous les tenanciers aspirent à un allègement
des redevances qui pèsent sur eux, tous les esclaves aspirent à la
liberté, c'est-à-dire à une condition qui leur permettrait d'exploiter
leur capacité de travail à leur profit. Cet intérêt commun à tous les
membres du même ordre social est d'autant plus fort qu'il est plus
difficile à l'individu de s'élever lui-même au-dessus du niveau assigné
par la loi à son rang. Le fait que, dans quelques cas exceptionnels, des
individus particulièrement doués parviennent à la faveur de hasards
favorables à s'élever à un rang supérieur n'a guère d'importance. Les
désirs et les espoirs insatisfaits d'individus isolés ne sauraient
engendrer des mouvements de masse. Bien moins que le désir de réfréner
le mécontentement social, c'est la nécessité de renouveler leur propre
force qui pousse les ordres privilégiés à ne pas mettre d'obstacle à
l'ascension des mieux doués. Les individus les mieux doués à qui on a
refusé la possibilité de s'élever ne peuvent devenir dangereux que
lorsque leur appel à l'action violente rencontre un écho dans de vastes
couches de mécontents.
La cessation de toutes les luttes entre les
différents ordres sociaux ne supprimerait pas l'opposition qui existe
entre eux aussi longtemps que l'idée de la division de la société en
ordres ne serait pas abolie. Même si les opprimés réussissaient à
secouer leur joug, les différences entre les ordres ne seraient pas
supprimées pour autant. Seul le libéralisme pouvait venir à bout de
l'opposition fondamentale des rangs sociaux. En combattant toute
atteinte à la liberté de la personne, en considérant le travail libre
comme plus productif que le travail servile, en faisant de la liberté de
circulation et du libre choix de la profession les bases d'une politique
rationnelle, il a sonné le glas des ordres sociaux. Rien ne caractérise
mieux l'impuissance de la critique antilibérale à comprendre la
signification historique du libéralisme que les tentatives qu'elle a
faites pour le dénigrer, en le représentant comme l'expression
d'intérêts de groupes particuliers.
Dans la lutte entre ordres sociaux, tous les membres
d'un même ordre sont unis par la communauté du but poursuivi. Leurs
intérêts peuvent par ailleurs différer autant qu'on voudra; ils se
rencontrent du moins sur un point: ils veulent tous améliorer la
situation juridique de leur ordre. Une telle amélioration comporte en
général certains avantages économiques, l'objet même de la différence
juridique des ordres étant précisément d'avantager économiquement les
uns par rapport aux autres.
Le concept de classe tel que l'entend la théorie
antagoniste se présente sous un tout autre aspect. Cette théorie qui
suppose entre les classes des abîmes infranchissables ne va pas au bout
de sa propre logique lorsqu'elle se borne à diviser la société en trois
ou quatre grandes classes. Pour être conséquente avec elle-même, elle
devrait poursuivre la division de la société en groupes d'intérêt
jusqu'au point où elle rencontrerait des groupes dont tous les membres
rempliraient exactement la même fonction. Il ne suffit pas de diviser
les possédants en propriétaires fonciers et capitalistes. Il faut aller
plus loin et arriver par exemple à des groupes tels que: les filateurs
de coton qui produisent le même numéro de fil, les fabricants de
chevreau noir, les producteurs de bière blonde. Ces groupes ont bien un
intérêt commun qui les oppose à tous les autres groupes: ils ont le
même intérêt à ce que l'écoulement de leurs produits s'opère dans les
conditions les plus favorables. Mais cet intérêt commun est
singulièrement restreint. Dans l'économie libre, aucune branche de la
production ne peut s'assurer d'une façon durable un bénéfice supérieur à
la moyenne, non plus qu'elle ne peut travailler longtemps à sa perte.
