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La
dichotomie centralisation-décentralisation (Version imprimée) |
par Gérard Bélanger*
Le Québécois Libre, 15 avril
2011, No 288.
Hyperlien:
http://www.quebecoislibre.org/11/110415-9.html
Ce texte a été présenté par l'auteur lors d'un colloque organisé
par l'École nationale d'administration publique et l'Association des
économistes québécois tenu le 7 avril dernier.
Déjà parvenu à ma huitième décennie de vie et après avoir complété une
quarante-quatrième année d’enseignement, j’ai moins le goût ou plutôt
l’énergie d’analyser en profondeur des questions pointues de
l’actualité. L’âge m’invite à conserver une certaine distance et à
essayer de regarder les grandes questions ou thèmes en m’inspirant bien
sûr de différents auteurs.
Le thème de ce colloque, Les gouvernements et l’économie: doivent-ils
en faire plus ou moins?, se prête à une réflexion sur la dichotomie
centralisation-décentralisation. C’est la question du degré d’ouverture
du système économique qui demeure constamment menacée par la présence
des forces centralisatrices. Barry Weingast (1995:1) a noté le dilemme
fondamental du système économique:
Un gouvernement assez fort pour protéger les droits de propriété
et l’exécution des contrats est également assez fort pour confisquer
la richesse de ses citoyens. Des marchés florissants exigent non
seulement le système approprié de droits de propriété et un droit
des contrats, mais un fondement politique sécuritaire qui limite la
capacité de l’État de confisquer la richesse.
Au sujet des différentes méthodes d’affectation des ressources, il
convient sûrement pour s'ouvrir aux diverses possibilités d'accepter que
la réalité comporte une multitude de méthodes ou de styles. Ainsi entre
les extrêmes de la décentralisation pure et de la centralisation
complète, il y a toute une gamme de choix. La décentralisation et la
centralisation possèdent toutefois leurs propres dynamiques qui posent
des problèmes de cohérence et de stabilité à une combinaison variable et
continue des deux éléments.
En fait, les choix cohérents sont restreints et proches des deux pôles,
décentralisation pure et centralisation complète(1). Il n'y a pas moyen
de décentraliser à cinquante pour cent la centralisation sans tomber
dans une certaine incohérence et instabilité. Cette situation n’est
toutefois pas exceptionnelle mais fort présente dans le monde réel.
Cette communication se divise en cinq sections. Les deux premières
étudient les propriétés et les mécanismes d’affectation des ressources
de la décentralisation et de la centralisation. La suivante montre qu’on
est ici en présence de deux dynamiques opposées. Il est ensuite utile de
mentionner les problèmes de mesure du degré de centralisation ou de son
omniprésence. La dernière section se demande si la décentralisation est
vouée ou non à l’échec.
1. Centralisation-Décentralisation
La décentralisation
La décentralisation d'un système économique permet la liberté de choix,
la souplesse, la diversité d'actions, l'autonomie et la
responsabilisation des décideurs. Pour plusieurs, cependant, la
décentralisation doit être dénoncée, car elle engendrerait l'anarchie.
Mais le cas hypothétique suivant permet de clarifier cette appréhension.
Une revue médicale majeure, disons le New England Journal of Medicine,
publie une importante étude concluant que la consommation
quotidienne de brocoli diminue appréciablement la probabilité d'avoir le
cancer. Les gens, avec la préoccupation bien égoïste d'éviter cette
maladie, augmenteront leur consommation de ce légume bienfaisant. Cet
accroissement de la demande engendrera un prix plus élevé pour le
brocoli. Dans leur désir bien légitime d'augmenter leurs revenus, les
producteurs accroîtront sensiblement leur culture de ce légume pour en
inonder les marchés. Ainsi, la consommation de brocoli se généralisera
sans la présence d'un plan et sans l'intervention d'une autorité
centrale, mais plutôt comme résultat de décisions individuelles tout à
fait égoïstes.
