Il serait
vain d'opposer à ces faits le rendement constant que produisent de
« bons » placements. Car, pour que le rendement soit constant, il
faut précisément que ces placements soient bons et ce n'est jamais
là que le résultat d'une heureuse spéculation. Des statisticiens ont
calculé ce que serait devenu un sou placé à intérêts composés à
l'époque de Jésus-Christ. Les résultats auxquels ils sont parvenus
sont tellement extraordinaires qu'on peut se demander comment il se
fait que jamais personne n'ait eu la prévoyance d'assurer par ce
moyen l'avenir de sa maison. Mais indépendamment de toutes les
difficultés qui s'opposent au choix de ce moyen pour parvenir à la
richesse, on se heurterait en tout cas au fait que tout
investissement de capital est affecté du risque d'une perte totale
ou partielle. Il en est ainsi non seulement des investissements de
l'entrepreneur, mais encore de ceux du capitaliste qui prête à
l'entrepreneur. Car le sort des capitaux prêtés est lié lui aussi au
sort de l'entreprise. Le risque qu'ils courent est moindre parce
qu'ils bénéficient de la garantie des capitaux que l'entrepreneur
peut posséder en dehors de son entreprise. Mais les risques du
prêteur sont de même nature que ceux courus par l'entrepreneur. Le
bailleur de fonds lui aussi peut perdre son argent, et en fait il le
perd souvent(6).
Il n'existe pas davantage
de placement éternel que de placement sûr pour le capital. Tout
investissement de capital est une spéculation hasardeuse dont le
résultat ne peut être prévu avec certitude. L'idée même d'un
rendement « éternel et sûr » du capital n'aurait pas pu naître si
l'on avait toujours tiré les conceptions qu'on se fait du placement
des capitaux, de la nature même du capital et de l'entreprise. Une
telle conception s'est formée par assimilation avec la rente sûre de
la propriété foncière et des placements d'État qui lui sont
apparentés. Le droit, en n'admettant pour les placements des mineurs
que les placements fonciers, les hypothèques fondées sur les biens
fondés sur les biens fonciers et les placements d'État ou d'autres
collectivités publiques, a tenu un compte exact des réalités. Dans
l'entreprise capitaliste, il n'y a aucune certitude de revenu,
aucune sécurité pour le capital. Vouloir constituer un majorat ou un
fidéicommis en dehors de l'exploitation agricole, forestière ou
minière, au moyen d'entreprises capitalistes, serait une absurdité.
Mais si les capitaux ne
s'accroissent pas d'eux-mêmes, si leur simple conservation et à plus
forte raison leur fructification et leur accroissement exigent
l'intervention permanente de spéculations heureuses, il ne peut plus
être question d'une tendance des fortunes à s'accroître
continuellement. Les fortunes ne sauraient s'accroître: on les
accroît(7). Pour ce
faire l'activité heureuse de l'entrepreneur est indispensable. Le
capital ne se reproduit, ne porte des fruits, ne s'accroît qu'aussi
longtemps que se font sentir les effets d'un placement heureux. Mais
plus les conditions de l'économie se modifient rapidement et plus
courte est la durée d'un bon placement. Les investissements
nouveaux, les transformations de la production, les innovations
exigent toujours des capacités et des dons que seuls de rares
individus possèdent. Lorsque ces qualités se transmettent d'une
génération à l'autre, les descendants peuvent réussir à conserver et
même à accroître le patrimoine de leurs parents en dépit du partage
successoral. Mais si, comme c'est le plus souvent le cas, les
descendants ne possèdent pas les qualités que la vie exige d'un
entrepreneur, la fortune héritée s'évanouit rapidement.
L'entrepreneur enrichi qui veut conférer la durée à la fortune de sa
famille cherche pour elle un refuge dans la propriété foncière. Les
descendants des Fugger et des Welser jouissent encore d'une richesse
appréciable; mais il y a longtemps qu'ils ont cessé d'être des
commerçants et qu'ils ont transformé leurs capitaux en biens
fonciers. Ils sont devenus des membres de la noblesse allemande ne
différant en rien des autres familles nobles du Sud de l'Allemagne.
