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Le socialisme – Opposition de classes et
lutte de classes* (Version imprimée) |
par
Ludwig von Mises (1881-1973)
Le Québécois Libre, 15 janvier
2010, No 285.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/11/110115-10.html
1. Le concept de classe et d'opposition de classes
Dans la communauté sociale du travail, chaque individu occupe à chaque
instant une position déterminée qui résulte des rapports qu'il
entretient avec les autres membres de la société. Ces rapports se
présentent sous la forme d'échanges. L'individu appartient à la société
en tant qu'il donne et qu'il reçoit, qu'il vend et qu'il achète. Ce
faisant, sa position n'est pas nécessairement unilatérale. Il peut être
tout ensemble propriétaire foncier, salarié, détenteur de capitaux; ou
bien entrepreneur, employé, propriétaire foncier; ou bien encore
entrepreneur, détenteur de capitaux, propriétaire foncier, etc. Il peut
produire à la fois des fromages et des paniers, et se louer en même
temps à l'occasion comme journalier, etc. Mais la situation de ceux-là
mêmes qui occupent une position analogue se différencie par les
conditions particulières dans lesquelles ils se présentent sur le
marché. Comme acheteur pour son usage personnel, chaque individu occupe
aussi une position différente d'après ses besoins particuliers. Sur le
marché il n'y a que des individus isolés; dans une économie libérale le
commerce permet aux différences individuelles de se manifester: il
« atomise », ainsi qu'on l'a dit quelquefois non sans y attacher une
nuance de blâme et de regret. Marx lui-même a dû le reconnaître:
« étant donné que les achats et les ventes ne peuvent se conclure
qu'entre des individus isolés, on n'a pas le droit d'y chercher des
rapports entre classes sociales prises dans leur ensemble »(1).
Lorsqu'on réunit l'ensemble des hommes qui occupent
dans la société une position analogue sous la désignation de classes
sociales, on doit toujours se rappeler qu'on n'a encore rien fait pour
résoudre le problème de savoir si l'on doit attribuer aux classes une
importance particulière dans la vie sociale. La schématisation et la
classification ne constituent pas en elles-mêmes une connaissance. Seule
la fonction que les concepts remplissent dans les théories auxquelles
ils sont intégrés leur donne une valeur scientifique; pris isolément et
en dehors de leurs rapports avec ces théories, ils ne sont qu'un jeu
stérile d'idées. C'est pourquoi, en se bornant à constater comme un fait
évident que les hommes occupent des positions différentes et qu'on ne
peut par suite nier l'existence de classes sociales, on est loin encore
d'avoir démontré la valeur pratique de la théorie des classes. Ce n'est
pas le fait que les individus occupent des positions sociales
différentes qui importe; c'est le rôle que ce fait joue dans la vie
sociale.
On a reconnu de tout temps que l'opposition entre
pauvres et riches, comme du reste toutes les oppositions d'intérêts
économiques, a joué dans la politique un rôle considérable. L'importance
historique de la différence de rang ou de caste, c'est-à-dire de la
différence des positions juridiques, de l'inégalité devant la loi,
n'était pas un fait moins bien connu. L'économie libérale ne l'a pas
contesté. Mais elle a entrepris de démontrer que toutes ces oppositions
ont leur origine dans des institutions politiques contraires à la
raison. Il n'y a, selon elle, aucune incompatibilité entre les intérêts
individuels bien compris. Les prétendues oppositions d'intérêts qui ont
joué jadis un grand rôle doivent être attribuées à la méconnaissance des
lois naturelles qui régissent la vie sociale. Maintenant que l'on a
reconnu l'identité de tous les intérêts bien compris, on n'a plus le
droit de se servir des vieux arguments dans la discussion politique.
Cependant, l'économie libérale, en proclamant la
doctrine de la solidarité des intérêts, jette les bases d'une nouvelle
théorie de l'opposition des classes. Les mercantilistes avaient placé
les biens au centre de l'économie politique, considérée comme la théorie
de la richesse matérielle. C'est le grand mérite des économistes
classiques d'avoir placé à côté des biens l'activité de l'homme et
d'avoir ainsi ouvert la voie à l'économie politique moderne qui place au
centre de son système l'homme et ses jugements de valeur. Le système
dans lequel homme et biens matériels sont placés sur le même rang se
divise à son tour à première vue en deux parties, l'une qui traite de la
formation des richesses et l'autre de la répartition. À mesure que
l'économie politique se transforme en science, au sens rigoureux du mot
et devient un système de catallactique, cette distinction
s'efface de plus en plus; mais au début l'idée de répartition subsiste.
Elle entraîne involontairement l'idée qu'il existe une séparation entre
les deux processus de la production et de la répartition. Il semble que
les biens soient tout d'abord produits pour être ensuite répartis. Si
clairement qu'on se représente la liaison indissoluble qui existe entre
la production et la répartition dans l'économie capitaliste, cette
distinction malheureuse s'impose toujours plus ou moins à l'esprit(2).
Or, dès qu'on a retenu le terme « répartition » et
qu'on envisage le problème économique de l'attribution des biens comme
un problème de répartition, la confusion devient inévitable. En effet, la
théorie de l'imputation, ou pour employer une expression qui
répond mieux à la conception que les économistes classiques ont eue de
ce problème, la théorie des revenus, doit distinguer entre les
différentes catégories de facteurs de la production, même si elle
applique également à tous le même principe fondamental de formation de
la valeur. La distinction entre travail, capital et sol est pour elle
une donnée. De là à se représenter les travailleurs, le capitalistes et
les propriétaires fonciers comme constituant des classes séparées il n'y
a qu'un pas, que Ricardo a franchi le premier dans la préface des ses
Principes. Cette conception se trouve encore favorisée par le fait
que les économistes classiques ne distinguent pas les éléments
constitutifs du profit, de telle sorte que rien ne s'oppose à l'idée de
la division de la société en trois grandes classes.
Mais Ricardo va plus loin. En montrant comment, aux
différents stades de l'évolution sociale – « in different stages of
society »(3)
–, les parts respectives de l'ensemble de la production revenant à
chacune des trois classes sont différentes, il donne à l'opposition des
classes un caractère dynamique. Ses successeurs l'ont suivi dans cette
voie. Et c'est cette idée qui sert de point de départ à Marx pour sa
théorie économique du Capital. Dans ses écrits antérieurs,
surtout dans l'introduction du Manifeste Communiste, il prend
encore les idées de classe et d'opposition de classes dans leur ancien
d'opposition résultant du rang social ou de l'importance du patrimoine.
Le passage d'une conception à l'autre est donné par l'idée qui voit dans
les rapports du travail de l'économie capitaliste la domination des
possédants sur les salariés. Marx s'est abstenu de donner une définition
précise du concept de classe qui a pourtant une valeur fondamentale dans
son système. Il ne dit pas en quoi consiste la classe mais se borne à
indiquer les grandes classes entre lesquelles se divise la société
capitaliste(4).
Pour ce faire, il adopte tout simplement la division de Ricardo sans
prendre garde que pour son auteur la division en classes n'avait de
valeur que dans la catallactique.
La théorie marxiste des classes et de la lutte des
classes eut un succès considérable. On admet aujourd'hui d'une façon
presque générale que la société se divise en classes séparées par des
abîmes infranchissables. Même ceux qui souhaitent la paix entre les
classes ne contestent pas en général l'existence des oppositions de
classes et la lutte qu'elles entraînent. Mais le concept de classe est
toujours demeuré obscur; comme chez Marx lui-même, il se présente sous
les aspects les plus variés chez ses successeurs.
Si on déduit le concept de classe – ce qui
répondrait bien à l'esprit du Capital –, des facteurs de
production du système classique, ou fait d'une distinction imaginée pour
les besoins de la catallactique et qui n'était justifiée qu'à
l'intérieur de cette dernière, le fondement d'une théorie générale de la
société. On oublie que la division des facteurs de la production en
deux, trois ou quatre grands groupes est une question de système
économique et qu'elle ne vaut que par rapport à un système déterminé.