Cependant, pour engendrer les effets escomptés, la décentralisation
exige une assise légale appropriée, comme des droits de propriété bien
définis(2). Dans l'exemple donné plus haut, il ne servirait à rien aux
producteurs agricoles de se convertir à la culture du brocoli, s'ils ne
récoltaient pas les bénéfices de leur action. Ajoutons que la
décentralisation embrasse beaucoup plus que les seules sociétés
capitalistes. Elles concernent aussi les sociétés sans but lucratif, les
coopératives de producteurs et de consommateurs, les sociétés à nom
collectif et à propriétaire unique et même les ménages et les familles.
La centralisation
Malgré les avantages de la décentralisation, les économistes ont
développé tout un arsenal d'arguments pour justifier la centralisation
et, par conséquent, l'intervention gouvernementale. En effet, en
plusieurs circonstances, les marchés libres seraient défaillants,
incapables d'assurer un système de sanctions et de récompenses qui
entraînerait le non-gaspillage des ressources. On parle de la situation
où il y a présence d'effets de débordement, d'économies de grande
dimension, de biens publics, d'informations asymétriques entre les
parties, de pouvoirs monopolistiques, de chômage involontaire et enfin,
d'une distribution des revenus perçue comme insatisfaisante.
Les possibilités de défaillance de la décentralisation ou des marchés
sont donc nombreuses, ce qui permet à tout économiste muni d'un minimum
d'imagination de tenter de justifier l'intervention gouvernementale dans
n'importe quelle activité. Cette justification de la centralisation
ressemble au comportement du légendaire empereur romain qui, juge à un
concours de chant entre deux personnes, écouta la première et s'empressa
de remettre le prix à la seconde sans s'assurer qu'elle ne faussait pas
davantage que la première.
L'approche pour justifier l'intervention gouvernementale basée sur les
défaillances des marchés insiste exclusivement sur le gaspillage et
l'inefficacité qu'entraînent les décisions décentralisées. Elle ignore
complètement la contrepartie résidant dans les inefficacités des
décisions centralisées: faible responsabilité de l'utilisateur,
standardisation et cartellisation des services, absence
d'expérimentation et de flexibilité et incohérence dans les décisions
pour n'énumérer que quelques coûts de la centralisation. Elle peut
toutefois permettre une plus grande égalité dans la consommation des
services publics.
2. Les mécanismes d'affectation des ressources
L'affectation des ressources dans un système économique décentralisé
repose en très grande partie sur l'institution des marchés. Ils peuvent
être implicites comme dans celui du mariage. C'est la raison pour
laquelle on réfère aux défaillances des marchés pour promouvoir la
centralisation.
« Le marché fonctionne »
Les tenants de la décentralisation résument leurs convictions par
l’expression suivante: le marché fonctionne. Ils ont en grande partie
raison vu les propriétés de la décentralisation. Ils oublient d’ajouter
« à l’intérieur d’un cadre légal donné ». Les résultats du
fonctionnement des marchés varient énormément selon les
incitations véhiculés par le cadre légal ou les règles du jeu.
Parallèlement, une partie de hockey se déroule différemment selon que
les règlements permettent ou non les mises en échec. Un cadre plus
laxiste sur le déversement des déchets entraîne plus de pollution. Le
régime forestier québécois et la Loi sur les mines sont des exemples de
cadre légal impliquant un ensemble d’incitations.
Le cadre légal peut s’adapter aux changements dans une recherche
d’efficacité. C’est le principe de la common law. Toutefois, le cadre légal
jouit des propriétés d’un bien public (consommation commune et
difficultés d’exclure) avec les effets qui en découlent pour la
dynamique de la décentralisation. James Buchanan (2011: 6) a indiqué
récemment que cet aspect avait été négligé par les économistes:
Deux idées fausses séparées mais reliées ont été identifiées qui ont
certainement influencé l’acceptation généralisée de l’ensemble des
attitudes par rapport à la notion que « le marché fonctionne » dans la
discussion au sein du public, des milieux politique et
universitaire. Premièrement, l’incapacité de partition de la loi, ou
plus généralement des règles d’encadrement, n’a pas été reconnue
ainsi que ses conséquences. Deuxièmement, la différence entre le
développement évolutif du droit et les processus spontanés des
marchés a souvent été négligée.