La même évolution s'est produite dans d'autres pays pour de
nombreuses familles de commerçants. Enrichis dans le commerce et
l'industrie, ils ont cessé d'être des négociants et des
entrepreneurs pour devenir de grands propriétaires fonciers dans le
but non pas d'accroître leur patrimoine et d'accumuler sans cesse
des richesses nouvelles, mais simplement de conserver leur fortune
et de la transmettre à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Les
familles qui ont procédé autrement ont sombré rapidement dans
l'obscurité de la pauvreté. Seules, quelques rares familles de
banquiers ont pu maintenir leur affaire au-delà d'un siècle; mais si
l'on observe les choses de plus près, on voit que même dans ce cas
l'activité économique des membres de ces familles s'est bornée le
plus souvent à l'administration des capitaux investis dans la
propriété foncière ou minière. Il n'y a pas d'ancien patrimoine qui
ait eu le pouvoir de s'accroître continuellement.
4. La théorie de la paupérisation
croissante |
Comme les
doctrines socialistes plus anciennes, le marxisme économique trouve son
couronnement dans la théorie de la misère croissante. À l'accumulation
du capital correspond l'accumulation de la misère. « Le caractère
antagoniste de la production capitaliste » veut « que l'accumulation de
la richesse sur un pôle » ait pour contrepartie « l'accumulation de la
misère, des souffrances du travail, de l'esclavage, de l'ignorance, des
mauvais traitements et de la dégénérescence morale au pôle opposé »(8).
C'est la théorie de la paupérisation croissante des masses sous sa forme
absolue. Ne s'appuyant sur rien d'autre que sur les raisonnements
alambiqués d'un système abstrus, cette théorie mérite d'autant moins de
retenir l'attention qu'elle est progressivement passée à l'arrière-plan
dans les écrits des disciples orthodoxes de Marx et dans les programmes
officiels des partis socialistes. Kautsky lui-même, à l'occasion de la
querelle du révisionnisme, a dû se résigner à admettre que tous les
faits tendant à prouver que dans les pays où précisément l'évolution
capitaliste est le plus poussée la misère physique est en régression et
que le niveau d'existence des classes laborieuses est supérieur à ce
qu'il était il y a cinquante ans. Si le parti social-démocrate devenu
vieux demeure aussi attaché que dans sa jeunesse à cette théorie, c'est
uniquement pour les besoins de la propagande, en raison de l'effet
qu'elle produit sur les masses.
À la théorie de
l'appauvrissement absolu s'est substituée la théorie de
l'appauvrissement relatif. Elle a été exposée par Rodbertus. La
pauvreté, dit-il, est un concept social et donc relatif. J'affirme donc
que les besoins légitimes de la classe ouvrière, depuis qu'elle occupe
par ailleurs dans la société une situation plus élevée, sont devenus
beaucoup plus nombreux et qu'il serait tout aussi inexact, aujourd'hui
où elle occupe cette position plus élevée et même si les salaires
étaient demeurés les mêmes, de ne pas parler d'une aggravation de sa
situation matérielle qu'il eût été inexact de le pas le faire jadis en
cas de baisse des salaires, à l'époque où elle n'occupait pas encore
cette situation(9). Une
telle conception est tout à fait conforme à l'esprit du socialisme
d'État qui proclame « la légitimité » des revendications des
travailleurs et leur assigne « une position plus élevée » dans l'ordre
social.