Pour la commodité du raisonnement on a le droit, au point de vue du
problème de l'attribution des biens, de réunir ces facteurs en
différents groupes; mais il n'en résulte pas qu'il existe entre ces
facteurs une parenté plus étroite. La raison qui préside à ce groupement
ou à cette opposition des divers facteurs réside uniquement dans le
système envisagé et les fins qu'il se propose. La position particulière
attribuée au sol par la théorie classique découle de l'idée de la rente
foncière. D'après cette théorie, le sol est l'unique bien qui soit
capable, sous certaines conditions, de produire une rente. De même, la
thèse qui voit dans le capital la source du profit et dans le travail la
source du salaire, résulte des particularités du système classique. Pour
les conceptions postérieures du problème de la répartition, qui
distinguent dans le profit de l'école classique le bénéfice de
l'entrepreneur et l'intérêt du capital, le groupement des facteurs de la
production est déjà tout différent. Dans l'économie politique moderne,
le groupement des facteurs de la production suivant le schéma de la
théorie classique a perdu son ancienne importance. L'ancien problème de
la distribution des biens est devenu le problème de la formation des
prix des facteurs de la production. Seul le conservatisme coriace propre
à la classification scientifique explique que l'on ait conservé la
vieille terminologie. Une classification répondant réellement à la
nature du problème de l'imputation devrait reposer sur une base
entièrement différente et s'appuyer par exemple sur la distinction des
éléments statiques et dynamiques du revenu.
Mais dans un aucun système, le groupement des
facteurs de la production ne trouve sa raison dans leurs caractères
naturels ou dans la parenté de leurs fonctions. C'est là l'erreur
fondamentale de la théorie des classes. Elle part naïvement de
l'affirmation qu'il existe une connexion intime, créée par les
conditions économiques naturelles, entre les facteurs de la production
qui avaient été groupés tout d'abord pour la commodité de l'analyse.
Dans ce but, elle imagine un sol uniforme, qui se prête tout au moins à
toutes les formes de culture, et un travail uniforme capable de
s'appliquer à n'importe quel objet. Elle fait déjà une concession, une
tentative pour se rapprocher de la réalité quand elle établit une
distinction entre les terres agricoles, les terrains miniers, et le sol
propre à la construction des villes et entre le travail qualifié et le
travail non qualifié. Mais cette concession n'améliore pas sa position.
Le travail qualifié est une abstraction au même titre que le travail pur
et simple et l'idée du terrain agricole au même titre que l'idée du
terrain tout court. Et, ce qui est pour nous décisif, ce sont des
abstractions qui ne tiennent précisément pas compte des caractères
déterminants au point de vue sociologique. Lorsqu'il s'agit des
particularités de la formation des prix, on peut, dans certaines
circonstances, admettre la distinction des trois groupes, sol, capital,
travail. Mais cela ne prouve pas qu'elle soit justifiée quand d'autres
problèmes sont en question.
2. Ordres sociaux et classes sociales
La théorie de la lutte des classes confond sans cesse les deux concepts
de rang social et de classe(5).
Les rangs ou ordres sociaux sont des institutions
juridiques, non des faits déterminés par l'économie. On naît dans un
certain rang et l'on y demeure en général jusqu'à sa mort. Pendant toute
sa vie, l'homme conserve sa qualité de membre d'un certain rang. On
n'est pas seigneur, serf, homme libre ou esclave, être de la terre ou
attaché à elle, patricien ou plébéien, parce qu'on occupe dans
l'économie une position déterminée. Mais on occupe une position
déterminée dans l'économie parce qu'on appartient à un rang déterminé.
Sans doute les rangs étaient-ils eux-mêmes à l'origine l'expression des
conditions économiques dans la mesure où, comme tout ordre social, ils
sont nés du besoin d'assurer la coopération sociale. Mais la théorie
sociale qui est à la base de cette institution diffère totalement de la
théorie libérale; pour elle la coopération humaine consiste en ce que
les uns ne font que donner, les autres recevoir. Elle ne saurait
concevoir que tous à la fois donnent et reçoivent, et que cet échange
soit profitable à tous. Par la suite, quand on commença, à la lueur des
idées libérales naissantes, à considérer comme antisocial et comme
injuste cet état de choses fondé sur l'oppression unilatérale des
faibles, on chercha à le justifier en introduisant artificiellement dans
ce système lui-même l'idée de réciprocité; les membres des ordres
supérieurs assureraient aux autres la protection, l'entretien, la
jouissance du sol, etc. Mais déjà dans cette doctrine apparaît la
faillite de l'idéologie des ordres sociaux. De telles idées étaient
étrangères à cette institution à l'époque de sa splendeur. Elle
considérait alors franchement les rapports sociaux comme des rapports de
force, comme on le voit clairement dans la forme primitive de la
distinction entre les ordres – la distinction entre hommes libres et
esclaves. Si l'esclave lui-même considère l'esclavage comme naturel et
s'il s'accommode de son sort au lieu de se révolter et de chercher à
s'enfuir continuellement, ce n'est pas qu'il y voie une institution
équitable et avantageuse à la fois pour le maître et pour esclave;
c'est simplement parce que toute révolte mettrait sa vie en péril.
On a tenté de réfuter la théorie libérale de l'institution de
l'esclavage et par là même, dans la mesure où l'opposition entre hommes
libres et esclaves constitue la forme primitive de toutes les
différences sociales, la théorie libérale des ordres sociaux dans toute
sa généralité, en insistant sur le rôle historique de l'esclavage. En se
substituant au massacre des vaincus, il aurait marqué un progrès de la
civilisation. Sans l'esclavage, jamais une société fondée sur la division
du travail n'aurait pu se développer car tous les individus auraient
préféré être maîtres sur leurs propres terres plutôt qu'ouvriers
non-propriétaires travaillant à la transformation des matières premières
produites par d'autres ou même journaliers sans avoir sur le champ
d'autrui. Aucune civilisation supérieure n'est possible sans cette
division du travail qui assure à une partie de la population, libérée du
souci du pain quotidien, la possibilité d'une vie de loisirs: ce serait
là la justification de l'esclavage(6).
Mais pour le philosophe qui considère l'évolution
historique, la question ne se pose pas de savoir si une institution est
justifiée ou non. Son apparition dans l'histoire prouve que des forces
ont travaillé à sa réalisation. Nous avons seulement le droit de nous
demander si elle a rempli effectivement la fonction qui lui était
assignée. Dans le cas présent, la réponse est absolument négative.
L'esclavage n'a pas préparé les voies à la production fondée sur la
division sociale du travail; il en a au contraire entravé le
développement. Seule sa suppression a permis à l'industrie moderne de la
réaliser dans toute son ampleur. Le fait qu'il ait encore existé des
terres libres pour la colonisation n'a empêché ni la création d'une
industrie particulière ni la constitution d'une classe de travailleurs
libres. Car les terres libres exigeaient un défrichement préalable. Leur
mise en valeur nécessitait toute une série de travaux d'amélioration et
d'exploration, et en définitive ces terres pouvaient être inférieures
par leur situation et leur rendement naturel aux terres déjà en
exploitation(7).
La propriété privée des moyens de production est la condition nécessaire
de la division du travail. Elle n'exigeait pas l'esclavage.
L'opposition des ordres sociaux revêt deux formes
caractéristiques. La première s'exprime dans les rapports existant entre
le seigneur et le serf. Le seigneur possesseur du sol demeure
entièrement étranger au processus de la production. Il n'intervient qu'à
son terme, quand la récolte est rentrée, pour en prendre sa part.
L'essence de ce rapport demeure la même, qu'il ait été créé par
l'asservissement de paysans précédemment libres ou par l'établissement
d'autres paysans sur la terre seigneuriale. Le fait caractéristique,
c'est que ce rapport n'a rien à voir avec le processus de la production
et qu'il n'existe aucun moyen économique de le dénouer, comme par
exemple le rachat de la rente par le paysan tributaire. S'il pouvait
être dénoué, il cesserait d'être un rapport de dépendance résultant du
rang social pour devenir un rapport de propriété. La seconde forme de
cette opposition est celle du maître et de l'esclave. Ici, ce que le
maître est en droit d'exiger, ce ne sont pas des produits déterminés,
mais du travail. Et là encore, il peut l'exiger sans avoir à fournir
aucune contrepartie. Car l'octroi de la nourriture, du vêtement, du
logement ne constitue pas une véritable contrepartie; c'est seulement
la condition nécessaire de la conservation du travail de l'esclave.
Lorsque l'institution joue dans toute sa pureté, l'esclave n'est nourri
qu'aussi longtemps que le produit de son travail l'emporte sur le coût
de son entretien.
Rien n'est plus absurde que de comparer de tels rapports avec ceux qui
existent dans l'économie libérale entre l'ouvrier et l'entrepreneur. Le
travail salarié libre est sorti historiquement en partie du travail
servile et il a fallu longtemps pour qu'il se dépouille de toutes les
traces de son origine et revête la forme qu'il a dans l'économie
capitaliste. On méconnaît la nature de cette dernière quand on met sur
le même plan le travail salarié libre et le travail de l'esclave. On
peut, au point de vue sociologique, établir une comparaison entre eux.