Le cadre légal est le résultat des processus politiques. Où est la
garantie que ces derniers fournissent un cadre approprié permettant que
« le marché fonctionne »? Cette question
sera reprise plus tard.
« Politics Without Romance »
Quel est le mécanisme d'affectation des ressources dans un système
centralisé? Quelles institutions remplacent le marché? C'est
l'ensemble des processus politiques (élections, lobbying,
manifestations…). Ces processus sont-ils plus aptes que le marché pour
affecter les ressources dans une économie orientée vers les préférences
des citoyens? Parallèlement aux défaillances du marché, n'y aurait-il
pas des défaillances des processus politiques?
Au lieu de répondre explicitement à ces questions, les promoteurs des
mécanismes centralisés supposent généralement que l'autorité centrale
puisse être identifiée à un despote bienveillant dont l'objectif unique
est le bien-être des citoyens. Ils ont une conception romantique de la
politique. Les mécanismes de création de cette autorité magnanime ne
sont pas étudiés. Les défaillances des processus politiques sont ainsi
jugées peu importantes.
Pourtant, The Federalist Papers (Madison 1788) avaient été
explicites sur ce sujet:
Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait
nécessaire. Si les hommes étaient gouvernés par des anges, il ne
faudrait aucun contrôle interne ou externe sur le gouvernement.
Lorsqu’on fait un gouvernement qui doit être exercé par des hommes sur
des hommes, la grande difficulté est la suivante: il faut d’abord
permettre au gouvernement de contrôler les gouvernés; il faut
ensuite l’obliger à se contrôler lui-même. Une dépendance vis-à-vis
du peuple est, sans doute, le premier contrôle sur le gouvernement;
mais l’expérience a montré la nécessité de précautions
supplémentaires.
L’étude des processus politiques
Dans notre démocratie, la règle du jeu est que les décisions se prennent
à la pluralité simple des participants. L'aboutissement de ce régime
favorise la réalisation des préférences de celui qui se situe à la
médiane ou au milieu des préférences et les conséquences qui en
découlent, soit la tendance des grands partis politiques à se ressembler et
des gouvernements à standardiser les services publics, c'est-à-dire à
offrir à la population des quantités et des qualités identiques à tous
les individus.
L'économiste Karl Brunner (1978: 662) affirmait avec raison que
« l'essence de la politique est la redistribution et que les conflits
politiques sont centrés sur des questions de redistribution ». Comment le
théorème du votant médian peut-il expliquer la redistribution des
revenus par le gouvernement? La différence entre le « vote sur le
marché » avec des billets verts et la règle d'une personne/un vote,
implique un déplacement de l'équilibre du revenu moyen vers celui du
revenu médian, qui est généralement inférieur au premier de 15 à 25 pour
cent pour les provinces canadiennes. Cette proposition a d'importantes
conséquences. L'extension du droit de vote, qui abaissait le revenu du
votant médian par rapport au revenu moyen, a été favorable à l'expansion
du secteur public. Elle rationalise aussi une hypothèse qui fut assez
populaire dans le passé et qui veut que les mesures de redistribution
aient été peu favorables au quintile le plus pauvre de la population –
qui était d'ailleurs auparavant la grande préoccupation de la charité
privée – tout en ayant des effets bénéfiques sur la classe moyenne que
forment les deux quintiles suivants (Director’s Law).
Au Québec, la localisation du votant médian est déplacée vers les
« régions » par deux phénomènes: une répartition inégale des électeurs
entre les circonscriptions (au profit des « régions ») et d'autre part,
les majorités « inutilement » élevées prévalant dans les circonscriptions
à majorité non francophone. Deux collègues ont d’ailleurs appliqué
l'équilibre du votant médian à la tarification au coût moyen de
l'hydro-électricité au Québec et au Canada.