Les marxistes ont adopté
la doctrine de l'appauvrissement relatif. « Si le cours de l'évolution
est tel que le petit-fils d'une maître tisserand qui habitait avec son
compagnon doit demeurer dans une villa magnifique comme un château
tandis que le petit-fils de son compagnon doit vivre dans un logement à
loyer, qui peut être bien agréable à la mansarde dont devait se
contenter son aïeul chez le maître tisserand, la différence des
conditions sociales n'en est pas moins devenue infiniment plus
considérable. Et le petit-fils de ce compagnon ressentira d'autant plus
la misère où il sera plongé qu'il pourra mieux se rendre compte des
jouissances qui sont le lot de son employeur. Sa situation est
supérieure à celle de son ancêtre; son niveau de vie est plus élevé mais
si l'on se place au point de vue relatif, sa position est devenue plus
mauvaise. La misère sociale s'est accrue... Il y a appauvrissement
relatif des travailleurs. »(10)
Même en admettant qu'il en soit ainsi, le système capitaliste ne serait
aucunement atteint. Si le capitalisme améliore la situation économique
de tous, peu importe que cette amélioration ne soit pas la même pour
tous. Une forme de société n'est pas mauvaise parce qu'elle est plus
utile à certains individus qu'aux autres. Si ma situation va sans cesse
en s'améliorant, en quoi cela peut-il me toucher que celle des autres
s'améliore, en quoi cela peut-il me toucher que celle des autres
s'améliore encore davantage? Faut-il détruire la société capitaliste qui
permet une satisfaction sans cesse plus complète des besoins de tous
pour la seule raison que certains deviennent simplement riches tandis
que d'autres deviennent très riches? Aussi est-il inconcevable qu'on
puisse considérer comme « logiquement irréfutable » qu'« un
appauvrissement relatif des masses... doive aboutir en définitive à une
catastrophe »(11).
Kautsky veut que l'on
interprète la théorie marxiste de l'appauvrissement autrement que ne
sont contraints de le faire les lecteurs non prévenus du Kapital.
« Le mot misère, dit-il, peut signifier misère physique, mais il
peut signifier aussi misère sociale. Au premier sens, la misère se
mesure d'après les besoins physiologiques des hommes, besoins qui sans
doute ne sont pas partout et toujours les mêmes, mais qui ne présentent
pas à beaucoup près des différences aussi grandes que les besoins
sociaux dont la non-satisfaction entraîne la misère sociale. Si l'on
prend le mot au sens physiologique, la thèse de Marx est sans nul doute
insoutenable. » Mais, pour Kautsky, Marx a eu en vue la misère sociale(12).
Cette interprétation, étant données la clarté et la brutalité des
formules marxistes, est à la vérité un chef-d'oeuvre de sophistique.
Elle a d'ailleurs été repoussée en conséquence par les révisionnistes.
Si l'on ne considère pas comme un évangile révélé les paroles de Marx,
peu importe de savoir si la théorie de l'appauvrissement social est déjà
contenue dans le premier volume du Kapital, si c'est Engels qui
l'a formulée, ou si elle est création des néo-marxistes. La question
décisive est seulement de savoir si elle est soutenable et quelles
conséquences elle entraîne.
Kautsky estime que la
croissance de la misère au sens social est « reconnue par les bourgeois
eux-mêmes qui n'ont fait que donner à la chose un autre nom; ils
l'appellent envie...(13)
Ce qui importe c'est le fait que l'opposition croît sans cesse entre les
besoins du travailleur salarié et la possibilité qu'il a de les
satisfaire et par là même entre le salariat et la possibilité qu'il a de
les satisfaire et par là même entre le salariat et le capital. »(14)
Mais l'envie a toujours existé; ce n'est pas un phénomène nouveau. On
peut accorder aussi qu'elle est plus grande aujourd'hui que jadis;
l'aspiration générale à une amélioration de la situation économique est
précisément un trait caractéristique de la société capitaliste. Mais on
ne voit pas comment on en peut conclure que la société capitaliste doive
nécessairement faire place à la société socialiste.
En réalité, la théorie de
l'appauvrissement social relatif n'est pas autre chose qu'une tentative
pour envelopper d'un voile économique la politique de haine des masses.
L'appauvrissement social ne signifie rien d'autre qu'un accroissement de
la jalousie(15), de l'envie
au sens péjoratif du mot. Or, deux des meilleurs connaisseurs de l'âme
humaine, Mandeville et Hume, ont observé que l'intensité de l'envie
dépend de la distance qui sépare l'envieux de l'envié. Quand cette
distance est trop grande, l'envie n'apparaît plus parce que tout
rapprochement devient impossible entre les situations considérées. Plus
l'écart est faible et plus l'envie est forte(16).
Et c'est ainsi qu'on peut conclure du renforcement des sentiments de
haine dans les masses que l'écart entre les revenus a diminué. L'« envie
croissante » n'est pas, comme le pense Kautsky, une preuve à l'appui de
la théorie de l'appauvrissement relatif; elle montre au contraire que
l'écart économique entre les différentes couches sociales diminue.
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