Sans doute le marxisme a-t-il déjà pris pour la
pensée prolétarienne une valeur de vérité éternelle indépendante de la
conscience de classe. De même que le prolétariat, tout en constituant
encore une classe, doit nécessairement sauvegarder dans son action les
intérêts de l'humanité tout entière et non plus déjà simplement les
seuls intérêts de classe, puisque sa mission consiste à supprimer la
division de la société en classes, de même on peut déjà découvrir dans
la pensée prolétarienne, à la place de la relativité de la pensée
déterminée par la conscience de classe, la vérité absolue qu'il est à
proprement parler réservé à la science pure de la société socialiste
future de développer. En d'autres termes: seul le marxisme est une
science. Tout ce qui a précédé Marx n'est que la préhistoire de la
science. Dans cette conception, les philosophes antérieurs à Hegel
occupent à peu près la place que le christianisme assigne aux prophètes,
et Hegel celle que le christianisme assigne à saint Jean-Baptiste par
rapport au Sauveur. Mais depuis que Marx est apparu, il n'y a plus de
vérité que chez les marxistes; tout le reste n'est que tromperie et
illusion, qu'apologétique capitaliste.
C'est une philosophie simpliste et claire, et qui
devient sous la plume des successeurs de Marx encore plus simpliste et
plus claire. Le socialisme marxiste s'identifie avec la science. La
science n'est que l'exégèse des écrits de Marx et de Engels. On
considère comme preuves des citations, des interprétations de la parole
des maîtres; on s'accuse réciproquement d'ignorer « l'Écriture ». En
même temps, on pratique un véritable culte du prolétariat. « Ce n'est
que dans la classe ouvrière, dit déjà Engels, que survit la pure pensée
théorique allemande. On ne saurait l'en extirper; là ne jouent aucune
considération de carrière, de profit, aucun souci d'obtenir la
protection des grands. Au contraire, plus la science se montre brutale
et objective, et plus elle s'accorde avec es intérêts et les aspirations
des travailleurs. »(21)
« Seul le prolétariat, c'est-à-dire ses porte-parole et ses chefs », dit
Tönnies, professe « une philosophie scientifique du monde dans toutes
ses conséquences logiques »(22).
Pour faire apparaître sous leur jour véritable ces
affirmations téméraires, il suffit de rappeler l'attitude que le
socialisme a adoptée à l'égard des conquêtes scientifiques des derniers
siècles. Lorsque, il y a environ un quart de siècle, quelques écrivains
marxistes tentèrent de libérer la doctrine de leur parti de ses erreurs
les plus grossières, ils furent l'objet d'une véritable inquisition
destinée à préserver la pureté du système. L'orthodoxie l'emporta sur le
révisionnisme. À l'intérieur du marxisme, il n'y a pas de place pour la
pensée libre.
3. Les postulats psychologiques du socialisme |
Pourquoi, peut-on se demander, la pensée du
prolétariat dans la société capitaliste doit-elle nécessairement être
socialiste? Il est facile d'expliquer pourquoi la pensée socialiste ne
pouvait pas se faire jour avant l'apparition de la grande exploitation
dans l'industrie, le commerce et les mines. Tant qu'il fut possible de
penser à un partage des biens des riches, il ne vint à l'idée de
personne de chercher à donner satisfaction par un autre moyen aux
aspirations de ceux qui rêvaient d'égalité des revenus. Ce ne fut que
lorsque l'évolution de la coopération sociale eut créé les grandes
entreprises dont l'indivisibilité était évidente que l'on s'avisa de la
solution socialiste du problème de l'égalité. Mais cela explique
seulement pourquoi dans la société capitaliste il est désormais
impossible de parler de partage des richesses; cela n'explique en
aucune manière pourquoi, dans cette société, le socialisme doit être
nécessairement la politique du prolétariat.
Il semble tout naturel à nos contemporains que la
pensée et l'action du travailleur soient inspirées par le socialisme.
C'est qu'ils admettent que la société socialiste est la forme de vie en
société qui répond le mieux aux intérêts du prolétariat ou que tout au
moins telle est la conviction de ce dernier. Nous avons suffisamment
montré ce qu'il faut penser de la première hypothèse. En présence du
fait incontestable que le socialisme, même s'il compte de nombreux
partisans dans les autres couches de la société, est répandu surtout
dans la classe ouvrière, il reste donc à rechercher pourquoi l'esprit du
travailleur, en vertu de la position particulière qu'il occupe dans le
processus social de la production, constitue un terrain tout préparé
pour l'idéologie socialiste.
La démagogie des partis socialistes célèbre le
travailleur du capitalisme moderne comme un être qui possède toutes les
qualités de l'esprit et du caractère. Si l'on examinait les choses avec
un esprit plus rassis et moins prévenu, on arriverait peut-être à des
conclusions toutes différentes. Mais nous laisserons aux polémistes des
diverses tendances politiques le soin de procéder à cette recherche sans
aucun intérêt pour la connaissance des rapports sociaux en général et de
la sociologie des partis en particulier. La seule question qui nous
intéresse ici est de savoir de quelle façon la position que le
travailleur occupe dans le processus de la production l'amène
naturellement à considérer les méthodes socialistes de production non
seulement comme possibles mais encore comme plus rationnelles que celles
du capitalisme.
La réponse à cette question est aisée. Dans la grande
et moyenne exploitation capitaliste, le travailleur ignore tout des
liens spirituels qui unissent les différentes parties de la production
pour en faire un ensemble économique pourvu de sens. Son horizon comme
travailleur et producteur ne dépasse pas la tâche particulière qui lui
incombe. Il considère que lui seul est un membre producteur de la
société humaine et voit dans tous ceux qui ne sont pas comme lui
attachés à la machine ou qui ne traînent pas des fardeaux, qu'il
s'agisse de l'entrepreneur ou même de l'ingénieur ou du contremaître,
des parasites. L'employé de banque lui-même croit qu'il est le seul à
avoir une activité productive dans la banque, que les bénéfices réalisés
par l'entreprise sont son oeuvre et que le directeur, qui conclu les
affaires, n'est qu'un paresseux inutile qu'on pourrait sans inconvénient
remplacer par un individu quelconque. En raison même de sa position; le
travailleur ne peut pas apercevoir les choses dans leur ensemble et
leurs véritables rapports. Il pourrait y parvenir sans doute par la
réflexion et la lecture; les éléments qui lui fournissent son activité
personnelle ne le lui permettent pas. De même que, s'il s'en rapporte à
son expérience quotidienne, l'homme de la rue doit croire que la terre
est immobile et que le soleil se déplace chaque jour d'Est en Ouest, de
même que le travailleur ne peut tirer de sa propre expérience la
connaissance de la nature et du fonctionnement de l'économie.
Et c'est à cet homme qui ignore tout de l'économie que l'idéologie
socialiste vient dire:
Travailleur! Debout! Debout!
Reconnais ta force.
Toutes les machines s'immobilisent
Si ton bras puissant le veut. (Herwegh.)
Peut-on s'étonner que, grisé par sa propre puissance,
le travailleur réponde à cet appel? Le socialisme est l'expression du
principe de force qui correspond à l'âme du travailleur comme
l'impérialisme est celle qui correspond à l'âme du soldat et du
fonctionnaire.
Ce n'est pas parce que le socialisme est réellement conforme à leurs
intérêts que les masses, vont au socialisme, c'est parce qu'elles
croient qu'il en est ainsi.
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