Les coûts de l'information et de la participation politiques expliquent
le phénomène assez généralisé de la majorité rationnellement
silencieuse. Pour chaque membre de cette majorité, l'action politique
est trop coûteuse pour le bénéfice qu'il peut personnellement en
retirer. Ce n'est toutefois pas le cas pour les individus fortement
concernés par une mesure gouvernementale pour cette minorité agissante,
les bénéfices attendus de la participation aux processus politiques
dépassent les coûts. C'est la logique de l'(in)action collective.
L'expansion considérable du secteur public au vingtième siècle a
coïncidé avec une plus grande spécialisation des tâches, provoquant une
augmentation des groupes d'intérêts spécialisés. Il y a cent trente ans,
plus de cinquante pour cent des emplois étaient dans le secteur
primaire, principalement en agriculture. La diversification de la
structure socio-économique a multiplié les groupes minoritaires, qui
quémandent des mesures gouvernementales en leur faveur. La
redistribution des revenus serait ainsi devenue moins « verticale »;
c'est-à-dire qu'elle est moins axée sur les grandes classes de revenus,
riches et pauvres, et prendrait de plus en plus un aspect « horizontal »
et fragmentaire en faveur de minorités agissantes.
Même si le résultat engendré par les règles du jeu politique implique du
gaspillage, ce dernier n'est en lui-même recherché par personne. S'il
n'y a aucun gagnant à la réduction du gâteau ou de la richesse
collective, cette réduction n'aura sûrement pas lieu. C'est ce qui fait
dire à Becker (1985: 338): « Si l'intention des politiques publiques
était entièrement connue, je suis assuré que le secteur public se
révélerait un producteur et un redistributeur beaucoup plus efficace
qu'on ne le croit généralement. »
3. Deux dynamiques opposées
Auteure de classiques sur la dynamique des villes, Jane Jacobs publia en
1992 Systems of Survival: A Dialogue on the Moral Foundations of
Commerce and Politics. Un appendice à cet essai, qui se présente sous la
forme d'un dialogue entre les membres d'un groupe de discussion, reprend
les différentes caractéristiques de la morale commerciale (ou de la
décentralisation) et de la morale protectrice (ou de la centralisation).
Cette dernière peut être illustrée par les forces armées ou la mafia. Le
tableau 1 en donne une traduction. Comme il est permis de le constater,
il n'y a pas de place pour un continuum. Ce sont deux mondes ou deux
dynamiques vraiment opposés.
Chaque pôle, décentralisation ou centralisation, a donc sa propre
logique ou dynamique qu'il est nécessaire de choisir. Pourtant, dans
le monde réel, les positions mitoyennes sont omniprésentes.
Décentraliser la centralisation devient une source d’incohérences qui
s’expriment par le phénomène du balancier. Par exemple, un spécialiste
des systèmes de santé européens résume les réformes de ce secteur par
l’expression « Réglementer les incitatifs dans des marchés planifiés ». Saltman (2002: 1680)
Serait-il possible de décentraliser la centralisation? N’est-ce pas la
situation qui caractérise les partenariats public/privé?
SYNDROME DE LA MORALE COMMERCIALE |
SYNDROME DE LA MORALE PROTECTRICE |
Éviter la force |
Éviter le commerce |
Arriver à des accords volontaires |
Déployer de la prouesse |
Être honnête |
Être soumis et
discipliné |
Collaborer facilement avec les tiers et les
étrangers |
Obéir à la tradition |
Concurrencer |
Respecter la
hiérarchie |
Respecter les contrats |
Être loyal |
Faire preuve
d'initiative et d'un esprit entreprenant |
Tirer vengeance |
Être ouvert à l'innovation |
Tromper par devoir |
Être efficace |
User beaucoup de
temps libre |
Promouvoir le bien-être et le confort |
Être prétentieux |
Être dissident par
devoir |
Distribuer les
largesses |
Investir pour des fins productives |
Être exclusif |
Être travailleur |
Montrer de la fermeté |
Être économe |
Être fataliste |
Être optimiste |
Valoriser l'honneur |
Source: Jacobs (1992: 215). |
Partenariats public/privé: la centralisation
décentralisée?