Ainsi, la communauté d'intérêt des membres d'une même branche de la
production ne s'étend pas au-delà de la constitution d'un marché
favorable pour une période de temps limitée. Pour le reste, ce n'est pas
la solidarité d'intérêts mais la concurrence qui domine les rapports de
ses membres. Cette concurrence ne subit de restriction au nom des
intérêts du groupe que là où sous une forme quelconque la liberté
économique se trouve déjà elle-même limitée. Mais pour que le schéma
puisse s'appliquer à la critique de la doctrine de la solidarité des
intérêts particuliers de classe, il faudrait apporter la preuve qu'il
demeure valable à l'intérieur d'une économie libre. Ce n'est pas une
preuve en faveur de la théorie de la lutte des classes que de montrer
par exemple qu'un intérêt commun lie les propriétaires fonciers entre
eux et les oppose à la population urbaine dans la politique douanière,
ou d'établir qu'il existe un conflit entre les propriétaires fonciers et
les citadins pour la possession du pouvoir politique. La théorie
libérale ne nie aucunement que les interventions de l'État dans le libre
jeu de l'économie créent des intérêts particuliers; elle ne nie
nullement que certains groupements s'efforcent de s'assurer par cette
voie des avantages particuliers. Elle dit seulement que ces avantages
particuliers, en tant qu'ils constituent des privilèges en faveur de
petits groupes, provoquent des luttes politiques violentes, des révoltes
de la majorité non privilégiée contre la minorité privilégiée, et que
l'évolution de toute la société se trouve entravée par le trouble de la
paix qui en résulte. Elle dit seulement que ces privilèges, lorsqu'ils
deviennent la règle générale, nuisent également à tous, car ils prennent
aux uns ce qu'ils donnent aux autres et n'entraînent comme résultat
définitif qu'une diminution de la productivité du travail. La communauté
d'intérêts des membres des divers groupes et leur opposition d'intérêts
aux autres groupes sont toujours la conséquence des restrictions
apportées au droit de propriété, à la liberté des échanges ou du choix
de la profession; ou bien elles découlent de la communauté ou de
l'opposition des intérêts dans une courte période transitoire.
Mais s'il n'existe entre les groupes dont les membres
occupent la même position dans l'économie aucune communauté particulière
d'intérêts qui les opposent aux autres groupes il ne peut pas en exister
davantage à l'intérieur de groupes plus importants dont les membres
occupent une position non plus identique mais seulement analogue. Si
aucune communauté particulière d'intérêts ne lie les filateurs de coton
entre eux, il ne peut pas en exister davantage entre les filateurs et les
fabricants de machines. Entre les filateurs et les tisseurs, entre les
constructeurs de machines et ceux qui les utilisent, l'opposition des
intérêts est aussi marquée que possible. La communauté des intérêts
n'existe que là où la concurrence est éliminée, par exemple entre les
propriétaires de terres de qualité et de situation identiques.
La théorie qui divise la population en trois ou
quatre grands groupes ayant chacun un intérêt commun se trompe déjà
quand elle considère les propriétaires fonciers comme une classe ayant
des intérêts identiques. Aucune communauté particulière d'intérêts ne
lie les propriétaires de terres arables, de forêts, de vignobles, de
mines, ou de terrains à bâtir, si ce n'est qu'ils défendent le droit de
propriété privée de la terre. Mais ce n'est pas là un intérêt
particulier aux propriétaires. Quiconque a reconnu la signification de
la propriété privée des moyens de production pour le rendement du
travail social, qu'il soit lui-même propriétaire ou non, doit s'en faire
l'avocat dans son propre intérêt au même titre que les propriétaires.
Ces derniers n'ont vraiment un intérêt particulier que lorsque la
liberté de la propriété et du commerce a été limitée de quelque manière.
Il n'a pas davantage d'intérêts communs à tous les
travailleurs salariés. L'idée d'un travail homogène est aussi chimérique
que l'idée d'un travail universel. Le travail du filateur est différent
de celui du mineur et différent de celui du médecin. Les théoriciens du
socialisme pour qui l'opposition des classes est insurmontable
s'expriment en général comme s'il existait une sorte de travail abstrait
que chacun serait capable d'accomplir et comme si le travail qualifié
n'entrait pas en ligne de compte. En réalité, il n'existe pas de
« travail en soi ». Le travail non qualifié n'est pas non plus homogène.
Le métier de balayeur et celui de porteur sont deux choses toutes
différentes. En outre, le rôle joué par le travail non qualifié, si on
le considère au point de vue purement quantitatif, est beaucoup plus
restreint que n'a coutume de l'admettre la théorie orthodoxe des
classes.
La théorie de l'imputation a le droit, dans la
déduction de ses lois, de parler de « terre » et de « travail » en soi.
En effet, pour elle, tous les biens d'ordre supérieur n'ont de sens
qu'en tant qu'ils sont des objets pour l'économie. Quand, simplifiant
l'infinie variété des biens d'ordre supérieur elle les classe en un
petit nombre de grands groupes, la raison en est simplement que cela
facilite l'élaboration d'une doctrine tout entière orientée vers un but
bien déterminé. On reproche souvent aux économistes de se mouvoir dans
les abstractions. Mais, ceux qui leur adressent ce reproche oublient que
les concepts de « travail » et de « travailleur », de « capital » et de
« capitaliste », etc., sont eux-mêmes des abstractions et ils ne
craignent pas de transporter purement et simplement le « travailleur »
théorique de l'économie politique dans la vie économique concrète de la
société.
Les membres d'une même classe sont les uns par
rapport aux autres des concurrents. Si le nombre des travailleurs
diminue et si en même temps le rendement limite du travail augmente, le
salaire s'accroît et avec lui le revenu et le niveau de vie du
travailleur. C'est là un fait contre lequel les syndicats ne peuvent
rien. Ils en reconnaissent implicitement l'exactitude en se constituant
eux-mêmes, eux qui étaient censés être nés pour lutter contre les
entrepreneurs, en corporations fermées.
