Au Québec, la localisation du votant médian est déplacée vers les
« régions » par deux phénomènes: une répartition inégale des électeurs
entre les circonscriptions (au profit des « régions ») et d'autre part,
les majorités « inutilement » élevées prévalant dans les circonscriptions
à majorité non francophone. Deux collègues ont d’ailleurs appliqué
l'équilibre du votant médian à la tarification au coût moyen de
l'hydro-électricité au Québec et au Canada.
Les coûts de l'information et de la participation politiques expliquent
le phénomène assez généralisé de la majorité rationnellement
silencieuse. Pour chaque membre de cette majorité, l'action politique
est trop coûteuse pour le bénéfice qu'il peut personnellement en
retirer. Ce n'est toutefois pas le cas pour les individus fortement
concernés par une mesure gouvernementale pour cette minorité agissante,
les bénéfices attendus de la participation aux processus politiques
dépassent les coûts. C'est la logique de l'(in)action collective.
L'expansion considérable du secteur public au vingtième siècle a
coïncidé avec une plus grande spécialisation des tâches, provoquant une
augmentation des groupes d'intérêts spécialisés. Il y a cent trente ans,
plus de cinquante pour cent des emplois étaient dans le secteur
primaire, principalement en agriculture. La diversification de la
structure socio-économique a multiplié les groupes minoritaires, qui
quémandent des mesures gouvernementales en leur faveur. La
redistribution des revenus serait ainsi devenue moins « verticale »;
c'est-à-dire qu'elle est moins axée sur les grandes classes de revenus,
riches et pauvres, et prendrait de plus en plus un aspect « horizontal »
et fragmentaire en faveur de minorités agissantes.
Même si le résultat engendré par les règles du jeu politique implique du
gaspillage, ce dernier n'est en lui-même recherché par personne. S'il
n'y a aucun gagnant à la réduction du gâteau ou de la richesse
collective, cette réduction n'aura sûrement pas lieu. C'est ce qui fait
dire à Becker (1985: 338): « Si l'intention des politiques publiques
était entièrement connue, je suis assuré que le secteur public se
révélerait un producteur et un redistributeur beaucoup plus efficace
qu'on ne le croit généralement. »
3. Deux dynamiques opposées |
Auteure de classiques sur la dynamique des villes, Jane Jacobs publia en
1992 Systems of Survival: A Dialogue on the Moral Foundations of
Commerce and Politics. Un appendice à cet essai, qui se présente sous la
forme d'un dialogue entre les membres d'un groupe de discussion, reprend
les différentes caractéristiques de la morale commerciale (ou de la
décentralisation) et de la morale protectrice (ou de la centralisation).
Cette dernière peut être illustrée par les forces armées ou la mafia. Le
tableau 1 en donne une traduction. Comme il est permis de le constater,
il n'y a pas de place pour un continuum. Ce sont deux mondes ou deux
dynamiques vraiment opposés.
Chaque pôle, décentralisation ou centralisation, a donc sa propre
logique ou dynamique qu'il est nécessaire de choisir. Pourtant, dans
le monde réel, les positions mitoyennes sont omniprésentes.
Décentraliser la centralisation devient une source d’incohérences qui
s’expriment par le phénomène du balancier. Par exemple, un spécialiste
des systèmes de santé européens résume les réformes de ce secteur par
l’expression « Réglementer les incitatifs dans des marchés planifiés ». Saltman (2002: 1680)
Serait-il possible de décentraliser la centralisation? N’est-ce pas la
situation qui caractérise les partenariats public/privé?
SYNDROME DE LA MORALE COMMERCIALE |
SYNDROME DE LA MORALE PROTECTRICE |
Éviter la force |
Éviter le commerce |
Arriver à des accords volontaires |
Déployer de la prouesse |
Être honnête |
Être soumis et
discipliné |
Collaborer facilement avec les tiers et les
étrangers |
Obéir à la tradition |
Concurrencer |
Respecter la
hiérarchie |
Respecter les contrats |
Être loyal |
Faire preuve
d'initiative et d'un esprit entreprenant |
Tirer vengeance |
Être ouvert à l'innovation |
Tromper par devoir |
Être efficace |
User beaucoup de
temps libre |
Promouvoir le bien-être et le confort |
Être prétentieux |
Être dissident par
devoir |
Distribuer les
largesses |
Investir pour des fins productives |
Être exclusif |
Être travailleur |
Montrer de la fermeté |
Être économe |
Être fataliste |
Être optimiste |
Valoriser l'honneur |
Source : Jacobs (1992: 215). |
Partenariats public/privé: la centralisation
décentralisée?