Principalement au Royaume-Uni, il y a eu au cours des
dernières années un important recours aux partenariats
public/privé (PPP). Au lieu d'une soumission de courte durée
comme pour la construction d'un immeuble, le PPP se veut un
contrat de longue période pour la construction, l'entretien,
la gérance et le financement d'un projet. La volonté
politique de montrer l'équilibre budgétaire ou l'absence
d'un déficit a favorisé l’émergence des PPP pour soustraire
une partie de l'investissement public aux états financiers
gouvernementaux.
Il ne s'agit pas ici de faire une étude des tensions entre
le secteur public et les activités du secteur privé dans les
PPP. Un court aperçu de leurs difficultés se retrouve dans
la conclusion de l'analyse de dix PPP canadiens:
Les dix études de cas indiquent que les avantages potentiels des
P3 sont souvent surpassés par les frais élevés de passation de
contrats dus à l'opportunisme généré par les conflits en matière
d'objectifs. Ces coûts sont particulièrement élevés lorsque la
complexité de la construction ou de l'exploitation est élevée et que
l'incertitude des revenus (le risque d'utilisation) est forte, que
ces deux risques ont été transférés au partenaire du secteur privé,
et que l'efficacité de la gestion du contrat est médiocre. Dans les
projets d'infrastructure, il est souvent absurde d'essayer de
transférer de grands montants de risque d'utilisation au secteur
privé. (Vining
et Boardman, 2008: 9)
Il y a donc lieu d'être pessimisme sur l'effet des objectifs
divergents des partenaires: les objectifs de maximisation
des profits pour les participants du secteur privé et les
objectifs politiques du secteur public.
Il est utile de regarder deux aspects du conflit
centralisation-décentralisation: le problème de mesure de
l’étendue ou de l’omniprésence de la centralisation et
l’ampleur des forces défavorables à la décentralisation.
4. Les problèmes de mesure du degré d’omniprésence de la
centralisation
L'économie du vingtième siècle a été marquée par deux
phénomènes importants: l'accélération de la croissance
économique et la croissance de l'État dans l'économie.
L'accélération de la production fut en effet accompagnée
d'une part de plus en plus grande prise par le secteur
public: soixante-dix ans de régimes communistes à l'Est et,
dans les pays développés, l'implantation et la consolidation
de l'État-providence ou de l'État assureur.
Au Canada, les dépenses des administrations publiques ne
représentaient respectivement que 15,1% et 21,3% de la
production ou du PIB en 1926 et en 1950 contre environ 50%
entre 1985 et 1995. En 2009, c'était 43,8%. L'intervention
gouvernementale ne se limite d'ailleurs pas aux seules
dépenses publiques. Par exemple, les modes d'intervention
qui modifient les prix relatifs sont fort nombreux:
subventions, taxes, tarifs douaniers, contingentements, entreprises
publiques, achats préférentiels, réglementations traditionnelles ou
sociales, interdictions(3).
Il y a de l'arbitraire dans l'estimation des dépenses
publiques, et cela modifie évidemment la fraction que
représentent les dépenses publiques par rapport à la
production. Par exemple, la substitution d'un crédit d'impôt
pour enfant aux allocations familiales dans les années
quatre-vingt-dix avait fait baisser la valeur de cette
fraction. Une dépense avait été changée en du non-revenu(4).
Pour obtenir une meilleure image, mais encore incomplète, du
secteur gouvernemental, il faut ajouter aux dépenses
réellement effectuées les dépenses implicites faites par la
voie des réductions particulières de taxes qui sont appelées
« dépenses fiscales »(5). Au Canada, en 1992, les dépenses
réellement effectuées représentaient 45% de l'économie.