Tous deux se présentent également sous la forme d'une division sociale
du travail. Tous deux sont des systèmes de coopération sociale et
présentent en conséquence des traits communs. Mais la sociologie ne doit
pas oublier que le caractère économique des deux systèmes est tout
différent. On se trompe entièrement quand on essaie de défendre la cause
du travail salarié libre au point de vue économique au moyen d'arguments
empruntés à l'étude du travail servile. Le travailleur libre reçoit
comme salaire la part imputable à son travail dans la production. Le
maître qui fait travailler des esclaves dépense la même somme, d'une
part pour leur entretien et d'autre part pour leur achat, achat dont le
prix est fonction de l'écart qui existe entre la rémunération du
travailleur libre et les frais d'entretien de l'esclave. L'excédent de
salaire libre sur les frais d'entretien du travailleur revient ainsi à
celui qui transforme l'homme libre en esclave, au chasseur d'esclaves,
non pas au marchand d'esclaves ou au propriétaire d'esclaves. Ces deux
derniers, dans l'économie servile, n'ont pas de revenu spécifique.
Vouloir dès lors étayer la théorie de l'exploitation de l'homme par
l'homme en se référant à l'économie servile, c'est méconnaître
entièrement la nature du problème posé(8).
Dans la société divisée en ordres, tous les membres
des ordres qui ne jouissent pas de la pleine capacité juridique ont un
intérêt commun: ils aspirent tous à une amélioration du statut
juridique de leur ordre. Tous les tenanciers aspirent à un allègement
des redevances qui pèsent sur eux, tous les esclaves aspirent à la
liberté, c'est-à-dire à une condition qui leur permettrait d'exploiter
leur capacité de travail à leur profit. Cet intérêt commun à tous les
membres du même ordre social est d'autant plus fort qu'il est plus
difficile à l'individu de s'élever lui-même au-dessus du niveau assigné
par la loi à son rang. Le fait que, dans quelques cas exceptionnels, des
individus particulièrement doués parviennent à la faveur de hasards
favorables à s'élever à un rang supérieur n'a guère d'importance. Les
désirs et les espoirs insatisfaits d'individus isolés ne sauraient
engendrer des mouvements de masse. Bien moins que le désir de réfréner
le mécontentement social, c'est la nécessité de renouveler leur propre
force qui pousse les ordres privilégiés à ne pas mettre d'obstacle à
l'ascension des mieux doués. Les individus les mieux doués à qui on a
refusé la possibilité de s'élever ne peuvent devenir dangereux que
lorsque leur appel à l'action violente rencontre un écho dans de vastes
couches de mécontents.
3. La lutte des classes
La cessation de toutes les luttes entre les
différents ordres sociaux ne supprimerait pas l'opposition qui existe
entre eux aussi longtemps que l'idée de la division de la société en
ordres ne serait pas abolie. Même si les opprimés réussissaient à
secouer leur joug, les différences entre les ordres ne seraient pas
supprimées pour autant. Seul le libéralisme pouvait venir à bout de
l'opposition fondamentale des rangs sociaux. En combattant toute
atteinte à la liberté de la personne, en considérant le travail libre
comme plus productif que le travail servile, en faisant de la liberté de
circulation et du libre choix de la profession les bases d'une politique
rationnelle, il a sonné le glas des ordres sociaux. Rien ne caractérise
mieux l'impuissance de la critique antilibérale à comprendre la
signification historique du libéralisme que les tentatives qu'elle a
faites pour le dénigrer, en le représentant comme l'expression
d'intérêts de groupes particuliers.
Dans la lutte entre ordres sociaux, tous les membres
d'un même ordre sont unis par la communauté du but poursuivi. Leurs
intérêts peuvent par ailleurs différer autant qu'on voudra; ils se
rencontrent du moins sur un point: ils veulent tous améliorer la
situation juridique de leur ordre. Une telle amélioration comporte en
général certains avantages économiques, l'objet même de la différence
juridique des ordres étant précisément d'avantager économiquement les
uns par rapport aux autres.
Le concept de classe tel que l'entend la théorie
antagoniste se présente sous un tout autre aspect. Cette théorie qui
suppose entre les classes des abîmes infranchissables ne va pas au bout
de sa propre logique lorsqu'elle se borne à diviser la société en trois
ou quatre grandes classes. Pour être conséquente avec elle-même, elle
devrait poursuivre la division de la société en groupes d'intérêt
jusqu'au point où elle rencontrerait des groupes dont tous les membres
rempliraient exactement la même fonction. Il ne suffit pas de diviser
les possédants en propriétaires fonciers et capitalistes. Il faut aller
plus loin et arriver par exemple à des groupes tels que: les filateurs
de coton qui produisent le même numéro de fil, les fabricants de
chevreau noir, les producteurs de bière blonde. Ces groupes ont bien un
intérêt commun qui les oppose à tous les autres groupes: ils ont le
même intérêt à ce que l'écoulement de leurs produits s'opère dans les
conditions les plus favorables. Mais cet intérêt commun est
singulièrement restreint. Dans l'économie libre, aucune branche de la
production ne peut s'assurer d'une façon durable un bénéfice supérieur à
la moyenne, non plus qu'elle ne peut travailler longtemps à sa perte.
Ainsi, la communauté d'intérêt des membres d'une même branche de la
production ne s'étend pas au-delà de la constitution d'un marché
favorable pour une période de temps limitée. Pour le reste, ce n'est pas
la solidarité d'intérêts mais la concurrence qui domine les rapports de
ses membres. Cette concurrence ne subit de restriction au nom des
intérêts du groupe que là où sous une forme quelconque la liberté
économique se trouve déjà elle-même limitée. Mais pour que le schéma
puisse s'appliquer à la critique de la doctrine de la solidarité des
intérêts particuliers de classe, il faudrait apporter la preuve qu'il
demeure valable à l'intérieur d'une économie libre. Ce n'est pas une
preuve en faveur de la théorie de la lutte des classes que de montrer
par exemple qu'un intérêt commun lie les propriétaires fonciers entre
eux et les oppose à la population urbaine dans la politique douanière,
ou d'établir qu'il existe un conflit entre les propriétaires fonciers et
les citadins pour la possession du pouvoir politique. La théorie
libérale ne nie aucunement que les interventions de l'État dans le libre
jeu de l'économie créent des intérêts particuliers; elle ne nie
nullement que certains groupements s'efforcent de s'assurer par cette
voie des avantages particuliers. Elle dit seulement que ces avantages
particuliers, en tant qu'ils constituent des privilèges en faveur de
petits groupes, provoquent des luttes politiques violentes, des révoltes
de la majorité non privilégiée contre la minorité privilégiée, et que
l'évolution de toute la société se trouve entravée par le trouble de la
paix qui en résulte. Elle dit seulement que ces privilèges, lorsqu'ils
deviennent la règle générale, nuisent également à tous, car ils prennent
aux uns ce qu'ils donnent aux autres et n'entraînent comme résultat
définitif qu'une diminution de la productivité du travail. La communauté
d'intérêts des membres des divers groupes et leur opposition d'intérêts
aux autres groupes sont toujours la conséquence des restrictions
apportées au droit de propriété, à la liberté des échanges ou du choix
de la profession; ou bien elles découlent de la communauté ou de
l'opposition des intérêts dans une courte période transitoire.
Mais s'il n'existe entre les groupes dont les membres
occupent la même position dans l'économie aucune communauté particulière
d'intérêts qui les opposent aux autres groupes il ne peut pas en exister
davantage à l'intérieur de groupes plus importants dont les membres
occupent une position non plus identique mais seulement analogue. Si
aucune communauté particulière d'intérêts ne lie les filateurs de coton
entre eux, il ne peut pas en exister davantage entre les filateurs et les
fabricants de machines. Entre les filateurs et les tisseurs, entre les
constructeurs de machines et ceux qui les utilisent, l'opposition des
intérêts est aussi marquée que possible. La communauté des intérêts
n'existe que là où la concurrence est éliminée, par exemple entre les
propriétaires de terres de qualité et de situation identiques.
La théorie qui divise la population en trois ou
quatre grands groupes ayant chacun un intérêt commun se trompe déjà
quand elle considère les propriétaires fonciers comme une classe ayant
des intérêts identiques. Aucune communauté particulière d'intérêts ne
lie les propriétaires de terres arables, de forêts, de vignobles, de
mines, ou de terrains à bâtir, si ce n'est qu'ils défendent le droit de
propriété privée de la terre. Mais ce n'est pas là un intérêt
particulier aux propriétaires. Quiconque a reconnu la signification de
la propriété privée des moyens de production pour le rendement du
travail social, qu'il soit lui-même propriétaire ou non, doit s'en faire
l'avocat dans son propre intérêt au même titre que les propriétaires.