Principalement au Royaume-Uni, il y a eu au cours des
dernières années un important recours aux partenariats
public/privé (PPP). Au lieu d'une soumission de courte durée
comme pour la construction d'un immeuble, le PPP se veut un
contrat de longue période pour la construction, l'entretien,
la gérance et le financement d'un projet. La volonté
politique de montrer l'équilibre budgétaire ou l'absence
d'un déficit a favorisé l’émergence des PPP pour soustraire
une partie de l'investissement public aux états financiers
gouvernementaux.
Il ne s'agit pas ici de faire une étude des tensions entre
le secteur public et les activités du secteur privé dans les
PPP. Un court aperçu de leurs difficultés se retrouve dans
la conclusion de l'analyse de dix PPP canadiens:
Les dix études de cas indiquent que les avantages potentiels des
P3 sont souvent surpassés par les frais élevés de passation de
contrats dus à l'opportunisme généré par les conflits en matière
d'objectifs. Ces coûts sont particulièrement élevés lorsque la
complexité de la construction ou de l'exploitation est élevée et que
l'incertitude des revenus (le risque d'utilisation) est forte, que
ces deux risques ont été transférés au partenaire du secteur privé,
et que l'efficacité de la gestion du contrat est médiocre. Dans les
projets d'infrastructure, il est souvent absurde d'essayer de
transférer de grands montants de risque d'utilisation au secteur
privé. (Vining
et Boardman, 2008: 9)
Il y a donc lieu d'être pessimisme sur l'effet des objectifs
divergents des partenaires: les objectifs de maximisation
des profits pour les participants du secteur privé et les
objectifs politiques du secteur public.
Il est utile de regarder deux aspects du conflit
centralisation-décentralisation: le problème de mesure de
l’étendue ou de l’omniprésence de la centralisation et
l’ampleur des forces défavorables à la décentralisation.
4. Les problèmes de mesure du degré d’omniprésence de la
centralisation |
L'économie du vingtième siècle a été marquée par deux
phénomènes importants: l'accélération de la croissance
économique et la croissance de l'État dans l'économie.
L'accélération de la production fut en effet accompagnée
d'une part de plus en plus grande prise par le secteur
public: soixante-dix ans de régimes communistes à l'Est et,
dans les pays développés, l'implantation et la consolidation
de l'État-providence ou de l'État assureur.
Au Canada, les dépenses des administrations publiques ne
représentaient respectivement que 15,1% et 21,3% de la
production ou du PIB en 1926 et en 1950 contre environ 50%
entre 1985 et 1995. En 2009, c'était 43,8%. L'intervention
gouvernementale ne se limite d'ailleurs pas aux seules
dépenses publiques. Par exemple, les modes d'intervention
qui modifient les prix relatifs sont fort nombreux:
subventions, taxes, tarifs douaniers, contingentements, entreprises
publiques, achats préférentiels, réglementations traditionnelles ou
sociales, interdictions(3).
Il y a de l'arbitraire dans l'estimation des dépenses
publiques, et cela modifie évidemment la fraction que
représentent les dépenses publiques par rapport à la
production. Par exemple, la substitution d'un crédit d'impôt
pour enfant aux allocations familiales dans les années
quatre-vingt-dix avait fait baisser la valeur de cette
fraction. Une dépense avait été changée en du non-revenu(4).
Pour obtenir une meilleure image, mais encore incomplète, du
secteur gouvernemental, il faut ajouter aux dépenses
réellement effectuées les dépenses implicites faites par la
voie des réductions particulières de taxes qui sont appelées
« dépenses fiscales »(5). Au Canada, en 1992, les dépenses
réellement effectuées représentaient 45% de l'économie.