L'ajout des dépenses implicites portait le pourcentage à
67%, une part de l'économie qui est donc accrue de 50%. Hansson et Stuart (2003: 670 et 676)
Enfin, la réglementation gouvernementale est omniprésente
dans le monde d'aujourd'hui. En voici une illustration. Le
gouvernement fédéral des États-Unis publie quotidiennement
le Federal Register qui indique toutes les règles et
réglementations proposées ou finalisées. En 2007, cette
publication a totalisé 72 090 pages. Comme l'affirme Allen
Meltzer (2007:
14): « Voici le premier principe de la réglementation: les
avocats et les politiciens rédigent les règles et les marchés
développent les moyens de contourner les règles sans les violer. »
Pour connaître précisément l’évolution de l’intervention
gouvernementale, il faudrait agréger les effets de toutes
ces mesures. Et là encore persisterait le problème selon
lequel le tout n’est pas égal à la somme des parties,
puisque certains instruments d’intervention ont des effets
opposés. Par exemple, si tous les secteurs d’activité
étaient protégés à vingt pour cent par différentes mesures,
la protection effective de chacun serait nulle puisque les
prix relatifs ne seraient pas modifiés.
5. La décentralisation est-elle vouée à l'échec?
Cette omniprésence de l’intervention gouvernementale soulève
la question suivante: la décentralisation est-elle vouée à
l'échec? En effet, la décentralisation exige des règles du
jeu pour opérer. Comme il a déjà été explicité, la grande
partie de ces règles est déterminée par le gouvernement,
donc par une autorité centrale. Il existe alors un paradoxe: pour laisser s'épanouir la décentralisation, on a
passablement besoin de son contraire.
Dans la rivalité centralisation-décentralisation, cette
dernière devient donc défavorisée. Comment la dynamique de
la centralisation peut-elle s'adapter à une dynamique
opposée? Cette question est d'autant plus pertinente que le
monde est rempli d'embûches comportant l'obligation
constante de faire des compromis et de naviguer dans un
univers incertain ou troublé. Ex post, les erreurs sont
faciles à détecter et « les scandales » sont matières
courantes.
Quelques exemples illustrent cette situation. La
privatisation non complétée de l'ancienne Hydro Ontario et
l'établissement d'un marché de gros de l'électricité ont
demandé près de mille pages de dispositions légales.
D'ailleurs, comme l'affirmait The Economist (2007: 63):
« Dans la majeure partie de l'Europe, les privatisations
furent davantage un moyen d'accroître les recettes que de
promouvoir l'entreprise. » D'autre part, le secteur public
impose aux entreprises privées des règles qu'il évite de
s'appliquer à lui-même dans différents domaines (pensions
des employés, états financiers, congés dans la
construction). La centralisation impose des marchés
planifiés ou non libres.
Biais des producteurs
Les bienfaits de la décentralisation tout comme les règles
pour la soutenir ont les propriétés d'un bien public, consommation
commune et difficultés d'exclure, ce qui incite à resquiller. Par
exemple, les entreprises en concurrence livrent le bien public d'une
production économiquement plus efficace. Chacune a toutefois intérêt à
demander une protection gouvernementale pour accroître ses profits. Mais
la meilleure situation pour une unité n’est-elle pas d'être protégée
dans un univers où les autres sont en concurrence?
Milton Friedman (1999: 6) a parlé de cette situation comme
The Business Community's Suicidal Impulse:
Je dois blâmer les hommes d'affaires quand, dans leurs
activités politiques, des individus et leurs organisations
prennent des positions qui ne sont pas dans leurs propres
intérêts et qui ont pour effet de miner le support à
l'entreprise privée libre. À cet égard, les hommes
d'affaires tendent à être schizophrènes. Quand ce sont leurs
propres affaires, ils regardent longtemps d'avance, pensant
à ce que sera leur entreprise dans 5 à 10 ans. Mais quand
ils vont dans le domaine public et s'introduisent dans les
problèmes de politiques, ils tendent à être myopes.
Ainsi, la décentralisation qui caractérise le système capitaliste
risque de devenir ce qu'on appelle du crony capitalism
ou du capitalisme de copinage. La concurrence se déplace
alors vers la recherche de rentes accordées par le secteur
public(6).
Biais des votants
De plus, Caplan (2007: 23-49) identifient quatre familles de
croyances ou de biais qui sont généralement partagés par les
votants et qui entraînent la détermination d’un cadre légal
défavorable à la décentralisation. Résumons-les. Le premier
biais concerne la dépréciation du pouvoir des processus de
marché. Dans son Histoire de l’analyse économique (1954,
2004: 329), Schumpeter l’a très bien exprimé:
Comme A. Smith devait le faire observer,... nous ne devons
pas notre pain au bon vouloir du boulanger, mais à son
intérêt personnel, vérité banale qu’il est utile de répéter
sans cesse, afin de détruire l’indéracinable préjugé selon
lequel tout acte accompli en vue du profit est par cela même
antisocial.