Ces derniers n'ont vraiment un intérêt particulier que lorsque la
liberté de la propriété et du commerce a été limitée de quelque manière.
Il n'a pas davantage d'intérêts communs à tous les
travailleurs salariés. L'idée d'un travail homogène est aussi chimérique
que l'idée d'un travail universel. Le travail du filateur est différent
de celui du mineur et différent de celui du médecin. Les théoriciens du
socialisme pour qui l'opposition des classes est insurmontable
s'expriment en général comme s'il existait une sorte de travail abstrait
que chacun serait capable d'accomplir et comme si le travail qualifié
n'entrait pas en ligne de compte. En réalité, il n'existe pas de
« travail en soi ». Le travail non qualifié n'est pas non plus homogène.
Le métier de balayeur et celui de porteur sont deux choses toutes
différentes. En outre, le rôle joué par le travail non qualifié, si on
le considère au point de vue purement quantitatif, est beaucoup plus
restreint que n'a coutume de l'admettre la théorie orthodoxe des
classes.
La théorie de l'imputation a le droit, dans la
déduction de ses lois, de parler de « terre » et de « travail » en soi.
En effet, pour elle, tous les biens d'ordre supérieur n'ont de sens
qu'en tant qu'ils sont des objets pour l'économie. Quand, simplifiant
l'infinie variété des biens d'ordre supérieur elle les classe en un
petit nombre de grands groupes, la raison en est simplement que cela
facilite l'élaboration d'une doctrine tout entière orientée vers un but
bien déterminé. On reproche souvent aux économistes de se mouvoir dans
les abstractions. Mais, ceux qui leur adressent ce reproche oublient que
les concepts de « travail » et de « travailleur », de « capital » et de
« capitaliste », etc., sont eux-mêmes des abstractions et ils ne
craignent pas de transporter purement et simplement le « travailleur »
théorique de l'économie politique dans la vie économique concrète de la
société.
Les membres d'une même classe sont les uns par
rapport aux autres des concurrents. Si le nombre des travailleurs
diminue et si en même temps le rendement limite du travail augmente, le
salaire s'accroît et avec lui le revenu et le niveau de vie du
travailleur. C'est là un fait contre lequel les syndicats ne peuvent
rien. Ils en reconnaissent implicitement l'exactitude en se constituant
eux-mêmes, eux qui étaient censés être nés pour lutter contre les
entrepreneurs, en corporations fermées.
Mais la concurrence s'exprime aussi à l'intérieur des
classes par le fait que les travailleurs entrent en compétition en vue
d'améliorer leur situation et de s'élever à un rang social supérieur.
Que ce soit tel ou tel individu qui parvienne au premier rang dans
l'atelier et qui se joigne à la minorité relative qui s'élève des
couches inférieures aux couches supérieures, peu importe aux membres des
autres classes pourvu que ce soit le plus capable. Mais pour les
travailleurs eux-mêmes, c'est là une question d'importance. Sur ce point,
chacun se trouve en concurrence avec son voisin. Sans doute chaque
travailleur a intérêt – et cela résulte de la solidarité sociale – à ce
que tous les autres postes supérieurs soient occupés par les meilleurs
et les plus qualifiés. Mais chacun est anxieux de se voir attribuer le
poste auquel il est candidat, même s'il n'est pas le plus qualifié pour
l'occuper, car le bénéfice direct qu'il en retirera sera bien plus
considérable que la portion du dommage général qui retombera
indirectement sur lui.
Si on abandonne la théorie de la solidarité des
intérêts de tous les membres de la société, qui est la seule théorie
capable d'expliquer la possibilité même de la société, alors on ne peut
même pas dire que la société se dissolve en classes; il faut dire qu'il
ne reste plus que des individus qui s'affrontent comme des adversaires.
Ce n'est pas dans la classe, mais seulement dans la société que
l'opposition des intérêts individuels peut être surmontée. Il n'entre
pas dans la société d'autres éléments composants que les individus.
L'idée d'une classe dont l'unité serait fondée sur une communauté
particulière d'intérêts est purement chimérique; c'est l'invention
d'une théorie insuffisamment élaborée. Plus la société est complexe et
plus la spécialisation y est poussée, plus les groupes de personnes
occupant à l'intérieur de l'organisme social une situation analogue sont
nombreux, et plus aussi naturellement diminue en moyenne le nombre des
membres de chaque groupe à mesure que le nombre des groupes augmente. Le
fait que les membres de chaque groupe ont en commun certains intérêts
immédiats ne suffit pas à créer entre eux une identité d'intérêts.
L'analogie de leurs situations fait d'eux des concurrents et non pas des
hommes ayant des aspirations identiques. Et le fait que des groupes
apparentés n'occupent pas une situation absolument analogue ne crée pas
non plus entre eux une complète communauté d'intérêts; dans la mesure
même où leurs situations sont analogues, la concurrence doit
nécessairement jouer entre eux.
Les intérêts des propriétaires de filatures de coton
peuvent avoir à certains points de vue des orientations parallèles;
mais dans cette mesure les filateurs sont les uns par rapport aux autres
des concurrents. À un autre point de vue, seuls les filateurs produisant
le même numéro de coton occupent des situations exactement analogues;
la concurrence règne alors à nouveau entre eux dans la même mesure. À un
troisième point de vue, le parallélisme des intérêts s'étend plus loin
encore; il peut englober tous ceux qui travaillent dans l'industrie du
coton, puis tous ceux qui produisent du coton y compris les planteurs et
les salariés, puis encore tous les industriels quels qu'ils soient,
etc.; le groupement est sans cesse différent suivant les intérêts que
l'on considère. Mais une identité complète est à peine possible et, dans
la mesure où elle existe, elle ne conduit pas seulement à une communauté
d'intérêts à l'égard de tiers; elle conduit aussi à l'établissement de
la concurrence à l'intérieur même du groupe.
Une théorie cherchant dans la lutte des classes la
source de toute l'évolution sociale devrait montrer que la position de
chaque individu dans l'organisme social est déterminée uniquement par sa
situation de classe, c'est-à-dire par son appartenance à une certaine
classe et par la relation qui unit cette classe elle-même aux autres
classes. Le fait que dans les luttes politiques certains groupes sociaux
entrent en conflit avec d'autres n'est pas une preuve à l'appui de cette
théorie. Pour prouver sa validité, il faudrait encore qu'elle montre que
le groupement en vue de la lutte est orienté nécessairement dans une
direction déterminée et qu'il ne peut pas être influencé par les
idéologies indépendantes de la situation de classe. Il faudrait qu'elle
montre que la façon dont les groupes les plus petites s'unissent pour
former des groupes plus larges qui à leur tour forment les classes dans
lesquelles se divise la totalité de la société, ne repose pas sur des
compromis et sur des alliances réalisées en vue d'une action commune
éphémère, mais sur des faits résultant de nécessités sociales, sur la
communauté incontestable d'intérêts.
Qu'on considère par exemple les éléments divers qui
composent un parti agraire. Quand en Autriche les producteurs de vin, de
céréales, et les éleveurs de bétail s'assemblent pour former un parti
unique, on ne peut pas dire que c'est l'identité des intérêts qui les a
réunis. En effet chacun de ces trois groupes a des intérêts différents.
Leur fusion en vue d'obtenir certaines mesures douanières est un
compromis entre des intérêts opposés. Mais un tel compromis n'est
possible que s'il se fonde sur une idéologie dépassant les intérêts de
classe. L'intérêt de classe de chacun des trois groupes considérés
s'oppose à celui des autres groupes. Ils ne peuvent s'unir qu'en
renonçant en totalité ou en partie à certains intérêts particuliers,
même s'ils n'agissent ainsi en définitive que pour pouvoir défendre plus
efficacement d'autres intérêts particuliers.
Il en va autrement en ce qui concerne l'opposition des travailleurs et
des propriétaires des moyens de production. Les intérêts particuliers
des différents groupes de travailleurs ne sont pas identiques. Chaque
groupe a des intérêts suivant les capacités et les connaissances de ses
membres. Le prolétariat n'est pas en vertu de sa position de classe une
classe homogène comme le prétend le Parti socialiste; il ne devient tel
que par l'intervention de l'idéologie socialiste qui oblige chaque
individu et chaque groupe à abandonner ses intérêts particuliers. La
tâche des syndicats consiste précisément à rechercher sans cesse des
compromis capables de surmonter ces conflits(9).
