Le Québécois Libre, 15 janvier 2011, No 285. Hyperlien: http://www.quebecoislibre.org/11/110115-6.html Les élus nous répètent ad nauseam qu’il est impératif que nous gardions nos régions en santé économiquement et que nous fassions collectivement en sorte que les jeunes qui y habitent s’y implantent et y restent – le site du ministère des Affaires municipales, des Régions et de l'Occupation du territoire est plein de lois, de programmes et de voeux pieux à cet effet. Or, des mesures comme celles annoncées dans le dernier budget Bachand qui visent à contrer l’évasion fiscale dans le secteur de la restauration font tout sauf aller dans le sens souhaité. Les gros sabots de l’État Selon le ministère du Revenu du Québec, « La restauration est un secteur d'activité économique où les pertes fiscales demeurent importantes, malgré les efforts majeurs qui ont été faits pour y contrer l'évasion fiscale. Par exemple, pour l'année 2007-2008, nous estimons les pertes fiscales à 417 millions de dollars. Ces pertes incluent environ 133 millions de dollars en TVQ perçue par les restaurateurs, mais non remise à Revenu Québec. Le montant de la TPS perçue mais non remise est, pour sa part, d'environ 84 millions de dollars. » La solution? Le module d'enregistrement des ventes, le MEV pour les intimes. Le MEV est un ordinateur qui se greffe à la caisse-enregistreuse et qui intercepte les transactions (avant l'impression de la facture), pour les emmagasiner sur disque dur. Il produit ainsi des rapports que le commerçant devra envoyer chaque mois à Revenu Québec. D'ici novembre 2011, on prévoit l'implantation du système MEV dans les quelque 30 000 entreprises de restauration du Québec. Les frais d'installation de l'appareil, qui exige souvent l'augmentation de la mémoire vive de l'ordinateur et l'achat d'un nouveau logiciel, d’une nouvelle caisse et d'une nouvelle imprimante sont évalués à environ 4000 $ par poste de vente par restaurant, selon l'Association des restaurateurs du Québec (ARQ). (Fait à noter, on doit un peu le MEV à un ex-haut fonctionnaire devenu restaurateur. En effet, l’actuel p.-d. g. de la très réputée Taverne Magnan à Montréal, Alain Gauthier, est un ex-haut fonctionnaire à Québec. Selon Le Devoir du 25 octobre 2010: « M. Gauthier a été un ardent promoteur de cette mesure. Il affirme que Magnan n'aurait pas pu survivre à la fraude dans la restauration, d'où les représentations qu'il a commencé à faire lorsque Michel Audet était ministre des Finances. En fait, il connaît tout le monde à Québec puisqu'il a travaillé avec les plus grands commis de l'État, les Guy Coulombe et Louis Bernard, ainsi que tous les ministres des Finances depuis Yves Duhaime en 1984 jusqu'à son départ de la fonction publique en 1999. » M. Gauthier a été le seul restaurateur à diffuser un communiqué pour exprimer sa « très grande satisfaction à l'annonce de l'arrivée des modules d'enregistrement des ventes (MEV) dans le domaine de restauration au Québec ».) Mais revenons à nos moutons. L’ARQ était contre le projet au départ; elle a rapidement changé son fusil d’épaule lorsque Québec a annoncé une compensation financière pour aider les restaurateurs à payer – si tout le monde paye, pourquoi s’en priver?! Les contribuables devront donc défrayer une bonne partie des coûts de l’installation du bidule qui vise en gros à imprimer des factures et à faire des rapports de comptabilité. Les commerçants, eux, devront payer le reste – et ajouter cette dépense à l’imposant fardeau de paperasses et de dépenses qui est déjà le leur. En fait, ils ont jusqu’au 31 décembre 2011 pour faire une « demande de subvention relative à un établissement de restauration, qu'elle concerne un MEV ou l'équipement nécessaire à son fonctionnement ». Après cela, ils sont laissés à eux-mêmes. Québec vient de hausser considérablement le coût d’entrée sur le marché pour l’entrepreneur souhaitant opérer un restaurant. Dans la vraie vie Pourtant, lorsqu’on pense fraude dans le secteur de la restauration, on pense tout de suite aux chics restaurants du Boulevard St-Laurent, à Montréal, et aux grandes chaînes de restaurants (on pense aux Nickels, La Belle Province, Eggsquis, et Tuscanos de ce monde) qui ont été reconnues coupables de fraudes au cours des dix dernières années. La plupart utilisaient un logiciel informatique appelé « zapper » qui, placé dans les caisses-enregistreuses, permettait de modifier les factures de vente et de cacher au fisc pour plusieurs millions $ de ventes, de même que les taxes perçues (TPS et TVQ) sur ces ventes. Mais le secteur de la restauration, ce sont aussi des milliers de petits restaurants et cafés éparpillés un peu partout sur le territoire et gérés par des entrepreneurs qui souvent peinent à rejoindre les deux bouts, mais offrent néanmoins un service des plus appréciés de milliers de consommateurs – que ce soit dans un quartier d’une grande ville ou dans un petit village en région. Or que pensez-vous qu’il risque d’arriver lorsque plusieurs d’entre eux seront forcés d’investir quelques milliers de dollars de plus dans de la quincaillerie alors qu’ils songent peut-être depuis plusieurs mois à fermer boutique? (Et ce n’est pas une question hypothétique. J’ai parlé à deux propriétaires de café et resto dans la région de Brome-Missisquoi qui sont dans cette situation.) L’offre de restaurants/cafés sera réduite. Les seules qui sortiront gagnantes de tout ça, ce seront les grandes chaînes de restauration qui ont les moyens de se payer cette quincaillerie. Et une telle réduction de l’offre de services en région ne peut être que néfaste pour l’économie des villes et villages. Si le tourisme est souvent ce qui garde en vie les commerces qui y ont pignon sur rue, que feront ces derniers lorsque les touristes se feront plus rares, faute de choses à faire et à voir? Idem pour les citoyens qui vivent dans ces villes et villages; que feront-ils lorsque leurs petits restos ou cafés fermeront? Les touristes iront ailleurs, les citoyens seront forcés de les suivre… Le problème est que l’État, toujours à cours de fonds pour maintenir en place son gros réseau de services qu’il n’a pas les moyens de payer, multiplie les mesures pour s’assurer de nouvelles entrées (jamais il ne lui viendrait à l’idée de couper!). Ces nouvelles entrées sont autant de nouvelles dépenses pour les contribuables – en l’occurrence, les restaurateurs. Pourquoi tenir pour acquis que tous les restaurateurs sont des fraudeurs potentiels et imposer une même mesure punitive à tous? Pourquoi ne pas s’attaquer seulement aux restaurateurs ou chaînes de restaurants qui ont été trouvés coupables de fraude? Une taxe est une taxe, est une taxe, est une taxe Le MEV est en fait une nouvelle façon de siphonner de l’argent des contribuables et des commerçants – les derniers vont assurément refiler la facture aux premiers; « There is no such thing as a free lunch! », comme disait l’autre. Mais une fois le réseau installé, qui dit que le problème sera réglé? Si des hackers réussissent à briser n’importe quel code, qui dit que les restaurateurs qui veulent vraiment frauder ne trouveront pas un moyen de contourner le MEV? Si un restaurateur veut frauder, rien ne l’empêchera de servir des habitués ou des amis sans les facturer. À quand le jour où un employé de l’État sera en poste dans chaque commerce pour s’assurer qu’il n’y ait pas de fraude?! (Et encore, nous avons tous entendu des histoires de fraudes de la part d’employés de l’État…) Québec dit que ces nouvelles mesures « permettront de récupérer plus de 2,3 milliards de dollars d'ici 2019, soit plus de 300 millions de dollars par année une fois que l'ensemble des mesures seront en vigueur ». Du « wishful thinking », si vous voulez mon avis. Ça fait des décennies que Québec lutte contre la fraude, avec les résultats qu’on voit: il y en a toujours. Et de plus en plus si on se fie aux nouvelles qu’on nous rapporte semaine après semaine. La fraude, la contrebande et l’évasion fiscale sont autant de manifestations du trop grand appétit de l’État. Plus le contribuable est taxé, plus il a le réflexe de s’y adonner. C’est normal, il travaille fort pour son argent et il voit avec quelle désinvolture les élus le dépensent. Plutôt que de resserrer ses contrôles – avec toutes les dépenses que cela entraîne et les résultats que ça donne –, l’État devrait plutôt voir la fraude comme la conséquence de sa trop grande mainmise sur l’économie et se retirer. Mais bon, on peut bien rêver. ---------------------------------------------------------------------------------------------------- * Gilles Guénette est titulaire d'un baccalauréat en communications et éditeur du Québécois Libre. |