L'ajout des dépenses implicites portait le pourcentage à
67%, une part de l'économie qui est donc accrue de 50%. Hansson et Stuart (2003: 670 et 676)
Enfin, la réglementation gouvernementale est omniprésente
dans le monde d'aujourd'hui. En voici une illustration. Le
gouvernement fédéral des États-Unis publie quotidiennement
le Federal Register qui indique toutes les règles et
réglementations proposées ou finalisées. En 2007, cette
publication a totalisé 72 090 pages. Comme l'affirme Allen
Meltzer (2007:
14): « Voici le premier principe de la réglementation: les
avocats et les politiciens rédigent les règles et les marchés
développent les moyens de contourner les règles sans les violer. »
Pour connaître précisément l’évolution de l’intervention
gouvernementale, il faudrait agréger les effets de toutes
ces mesures. Et là encore persisterait le problème selon
lequel le tout n’est pas égal à la somme des parties,
puisque certains instruments d’intervention ont des effets
opposés. Par exemple, si tous les secteurs d’activité
étaient protégés à vingt pour cent par différentes mesures,
la protection effective de chacun serait nulle puisque les
prix relatifs ne seraient pas modifiés.
5. La décentralisation est-elle vouée à l'échec? |
Cette omniprésence de l’intervention gouvernementale soulève
la question suivante: la décentralisation est-elle vouée à
l'échec? En effet, la décentralisation exige des règles du
jeu pour opérer. Comme il a déjà été explicité, la grande
partie de ces règles est déterminée par le gouvernement,
donc par une autorité centrale. Il existe alors un paradoxe: pour laisser s'épanouir la décentralisation, on a
passablement besoin de son contraire.
Dans la rivalité centralisation-décentralisation, cette
dernière devient donc défavorisée. Comment la dynamique de
la centralisation peut-elle s'adapter à une dynamique
opposée? Cette question est d'autant plus pertinente que le
monde est rempli d'embûches comportant l'obligation
constante de faire des compromis et de naviguer dans un
univers incertain ou troublé. Ex post, les erreurs sont
faciles à détecter et « les scandales » sont matières
courantes.
Quelques exemples illustrent cette situation. La
privatisation non complétée de l'ancienne Hydro Ontario et
l'établissement d'un marché de gros de l'électricité ont
demandé près de mille pages de dispositions légales.
D'ailleurs, comme l'affirmait The Economist (2007: 63):
« Dans la majeure partie de l'Europe, les privatisations
furent davantage un moyen d'accroître les recettes que de
promouvoir l'entreprise. » D'autre part, le secteur public
impose aux entreprises privées des règles qu'il évite de
s'appliquer à lui-même dans différents domaines (pensions
des employés, états financiers, congés dans la
construction). La centralisation impose des marchés
planifiés ou non libres.
Biais des producteurs
Les bienfaits de la décentralisation tout comme les règles
pour la soutenir ont les propriétés d'un bien public, consommation
commune et difficultés d'exclure, ce qui incite à resquiller. Par
exemple, les entreprises en concurrence livrent le bien public d'une
production économiquement plus efficace. Chacune a toutefois intérêt à
demander une protection gouvernementale pour accroître ses profits. Mais
la meilleure situation pour une unité n’est-elle pas d'être protégée
dans un univers où les autres sont en concurrence?
Milton Friedman (1999: 6) a parlé de cette situation comme
The Business Community's Suicidal Impulse:
Je dois blâmer les hommes d'affaires quand, dans leurs
activités politiques, des individus et leurs organisations
prennent des positions qui ne sont pas dans leurs propres
intérêts et qui ont pour effet de miner le support à
l'entreprise privée libre. À cet égard, les hommes
d'affaires tendent à être schizophrènes. Quand ce sont leurs
propres affaires, ils regardent longtemps d'avance, pensant
à ce que sera leur entreprise dans 5 à 10 ans. Mais quand
ils vont dans le domaine public et s'introduisent dans les
problèmes de politiques, ils tendent à être myopes.
Ainsi, la décentralisation qui caractérise le système capitaliste
risque de devenir ce qu'on appelle du crony capitalism
ou du capitalisme de copinage. La concurrence se déplace
alors vers la recherche de rentes accordées par le secteur
public(6).