Il peut toujours se constituer entre les groupes
d'intérêts des coalitions et alliances autres que celles qui existent
déjà. Si telles ou telles ont été effectivement conclues, cela dépend de
l'idéologie et non pas de la position de classe des groupes. La cohésion
de la classe est déterminée non par l'identité des intérêts de classe,
mais par des fins politiques. Toute communauté particulière d'intérêts
est extrêmement limitée; elle est effacée ou contrebalancée par
l'opposition d'autres intérêts particuliers, à moins qu'une idéologie
déterminée ne fasse apparaître la communauté des intérêts comme plus
forte que leur opposition.
La communauté des intérêts de classe n'est pas
quelque chose qui existe indépendamment de la conscience de classe, et
la conscience de classe ne vient pas s'ajouter à une communauté
particulière d'intérêts déjà donnée; c'est elle qui crée le cette
communauté. Le prolétariat ne constitue pas dans le cadre de la société
moderne un groupe particulier dont l'attitude serait déterminée sans
équivoque par sa position de classe. Les individus ne se réunissent en
vue d'une action politique commune que lorsqu'apparaît l'idéologie
socialiste; l'unité du prolétariat ne résulte pas de sa position de
classe mais de l'idéologie de la lutte des classes. Le prolétariat
n'existait pas en tant que classe avant l'apparition du socialisme, et
le socialisme n'est pas non plus la conception politique qui correspond
à la classe du prolétariat; c'est la pensée socialiste qui a créé la
classe prolétarienne en réunissant certains individus en vue d'atteindre
un but politique déterminé.
Il en va de l'idéologie de classe comme de
l'idéologie nationaliste. Il n'existe pas non plus, en réalité,
d'opposition entre les intérêts des différents peuples et des
différentes races. C'est l'idéologie nationaliste qui fait naître la
croyance à l'existence de ces oppositions et qui transforme les nations
en groupes particuliers qui se combattent les uns les autres.
L'idéologie nationaliste divise la société verticalement, l'idéologie
socialiste horizontalement. En ce sens, ces deux idéologies s'excluent
réciproquement. C'est tantôt l'une tantôt l'autre qui l'emporte. En 1914,
l'idéologie nationaliste refoule à l'arrière-plan en Allemagne
l'idéologie socialiste. Ainsi se constitue brusquement un front unique
nationaliste. En 1918, ce fut l'idéologie socialiste qui triompha à
nouveau de l'idéologie nationaliste.
Dans une société libre, il n'existe pas de classes
séparées par des intérêts inconciliables. La société, c'est la
solidarité des intérêts. La constitution de groupes particuliers n'a
jamais d'autre but que de détruire la cohésion de la société. Par sa fin
et par sa nature, elle est antisociale. Il n'existe de communauté
d'intérêts entre les prolétaires que dans la mesure où ils se proposent
un même but: bouleverser la société; et il n'en va pas autrement de la
communauté particulière d'intérêts des membres d'un même peuple.
Le fait que la théorie marxiste n'a pas défini de
façon plus précise le concept de classe a permis l'emploi de ce mot dans
les sens les plus différents. Quand on représente tantôt le conflit
entre possédants et non-possédants, tantôt celui entre la ville et la
campagne, tantôt encore celui entre bourgeois, paysans et travailleurs
comme le conflit essentiel, quand on vient vous parler des intérêts du
capitalisme des armements, du capitalisme de l'alcool et du capitalisme
de la finance(10); quand on
vous parle de l'internationale de l'or et qu'aussitôt après on vous
explique que l'impérialisme est dû aux conflits du capital, il est
facile de voir qu'il ne s'agit là que de slogans à l'usage des
démagogues et dépourvus de tout intérêt pour la sociologie. Le marxisme,
sur ce point fondamental de sa doctrine, ne s'est jamais élevé au-dessus
du niveau d'une doctrine partisane à l'usage de la rue(11).
4. Les formes de la lutte des classes
La répartition de l'ensemble du produit de la
production nationale en salaire, rente foncière, intérêt du capital et
profit de l'entrepreneur s'opère en fonction de l'imputation du
rendement. Dans cette distinction, ce n'est pas la position de force
qu'occupent les différentes classes en dehors de l'économie qui joue le
rôle décisif; c'est l'importance relative attribuée aux différents
facteurs de la production par l'économie. C'est là un fait admis par
toutes les théories d'économie politique. Sur ce point, l'économie
classique s'accorde avec la doctrine moderne du profit limite. Même la
théorie marxiste qui emprunte sa doctrine de la répartition des biens à
la théorie postclassique ne fait pas exception. Dans sa déduction des
lois d'après lesquelles s'établit la valeur du travail – salaire du
travailleur et plus-value –, elle construit, elle aussi, une théorie de
la répartition où agissent seuls des facteurs purement économiques. La
théorie marxiste de la répartition nous paraît remplie de contradictions
et d'absurdités. Elle n'en est pas moins une tentative pour expliquer la
formation des prix des différents facteurs de la production par des
raisons purement économiques. Sans doute Marx fut-il amené par la suite,
dans l'obligation où il se trouvait pour des raisons politiques de
reconnaître les avantages du mouvement syndicaliste pour les
travailleurs, à faire sur ce point certaines concessions. Mais le fait
qu'il maintint son système économique prouve que ce n'était bien là pour
lui qu'une concession qui laissait subsister sans changement ses
conceptions fondamentales.
Si l'on veut appliquer le terme de lutte aux efforts
que font les parties qui s'affrontent sur le marché pour s'assurer le
meilleur prix possible dans des conditions déterminées, alors l'économie
est le théâtre d'une lutte permanente de tous contre tous, et non pas
d'une lutte de classes. Le conflit n'est pas entre les classes, mais
entre les individus qui participent à l'économie. Même lorsqu'il se
forme des groupes de concurrents en vue d'une action commune, ce ne sont
pas des classes mais des groupes qui s'opposent. Les avantages obtenus
par une catégorie déterminée de travailleurs ne profitent pas à
l'ensemble des travailleurs; tout au contraire les intérêts des
travailleurs des différents branches de la production sont aussi opposés
que ceux des entrepreneurs et des travailleurs.
En parlant de lutte des classes, la théorie marxiste
ne peut pas avoir en vue l'opposition qui met aux prises sur le marché
acheteurs et vendeurs(12).
La lutte qu'elle désigne sous le nom de lutte des classes se livre sans
doute pour des motifs économiques, mais elle se déroule en dehors de
l'économie. Lorsqu'elle assimile la lutte des classes à la lutte entre
les ordres, elle ne peut viser qu'un conflit politique se jouant en
dehors du marché. Il n'a jamais pu exister d'autre conflit entre les
maîtres et les esclaves, entre les seigneurs propriétaires et les
tenanciers du sol. Sur le marché, aucun rapport n'existait entre eux. Le
marxisme pose comme un fait d'évidence que les possesseurs ont seuls
intérêt au maintien de la propriété privée des moyens de production, que
les propriétaires ont un intérêt contraire, que les uns et les autres
ont conscience de cet état de choses et agissent en conséquence. Nous
avons déjà montré que cette conception ne serait juste que si l'on
admettait la vérité de tous les théorèmes marxistes. L'institution de la
propriété privée des moyens de production n'est pas seulement conforme à
l'intérêt des possédants, mais aussi à celui des non-possédants. Ce
n'est nullement une nécessité que la société soit divisée entre ces deux
grandes catégories, toutes deux conscientes de leur intérêt de classe.
Les marxistes ont eu assez de peine à éveiller la conscience de classe
des travailleurs et à les rallier à leur plan de répartition de la
propriété. C'est la théorie de l'opposition insurmontable des intérêts
de classe qui a groupé les travailleurs en vue d'une action commune
contre la classe bourgeoise. C'est cette conscience de classe créée par
l'idéologie de la lutte des classes qui a fait de cette dernière une
réalité. C'est l'idée qui a créé la classe, et non la classe qui a créé
l'idée.
Dans ses moyens d'action comme dans son origine et
dans ses fins, la lutte des classes se situe en dehors de l'économie.
Les grèves, le sabotage, les actes de violence et de terreur ne révèlent
pas de l'économie. Ce sont des moyens de destruction qui tendent à
interrompre le cours de la vie économique, ce sont des moyens de combat
qui ne peuvent qu'entraîner la destruction de la société.
