Un tel raisonnement ne
résiste pas à deux objections. Il n'a rien à répondre à une
argumentation du reste tout à fait analogue qui, inversant les termes,
fait de la pensée l'élément premier et de la forme sociale la
résultante. Et il ne saurait davantage répondre à la question qui lui
serait posée de savoir si la pensée ne peut pas se tromper dans sa
conception d'un état de choses à venir meilleur, de telle sorte que
l'évolution tendrait vers une situation moins supportable encore. Mais
ainsi se trouve rouverte la controverse, à laquelle le marxisme se
vantait de mettre un terme, concernant les avantages et les
inconvénients des formes sociales existantes ou imaginées par la pensée.
Quand on veut
soumettre à la critique la doctrine marxiste elle-même de la
tendance historique à l'accumulation du capital, il ne suffit pas de
recourir à la statistique et de faire le compte des exploitations,
des revenus et des patrimoines. Les statistiques des revenus et des
patrimoines sont en contradiction absolue avec la théorie de la
concentration. C'est là un fait bien établi, en dépit de la
difficulté qu'on éprouve à serrer de près les réalités et les
obstacles que les variations monétaires opposent à l'interprétation
des données recueillies; et c'est encore un autre fait que le
pendant de la théorie de la concentration, la fameuse théorie de la
prolétarisation croissante que les marxistes orthodoxes osent à
peine soutenir encore, est inconciliable avec les résultats de la
statistique(5). Même la
statistique des exploitations agricoles contredit la supposition
marxiste; par contre la statistique des exploitations dans
l'industrie, les mines et le commerce, semble lui donner raison.
Mais une statistique qui ne concerne qu'une courte période
déterminée ne saurait être concluante. Il se pourrait que
l'évolution ait été orientée dans la période envisagée dans un sens
opposé au sens général de l'évolution. Aussi vaut-il mieux laisser
de côté la statistique et renoncer à l'invoquer dans un sens ou dans
l'autre. Car il ne faut pas oublier que toute argumentation
statistique contient déjà une théorie. Le rassemblement de données
statistiques ne prouve ni ne réfute rien par lui-même. Seules les
conclusions qu'on en tire peuvent prouver ou réfuter quelque chose;
mais ces conclusions sont le fruit de la réflexion théorique.
2. La théorie de la politique
antimonopolistique |
La théorie des monopoles pénètre plus profondément dans la réalité
que la théorie marxiste de la concentration. D'après elle, la libre
concurrence, qui constitue l'élément vital de l'organisation sociale
fondée sur la propriété privée des moyens de production, est
constamment minée par le développement des monopoles. Mais les
inconvénients que la domination illimitée des monopoles privés
présente pour l'économie sont si grands qu'il n'existe pas d'autre
issue que la transformation de ces monopoles en monopoles d'État par
la socialisation. Le socialisme peut être un grand mal, mais en
comparaison des dangers des monopoles privés c'est encore un moindre
mal. S'il était prouvé qu'il est impossible de s'opposer
efficacement à l'évolution qui conduit à la transformation en
monopoles des branches les plus importantes, sinon de toutes les
branches de la production, l'heure aurait sonné où la propriété
privée des moyens de production devrait disparaître(6).
Il est clair que pour
apprécier la valeur de cette théorie, il est indispensable
d'examiner à fond si l'évolution conduit vraiment au règne des
monopoles, et d'étudier d'autre part les effets économiques des
monopoles. Ce faisant, on devra procéder avec beaucoup de prudence.
Cette théorie a surgi à un moment qui n'était pas favorable en
général à l'étude théorique de ces problèmes. L'examen objectif des
choses avait fait place à une appréciation sentimentale des
apparences. Même dans les exposés d'un économiste de la valeur de
Clark, on retrouve l'hostilité populaire contre les trusts. Ce que
peuvent être dans de telles conditions les affirmations des
politiciens, on s'en rendra compte en lisant le compte rendu de la
Commission allemande de Socialisation du 15 février 1919, qui
déclare « établi » le fait que le monopole de l'industrie du charbon
allemand constitue « un rapport de force inconciliable avec la
nature de l'État moderne et non pas seulement de l'État
socialiste ». Ce rapport estime « superflu d'examiner à nouveau la
question de savoir si et dans quelle mesure ce rapport de force peut
être exploité au détriment des autres membres de la société, ceux
qui utilisent le charbon dans leurs exploitations, les
consommateurs, les ouvriers; il suffit de constater l'existence de
ce monopole pour mettre en évidence la nécessité de sa suppression
complète. »(7)
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