Mais la concurrence s'exprime aussi à l'intérieur des
classes par le fait que les travailleurs entrent en compétition en vue
d'améliorer leur situation et de s'élever à un rang social supérieur.
Que ce soit tel ou tel individu qui parvienne au premier rang dans
l'atelier et qui se joigne à la minorité relative qui s'élève des
couches inférieures aux couches supérieures, peu importe aux membres des
autres classes pourvu que ce soit le plus capable. Mais pour les
travailleurs eux-mêmes, c'est là une question d'importance. Sur ce point,
chacun se trouve en concurrence avec son voisin. Sans doute chaque
travailleur a intérêt – et cela résulte de la solidarité sociale – à ce
que tous les autres postes supérieurs soient occupés par les meilleurs
et les plus qualifiés. Mais chacun est anxieux de se voir attribuer le
poste auquel il est candidat, même s'il n'est pas le plus qualifié pour
l'occuper, car le bénéfice direct qu'il en retirera sera bien plus
considérable que la portion du dommage général qui retombera
indirectement sur lui.
Si on abandonne la théorie de la solidarité des
intérêts de tous les membres de la société, qui est la seule théorie
capable d'expliquer la possibilité même de la société, alors on ne peut
même pas dire que la société se dissolve en classes; il faut dire qu'il
ne reste plus que des individus qui s'affrontent comme des adversaires.
Ce n'est pas dans la classe, mais seulement dans la société que
l'opposition des intérêts individuels peut être surmontée. Il n'entre
pas dans la société d'autres éléments composants que les individus.
L'idée d'une classe dont l'unité serait fondée sur une communauté
particulière d'intérêts est purement chimérique; c'est l'invention
d'une théorie insuffisamment élaborée. Plus la société est complexe et
plus la spécialisation y est poussée, plus les groupes de personnes
occupant à l'intérieur de l'organisme social une situation analogue sont
nombreux, et plus aussi naturellement diminue en moyenne le nombre des
membres de chaque groupe à mesure que le nombre des groupes augmente. Le
fait que les membres de chaque groupe ont en commun certains intérêts
immédiats ne suffit pas à créer entre eux une identité d'intérêts.
L'analogie de leurs situations fait d'eux des concurrents et non pas des
hommes ayant des aspirations identiques. Et le fait que des groupes
apparentés n'occupent pas une situation absolument analogue ne crée pas
non plus entre eux une complète communauté d'intérêts; dans la mesure
même où leurs situations sont analogues, la concurrence doit
nécessairement jouer entre eux.
Les intérêts des propriétaires de filatures de coton
peuvent avoir à certains points de vue des orientations parallèles;
mais dans cette mesure les filateurs sont les uns par rapport aux autres
des concurrents. À un autre point de vue, seuls les filateurs produisant
le même numéro de coton occupent des situations exactement analogues;
la concurrence règne alors à nouveau entre eux dans la même mesure. À un
troisième point de vue, le parallélisme des intérêts s'étend plus loin
encore; il peut englober tous ceux qui travaillent dans l'industrie du
coton, puis tous ceux qui produisent du coton y compris les planteurs et
les salariés, puis encore tous les industriels quels qu'ils soient,
etc.; le groupement est sans cesse différent suivant les intérêts que
l'on considère. Mais une identité complète est à peine possible et, dans
la mesure où elle existe, elle ne conduit pas seulement à une communauté
d'intérêts à l'égard de tiers; elle conduit aussi à l'établissement de
la concurrence à l'intérieur même du groupe.
Une théorie cherchant dans la lutte des classes la
source de toute l'évolution sociale devrait montrer que la position de
chaque individu dans l'organisme social est déterminée uniquement par sa
situation de classe, c'est-à-dire par son appartenance à une certaine
classe et par la relation qui unit cette classe elle-même aux autres
classes. Le fait que dans les luttes politiques certains groupes sociaux
entrent en conflit avec d'autres n'est pas une preuve à l'appui de cette
théorie. Pour prouver sa validité, il faudrait encore qu'elle montre que
le groupement en vue de la lutte est orienté nécessairement dans une
direction déterminée et qu'il ne peut pas être influencé par les
idéologies indépendantes de la situation de classe. Il faudrait qu'elle
montre que la façon dont les groupes les plus petites s'unissent pour
former des groupes plus larges qui à leur tour forment les classes dans
lesquelles se divise la totalité de la société, ne repose pas sur des
compromis et sur des alliances réalisées en vue d'une action commune
éphémère, mais sur des faits résultant de nécessités sociales, sur la
communauté incontestable d'intérêts.
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