5. La lutte des classes comme moteur de l'évolution sociale
De la doctrine de la lutte des classes, le marxisme
tire cette conséquence que l'organisation socialiste de la société
s'imposera inéluctablement à l'humanité dans l'avenir. Selon lui, dans
toute société reposant sur la propriété privée, il existe nécessairement
une opposition insurmontable entre les intérêts des différentes
classes; les opprimés se dressent contre les oppresseurs; cette
opposition d'intérêts assigne aux classes leur position historique et la
politique qu'elles doivent suivre. Ainsi l'histoire se présente comme un
enchaînement de lutte de classes jusqu'au moment où, avec le prolétariat
moderne, apparaît une classe qui se libère de la domination de classe en
supprimant toutes les oppositions de classe et toute oppression.
La théorie marxiste de la lutte a exercé son
influence bien au-delà des milieux socialistes. Le recul de l'idée
libérale de la solidarité finale des intérêts de tous les membres de la
société ne lui est sans doute pas uniquement imputable. Il est également
dû au réveil des idées impérialistes et protectionnistes. Mais plus le
libéralisme perdait de sa force et plus grandissait la force
d'attraction de l'évangile marxiste. Car il a au moins cet avantage sur
les autres théories antilibérales: il admet la possibilité de la vie en
société. Toutes les autres doctrines qui nient l'harmonie des intérêts
contestent par là même à la vie sociale toute possibilité d'exister.
Ceux qui, comme les nationalistes, les racistes ou même simplement les
protectionnistes estiment que les oppositions d'intérêts entre les
nations sont insurmontables, nient la possibilité d'une coexistence
pacifique des nations. Les défenseurs irréductibles des intérêts de la
paysannerie ou de la petite bourgeoisie qui adoptent en politique une
attitude uniquement fonction des intérêts des groupes qu'ils
représentent devraient logiquement aboutir à nier les avantages de la
vie en société. En face de ces théories, dont la conclusion logique est
le pessimisme le plus sombre en ce qui concerne l'avenir de l'évolution
sociale, le socialisme se présente comme une doctrine optimiste, dans la
mesure du moins où il laisse subsister dans l'organisation nouvelle à
laquelle il aspire la solidarité entre tous les membres du corps social.
Le besoin est si grand d'une philosophie sociale qui ne nie pas a valeur
de la vie en société que nombreux sont ceux qui ont été précipités pour
cette raison dans les bras du socialisme, qui, sans cela, en seraient
demeurés éloignés. C'est le pessimisme décourageant des autres théories
antilibérales qui les a rejetés vers le socialisme.
Mais en se ralliant au socialisme, on oublie que le
dogme marxiste qui prédit l'avènement d'une société sans classes repose
entièrement sur le postulat considéré comme irréfutable de la
productivité infinie de l'organisation socialiste du travail. « La
possibilité, grâce à la production sociale, d'assurer à tous les membres
de la société une existence où leur soient garantis non seulement une
richesse matérielle chaque jour croissante mais encore le développement
de toutes leurs facultés corporelles et intellectuelles, cette
possibilité existe aujourd'hui pour la première fois, mais elle
existe. »(13) Le
seul obstacle qui nous sépare de cette société qui promet à tous le
bien-être, c'est la propriété privée des moyens de production qui, après
avoir été « une forme d'évolution des forces productrices », en est
devenue « la chaîne ».(14)
Libérer ces forces des liens que leur ont imposés les méthodes de
production capitaliste, « c'est ouvrir les voies à un progrès
ininterrompu et sans cesse accéléré des forces productrices et par là
une augmentation de la production pratiquement sans limite ».(15)
« L'évolution de la technique moderne, en créant la possibilité de
satisfaire d'une façon suffisante et même plus que suffisante les
besoins de la collectivité, à la condition que la production soit
économiquement l'oeuvre de cette collectivité et lui soit réservée, a
modifié pour la première fois le caractère de l'opposition des classes
qui, cessant d'être la condition de l'évolution sociale, devient au
contraire une entrave à l'organisation consciente et rationnelle de la
société. À la lumière de cette constatation, l'intérêt de classe du
prolétariat opprimé apparaît comme résidant dans la suppression de tous
les intérêts de classes et dans la constitution d'une société sans
classes. L'antique loi de la lutte des classes, qui paraissait
éternelle, conduit ainsi, par sa logique propre, au nom des intérêts
particuliers de la classe sociale la plus défavorisée et la plus
nombreuse, celle du prolétariat, à la suppression de toutes les
oppositions de classes, à la constitution finale d'une société où
règnent l'identité des intérêts et la solidarité humaine. »(16)
L'argumentation marxiste est donc la suivante: l'avènement du socialisme
est inéluctable, parce que les méthodes de production du socialisme sont
plus rationnelles que celles du capitalisme. Mais le marxisme se borne à
affirmer l'existence de cette supériorité comme allant de soi et c'est à
peine s'il essaie de la prouver par quelques remarques jetées au hasard(17).
Mais si l'on admet la supériorité des méthodes de
production socialistes sur toutes les autres, pourquoi limiter la portée
de cette affirmation en disant que cette supériorité dépend de certaines
conditions historiques et n'a pas toujours existé? Pourquoi une longue
période est-elle nécessaire pour que le socialisme arrive à maturité?
Ce serait certes incompréhensible si les marxistes daignaient expliquer
pourquoi, avant le XIXe siècle, les hommes n'avaient jamais
songé à adopter les méthodes plus productives de l'économie socialiste
et pourquoi, si l'idée leur en était venue, ils n'auraient pu la
réaliser. Pourquoi faut-il qu'un peuple, avant de parvenir au
socialisme, parcoure toutes les étapes de l'évolution, alors même que
l'idée du socialisme lui est devenue familière? On comprend qu'il en
puisse être ainsi si l'on admet « qu'un peuple n'est pas mûr pour le
socialisme tant que la majorité de la nation demeure hostile à cette
doctrine et ne veut pas en entendre parler ». Mais pourquoi « ne peut-on
affirmer avec certitude » que l'heure du socialisme a sonné « lorsque la
majorité de la nation, constituée par le prolétariat, s'affirme dans sa
majorité favorable au socialisme »(18)?
N'est-ce pas manquer totalement de logique d'affirmer que la guerre
mondiale a entraîné une régression de l'évolution sociale et a reculé
l'époque où la société sera mûre pour le socialisme. « Le socialisme,
c'est-à-dire le bien-être général à l'intérieur de la civilisation
moderne, n'est rendu possible que par le développement formidable des
forces productives du capitalisme, par les richesses énormes qu'il a
créées et concentrées dans les mains de la classe capitaliste. Un État
qui a gaspillé ces richesses par une politique insensée, par exemple par
une guerre sans résultats, ne constitue a priori pas un terrain
favorable à la diffusion rapide du bien-être dans toutes les couches de
la société. »(19)
S'il est exact que les méthodes socialistes de production multiplient le
rendement, le fait que la guerre nous a appauvris serait une raison de
plus pour hâter l'avènement du socialisme.
À cela Marx répond: « Une forme de société ne disparaît pas avant que
toutes les forces de production pour lesquelles elle constitue un cadre
suffisant aient atteint leur plein développement, et une organisation
nouvelle supérieure de la production ne peut jamais s'instaurer avant
que les conditions qui la rendent matériellement possible n'aient été
réalisées à l'intérieur même de la société antérieure. »(20)
Mais cette réponse admet comme établi ce qu'il s'agit précisément de
prouver, c'est-à-dire aussi bien le fait de la supériorité de
productivité des méthodes socialistes de production que le rang plus
élevé qui leur est attribué par une classification qui voit en elles la
marque d'un stade plus avancé de l'évolution sociale.
6. La théorie de la lutte des classes et l'interprétation de
l'histoire
La majorité de l'opinion admet aujourd'hui que
l'évolution historique conduit au socialisme. On se la représente en
gros comme le passage de la féodalité au capitalisme, puis au
socialisme, du règne de la noblesse à celui de la bourgeoisie et enfin
de la démocratie prolétarienne. Le fait que le destin inévitable de
notre société aboutira au socialisme réjouit les uns, attriste les
autres; rares sont ceux qui mettent sa réalité en doute. Cette esquisse
de l'évolution sociale avait été tracée avant la venue de Marx. Mais
c'est lui qui lui a donné sa forme définitive et sa popularité. C'est
lui surtout qui l'a intégrée dans un système philosophique.
De tous les grands systèmes de la philosophie
idéaliste allemande, seuls ceux de Schelling et de Hegel ont exercé une
influence directe et profonde sur la formation des différentes sciences.