Biais des votants
De plus, Caplan (2007: 23-49) identifient quatre familles de
croyances ou de biais qui sont généralement partagés par les
votants et qui entraînent la détermination d’un cadre légal
défavorable à la décentralisation. Résumons-les. Le premier
biais concerne la dépréciation du pouvoir des processus de
marché. Dans son Histoire de l’analyse économique (1954,
2004: 329), Schumpeter l’a très bien exprimé:
Comme A. Smith devait le faire observer,... nous ne devons
pas notre pain au bon vouloir du boulanger, mais à son
intérêt personnel, vérité banale qu’il est utile de répéter
sans cesse, afin de détruire l’indéracinable préjugé selon
lequel tout acte accompli en vue du profit est par cela même
antisocial.
Le deuxième biais touche à la peur d’établir des relations
avec l’étranger, ce qui favorise les diverses mesures
protectionnistes. Le troisième biais porte sur le recours au
nombre de travailleurs comme critère d’évaluation au lieu de
la rentabilité ou du surplus engendré. Le progrès
technologique est alors perçu comme destructeur
d’emplois. Ainsi les emplois qualifiés de verts sont
maintenant annoncés par les gouvernements sans égard à leurs
coûts.
Le dernier biais est le pessimisme, une tendance à
surestimer la sévérité des problèmes et à sous-estimer la
performance de l’économie. Voici un biais favorable à la
création de crises dans un système centralisé. La crise peut
être réelle ou fictive mais elle a la propriété de faire
bouger le système. De son côté, la décentralisation
s’identifie à une forme de lâcher prise sur l’économie et la
société et elle exige ainsi un certain degré d’optimisme.
Deux facteurs renforcent ces biais au Québec: le statut de
groupe minoritaire en Amérique du Nord et l’histoire
religieuse du Québec. Ils défavorisent le recours à la
concurrence qui devient perçue au mieux comme un jeu à somme
nulle, le gain de l’un ayant sa contrepartie en la perte
d’un autre. La concurrence n’est pas envisagée comme un
mécanisme favorable à l’amélioration et à l’accroissement du
gâteau collectif.
Divers comportements se rattachent à ces convictions. Par
exemple, le statut de minoritaire favorise le recours au
langage guerrier: devant l’ennemi, il ne faut pas se
diviser, mais être solidaire. Les interventions du
Gouvernement du Québec faciliteraient ainsi notre
identification « en faisant de nous des Québécois ». La
concurrence et la flexibilité des institutions sont perçues
comme des défauts. La centralisation et la cartellisation
seraient vues comme une source de force. On penche vers la
fermeture du système au lieu de son ouverture moins
rassurante. La mise sur pied d’« institutions nationales »
est privilégiée.
La faible fréquentation des lieux de culte ne signifie pas
que la tradition religieuse des citoyens a été effacée. Le
passé perpétue incessamment son influence. Le monopole
catholique chez les francophones a favorisé un biais
favorable au corporatisme des groupes d’intérêts et
défavorable à la concurrence et à la tradition libérale de
la liberté individuelle et d’initiative. Cette religion
n’allait tout de même pas se faire le défenseur de la main
invisible d’Adam Smith, où la recherche des intérêts
égoïstes mène à un résultat global valable. C’est la base
des processus décentralisés.
Figure 1 |
Source: Greg Mankiw’s Blog, 20 décembre 2010.
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Pour un partisan de la décentralisation, cette caricature
introduit bien ma conclusion. Ma réponse au thème de ce
colloque, Les gouvernements et l’économie: doivent-ils en
faire plus ou moins?, se résume ainsi: la décentralisation
et la centralisation possèdent leurs propres dynamiques qui
posent des problèmes de cohérence et de stabilité à une
combinaison variable et continue des deux éléments que
constitue le monde réel. Une bonne partie de ma carrière fut
d’ailleurs consacrée à montrer ces incohérences et
instabilités.
Cette conclusion se rapproche de celle d’Alexis de
Tocqueville qui écrivait dans De la démocratie en Amérique
(2008(1835): 1040): « Dans les siècles démocratiques qui vont
s'ouvrir, l'indépendance individuelle et les libertés
locales seront toujours un produit de l'art. La
centralisation sera le gouvernement naturel. »
Est-il possible de limiter les forces centralisatrices? Ne
pourraient-elles pas être contraintes par la présence de
règles, probablement d’ordre constitutionnel? D’où
proviendraient les demandes d’amendements constitutionnels?
Ces règles résisteraient-elles aux vagues centralisatrices?
Je me crois encore trop jeune pour aborder ces questions et
sûrement pour y répondre.
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