De la philosophie de la nature de Schelling est née une école
spéculative dont les constructions, pures créations de « l'intuition
intellectuelle », jadis admirées et vantées, ont depuis longtemps sombré
dans l'oubli. La philosophie de l'histoire de Hegel a dominé pendant une
génération la science allemande; on écrivit des histoires générales,
des histoires de la philosophie, de la religion, du droit, de l'art, de
la littérature sur le modèle hégélien. Toutes ces hypothèses
évolutionnistes purement arbitraires et souvent bizarres se sont elles
aussi évanouies. Le mépris où les écoles de Schelling et de Hegel
avaient précipité la philosophie conduisit les sciences de la nature à
rejeter tout ce qui dépasse l'expérience et l'analyse du laboratoire et
les sciences de l'esprit à se désintéresser de tout ce qui n'est pas la
recherche et la critique des sources. La science se limita à l'étude des
faits, toute synthèse fut condamnée comme non scientifique. L'esprit
philosophique ne put pénétrer à nouveau la science que sous une
impulsion venue d'ailleurs: de la biologie et de la sociologie.
De toutes les constructions de l'école hégélienne, il
n'y en a qu'une qui ait connu une existence de quelque durée: c'est la
théorie marxiste de la société. Mais elle est demeurée sans rapport avec
les différentes sciences. Les idées marxistes se sont révélées
incapables de fournir aux recherches historiques un fil conducteur.
Toutes les tentatives pour écrire une histoire d'inspiration marxiste
ont lamentablement échoué. Les travaux historiques des marxistes
orthodoxes, comme Kautsky et Mehring, n'ont pas même atteint le stade de
l'exploitation personnelle et de l'interprétation philosophique des
sources. Ils se sont bornés à des exposés faits au moyen des recherches
d'autrui et dont toute l'originalité consiste en un effort pour
considérer tous les événements à a lumière du marxisme. L'influence des
idées marxistes s'est certes étendue bien au-delà du cercle des
disciples orthodoxes; maint historien qu'on ne saurait considérer au
point de vue politique comme un adepte du socialisme marxiste s'en
rapproche singulièrement dans ses conceptions de la philosophie de
l'histoire. Mais précisément l'intervention du marxisme joue un rôle
perturbateur dans les travaux de ces chercheurs. L'emploi d'expressions
aussi imprécises que les termes d'exploitation, de mise en valeur du
capital, de prolétariat obscurcit le regard et empêche le jugement
impartial, et l'idée que toute l'histoire passée ne constitue que la
préface de la société socialiste oblige à une interprétation des sources
qui leur fait violence.
L'idée que la domination bourgeoise exercée par la bourgeoisie doit
faire place à celle du prolétariat s'appuie pour une large part sur
l'habitude devenue générale depuis la Révolution française d'assigner un
numéro d'ordre aux différents états et aux différentes classes. La
Révolution française et le mouvement qui en est découlé dans les États
européens et américains ont amené, dit-on, la libération du tiers-état;
la libération du quatrième état est maintenant à l'ordre du jour.
Faisons abstraction du fait que la conception qui voit dans le triomphe
des idées libérales une victoire de la classe bourgeoise et dans la
période de libre-échange une période de domination de la bourgeoisie
suppose démontrés tous les éléments de la théorie marxiste de la
société. Car une autre question s'impose immédiatement à l'esprit:
pourquoi serait-ce précisément le prolétariat qui serait le quatrième
état dont l'heure aurait maintenant sonné? Ne pourrait-on pas soutenir,
et même à plus juste titre, que c'est dans la population paysanne qu'il
faut chercher ce quatrième état? Sans doute pour Marx la question ne
faisait-elle aucun doute. C'est pour lui une chose certaine que dans
l'agriculture comme partout la grande exploitation supplante la petite
et que le paysan propriétaire sera remplacé par l'ouvrier sans terre des
latifundia. Le fait que la thèse selon laquelle les petites et moyennes
exploitations sont incapables de soutenir la concurrence est depuis
longtemps enterrée, pose ici une question à laquelle le marxisme est
incapable de fournir une réponse. L'évolution à laquelle nous assistons
conduirait à admettre que la domination est en train de passer entre les
mains des paysans plutôt que dans celles des prolétaires(21).
Ici encore la question essentielle, c'est le jugement
que l'on porte sur les effets des deux organisations sociales,
capitaliste et socialiste. Si le capitalisme n'est pas ce produit de
l'enfer, que nous présente la caricature qu'en fait le socialisme, et si
le socialisme n'est pas cet ordre idéal des choses que prétendent ses
partisans, toute la construction s'écroule. La discussion se ramène
toujours au même point: l'organisation socialiste permet-elle une
productivité du travail social supérieure à celle de l'organisation
capitaliste?
7. Conclusion
La race, la nationalité, le rang social exercent sur
la vie une influence directe. Peu importe qu'une idéologie de parti
prétende ou non grouper tous les membres de la même race ou de la même
nation, du même État ou du même ordre social dans une action commune.
L'existence des races, de nations, d'États, d'ordres sociaux détermine
les actions humaines même si aucune idéologie n'invite les hommes à se
laisser conduire dans un sens déterminé en raison du groupe auquel ils
appartiennent. La pensée et l'action d'un Allemand se ressentent de la
formation intellectuelle qu'il doit au fait qu'il appartient à la
communauté de langue allemande. Peu importe à ce point de vue qu'il ait
subi ou non l'influence de l'idéologie d'un parti nationaliste. En tant
qu'Allemand, il pense et agit autrement qu'un Roumain dont la pensée est
le fruit de l'histoire de la langue roumaine, et non de la langue
allemande.
L'idéologie de parti du nationalisme est un facteur
tout à fait indépendant de l'appartenance à une nation déterminée. Des
idéologies nationalistes contradictoires peuvent coexister et se
disputer l'âme des individus. Il peut aussi n'en exister aucune.
L'idéologie de parti est toujours quelque chose qui vient s'ajouter au
fait donné de l'appartenance à un groupe social déterminé; elle
constitue donc une source particulière d'action. Le simple fait
d'appartenir à un groupe ne suffit pas à faire naître dans les esprits
une doctrine de parti. La position de parti de chaque individu résulte
toujours d'une théorie distinguant ce qui est avantageux et ce qui ne
l'est pas. On peut jusqu'à un certain point incliner de par sa situation
sociale vers une idéologie déterminée; les doctrines ne revêtent-elles
pas le plus souvent une forme destinée à les rendre plus attrayantes
pour un groupe social déterminé? Mais il faut toujours distinguer
l'idéologie de cette donnée qu'est la situation naturelle et sociale.
L'être social de chaque individu relève lui-même de
l'idéologie dans la mesure où la société est un produit de la volonté et
par suite aussi de la pensée humaine. Le matérialisme historique se perd
dans une inextricable confusion d'idées quand il considère l'être social
comme indépendant de la pensée.
Si l'on nomme position de classe de l'individu la
place qu'il occupe dans l'organisme fondé sur la coopération que
constitue l'économie, ce que nous venons de dire vaut également pour la
classe. Force est de distinguer entre les influences que l'individu
subit du fait de sa position sociale et celles qu'exercent sur lui les
idéologies politiques des partis. L'employé de banque subit les
influences qui résultent de sa position dans la société. Si dès lors il
se détermine en faveur de la politique capitaliste ou de la politique
socialiste, cela dépend des idées dont il subit l'influence.
Si l'on prend le concept de classe dans l'acception
marxiste d'une division tripartite de la société en capitalistes,
propriétaires du sol et salariés, alors ce concept perd toute précision.
Il n'est plus qu'une fiction au service d'une idéologie politique de
parti. C'est ainsi que les concepts de bourgeoisie, classe ouvrière,
prolétariat, sont des fictions dont l'utilité pour la science dépend de
la valeur de la théorie qui les emploie. Cette théorie, c'est la
doctrine marxiste d'après laquelle des conflits irréductibles existent
entre les classes. Si l'on estime que cette théorie n'est pas valable,
alors il n'existe plus de différences ou d'oppositions de classes au
sens marxiste de ces mots. S'il est prouvé qu'entre les intérêts bien
compris de tous les membres de la société il n'existe en dernière
analyse aucune opposition, non seulement il en résulte clairement que la
conception marxiste de l'opposition des intérêts ne vaut rien mais
encore le concept de classe, au sens où l'emploie la doctrine
socialiste, perd toute sa valeur. Car c'est seulement dans le cadre de
cette doctrine que le groupement des capitalistes, des propriétaires
fonciers et des ouvriers en unités spirituelles peut avoir un sens. Hors
de cette doctrine, un tel groupement est aussi dépourvu de signification
que le serait par exemple le groupement de tous les hommes blonds ou de
tous les hommes bruns en unités distinctes, à moins que l'on ne veuille,
comme le font certaines théories racistes, donner à la couleur des
cheveux une valeur particulière, que ce soit comme caractère extérieur
ou comme élément constitutif.
Dans sa vie, sa pensée et sa philosophie chaque
individu subit d'une façon décisive l'influence de la position qu'il
occupe dans le processus social de la production fondé sur la division
du travail. Il en est de même maints égards de la différence de la
situation assignée à chaque individu dans la production sociale.
Entrepreneurs et travailleurs pensent différemment parce que les
habitudes de leur travail quotidien leur font voir les choses sous un
jour différent. L'entrepreneur a toujours des choses une large vision
d'ensemble, le travailleur une vision partielle et réduite(22).
Le premier s'élève aux généralités, le second reste attaché aux détails.
Ce sont là sans doute des faits d'importance pour la connaissance des
rapports sociaux, mais il n'en résulte pas qu'on ait le droit de faire
intervenir le concept de classe au sens où l'entend la théorie
socialiste. Car les différences que nous avons signalées ne sont pas en
soi des caractères spécifiques propres aux différentes positions
occupées dans le processus de la production. Le petit entrepreneur se
rapproche davantage par sa façon de penser de l'ouvrier que du grand
entrepreneur. L'employé préposé à la direction d'une grande entreprise
est au contraire plus apparenté à l'entrepreneur qu'au travailleur. À maints égards, la distinction entre riche et pauvre est plus importante
pour la connaissance des rapports sociaux que nous avons ici en vue que
la distinction entre entrepreneur et travailleur. Le niveau d'existence
et la manière de vivre sont davantage fonction de l'importance du revenu
que de la place occupée dans la production. Cette dernière n'entre en
ligne de compte que dans la mesure où elle intervient dans la
détermination de l'échelle des revenus.
Notes
1. Cf. Marx, Das Kapital, t. I, p. 550. – Tout le passage
auquel la citation ci-dessus est empruntée ne figurait pas dans la
première édition parue en 1867. Marx l'a introduit pour la première
fois dans l'édition française parue en 1873, d'où Engels l'a reprise
pour la 4e édition allemande. Masaryk (Die
philosophischen und soziologischen Grundlagen des Marxismus,
Vienne, 1899, p. 299) remarque avec juste raison que cette addition
est en corrélation avec les modifications que Marx a fait subir à sa
thèse dans le tome III du Capital. Il est permis d'y voir une
rétractation de la théorie marxiste des classes. C'est un fait
remarquable que dans le tome III du Capital le chapitre
intitulé « les classes » s'interrompt brusquement après quelques
phrases. Dans ses considérations sur le problème des classes Marx
n'est pas allé au-delà de l'affirmation sans preuve d'un dogme.
2. Sur l'histoire du concept de répartition, cf. Cannan,
o.c.,
pp. 183 sqq.
3. Cf. Ricardo,
Principles of Political Economy and Taxation,
p. 5.
4. Cf. Marx,
Das Kapital, t. III, IIe partie,
3e éd., p. 421.
5. Cunow (Die marxsche Geschichts-, Gesellschafts- und
Staatstheorie, tome II, Berlin, 1921, pp. 61 sqq.) essaie de
défendre Marx contre le reproche qu'on lui a fait de confondre les
concepts de rang social et de classe. Mais ses propres remarques et
les passages des écrits de Marx et d'Engels qu'il cite montrent au
contraire combien ce reproche est justifié. Qu'on lise par exemple
les 6 premiers paragraphes de la 1ère
partie du Manifeste Communiste intitulée « Bourgeois et
Prolétaires » et l'on se convaincra que là tout au moins les termes
de rang social et de classe sont employés sans cesse
indistinctement. On a déjà rappelé plus haut que, lorsqu'il devint
par la suite à Londres plus familier avec le système de Ricardo,
Marx sépara son concept de classe du concept de rang social et le
relia aux trois facteurs de la production de Ricardo. Mais Marx n'a
jamais développé ce nouveau concept de classe; Engels et les autres
marxistes n'ont pas davantage tenté de montrer ce qui fiat des
concurrents – car ce sont là des individus dont « la similitude des
revenus et des sources de revenus » fait une unité spirituelle – une
classe animée par les mêmes intérêts particuliers.
6. Cf. Bagehot,
Physics and Politics, Londres, 1872,
pp. 71 sqq.
7. Aujourd'hui encore il existe suffisamment de terres libres à
la disposition des individus qui voudraient se les approprier.
Cependant le prolétaire européen ne s'expatrie pas en Afrique ou au
Brésil mais préfère demeurer dans son pays comme salarié.
8. « La source du profit du propriétaire d'esclaves, dit Lexis
(à propos du livre de Wicksell, Über Wert, Kapital und Rente
in « Schmollers Jahrbuch », tome XIX, pp. 335 sqq.) ne peut pas être
méconnue et cela est également vrai du sweater. Le rapport
normal de l'entrepreneur au travailleur n'a rien de commun avec une
telle exploitation, c'est bien plutôt une dépendance d'ordre
économique qui influe incontestablement sur la répartition du
produit du travail. Le travailleur qui ne possède rien est contraint
de se procurer des biens de consommation immédiate sous peine de
périr; il ne peut en général appliquer son travail qu'à la
production de biens destinés à la consommation à venir, mais ce
n'est pas là la question principale car même lorsque, comme c'est le
cas du mitron, il fabrique un produit destiné à être consommé le
jour même, la part de production qu'il reçoit est influencée
défavorablement par le fait qu'il ne peut pas exploiter pour son
propre compte sa capacité de travail mais qu'il est contraint de la
vendre, en renonçant au produit de son travail, en échange de moyens
de subsistance, plus ou moins suffisants. Ce sont là des banalités,
mais elles conserveront pour l'observateur impartial leur force
convaincante à cause de leur évidence même. » Böhm-Bawerk (Einige
strittige Fragen der Kapitalstheorie, Vienne et Leipzig,
1900,p. 112) et Engels (Préface au tome III du Kapital,
p. xii) voient avec raison dans ces idées – qui ne font d'ailleurs
que traduire les conceptions généralement admises par « l'économie
populaire » allemande – une approbation prudemment enveloppée de la
théorie socialiste de l'exploitation. Nulle part les sophismes
économiques de la théorie de l'exploitation n'apparaissent plus
clairement que dans cet essai de justification qu'en a tenté Lexis.
9. Le
Manifeste Communiste lui-même est contraint de le
reconnaître: « L'organisation des prolétaires en classe, et par là
même en parti politique est menacée sans cesse par la concurrence
qui existe entre les travailleurs eux-mêmes. » (O.c., p. 30).
Cf. aussi Marx, Das Elend der Philosophie, 8e
édition, Stuttgart, 1920, p. 161.
10. Ce faisant on oublie totalement, avec une singulière
inconséquence, les intérêts des travailleurs en tant que
producteurs.
11. Même Cunow (O.c., t. II, p. 53) doit concéder dans
son apologie du marxisme si dépourvue d'esprit critique que Marx et
Engels, dans leurs écrits politiques, n'ont pas parlé seulement des
trois classes principales, mais ont encore distingué toute une série
de classes secondaires ou adventices.
12. Cf. la citation de Marx,
p. 376.
13. Cf. Engels,
Herrn Dührings Umwältzung der Gesellschaft,
p. 304.
14. Cf. Marx,
Zur Kritik der politischen Ökonomie, éd.
par Kautsky, Stuttgart, 1897, p. xi.
15. Cf. Engels,
o.c., p. 304.
16. Cf. Max Adler,
Marx als Denker, 2e éd.,
Vienne, 1921, p. 68.
17. Sur les tentatives faites par Kautsky, cf. ci-dessus,
p. 209.
18. Cf. Kautsky,
Die Diktatur des Proletariats, 2e
éd., Vienne, 1918, p. 12.
19. Cf.
Ibid., p. 40.
20. Cf. Marx,
Zur Kritik der politischen Ökonomie, p. xii.
21. Gerhard Hildebrand,
Die Erschütterung der
Industrieherrschaft und des Industriesozialismus, Iéna, 1910,
pp. 213 sqq.
22. Cf. Ehrenberg,
Der Gesichtskreis eines deutschen
Fabrikarbeiters « Thünen-Archiv », tome I, pp. 320 sqq.
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Chapitre quatre (section un de la troisième partie) du livre
Le Socialisme - Étude économique et sociologique,
Éditions M.-Th. Génin – Librairie de Médicis – Paris (1938). (English
version) |