Le deuxième biais touche à la peur d’établir des relations
avec l’étranger, ce qui favorise les diverses mesures
protectionnistes. Le troisième biais porte sur le recours au
nombre de travailleurs comme critère d’évaluation au lieu de
la rentabilité ou du surplus engendré. Le progrès
technologique est alors perçu comme destructeur
d’emplois. Ainsi les emplois qualifiés de verts sont
maintenant annoncés par les gouvernements sans égard à leurs
coûts.
Le dernier biais est le pessimisme, une tendance à
surestimer la sévérité des problèmes et à sous-estimer la
performance de l’économie. Voici un biais favorable à la
création de crises dans un système centralisé. La crise peut
être réelle ou fictive mais elle a la propriété de faire
bouger le système. De son côté, la décentralisation
s’identifie à une forme de lâcher prise sur l’économie et la
société et elle exige ainsi un certain degré d’optimisme.
Deux facteurs renforcent ces biais au Québec: le statut de
groupe minoritaire en Amérique du Nord et l’histoire
religieuse du Québec. Ils défavorisent le recours à la
concurrence qui devient perçue au mieux comme un jeu à somme
nulle, le gain de l’un ayant sa contrepartie en la perte
d’un autre. La concurrence n’est pas envisagée comme un
mécanisme favorable à l’amélioration et à l’accroissement du
gâteau collectif.
Divers comportements se rattachent à ces convictions. Par
exemple, le statut de minoritaire favorise le recours au
langage guerrier: devant l’ennemi, il ne faut pas se
diviser, mais être solidaire. Les interventions du
Gouvernement du Québec faciliteraient ainsi notre
identification « en faisant de nous des Québécois ». La
concurrence et la flexibilité des institutions sont perçues
comme des défauts. La centralisation et la cartellisation
seraient vues comme une source de force. On penche vers la
fermeture du système au lieu de son ouverture moins
rassurante. La mise sur pied d’« institutions nationales »
est privilégiée.
La faible fréquentation des lieux de culte ne signifie pas
que la tradition religieuse des citoyens a été effacée. Le
passé perpétue incessamment son influence. Le monopole
catholique chez les francophones a favorisé un biais
favorable au corporatisme des groupes d’intérêts et
défavorable à la concurrence et à la tradition libérale de
la liberté individuelle et d’initiative. Cette religion
n’allait tout de même pas se faire le défenseur de la main
invisible d’Adam Smith, où la recherche des intérêts
égoïstes mène à un résultat global valable. C’est la base
des processus décentralisés.
Conclusion Figure 1
Source: Greg Mankiw’s Blog, 20 décembre 2010. Pour un partisan de la décentralisation, cette caricature
introduit bien ma conclusion. Ma réponse au thème de ce
colloque, Les gouvernements et l’économie: doivent-ils en
faire plus ou moins?, se résume ainsi: la décentralisation
et la centralisation possèdent leurs propres dynamiques qui
posent des problèmes de cohérence et de stabilité à une
combinaison variable et continue des deux éléments que
constitue le monde réel. Une bonne partie de ma carrière fut
d’ailleurs consacrée à montrer ces incohérences et
instabilités.
Cette conclusion se rapproche de celle d’Alexis de
Tocqueville qui écrivait dans De la démocratie en Amérique
(2008(1835): 1040): « Dans les siècles démocratiques qui vont
s'ouvrir, l'indépendance individuelle et les libertés
locales seront toujours un produit de l'art. La
centralisation sera le gouvernement naturel. »
Est-il possible de limiter les forces centralisatrices? Ne
pourraient-elles pas être contraintes par la présence de
règles, probablement d’ordre constitutionnel? D’où
proviendraient les demandes d’amendements constitutionnels?
Ces règles résisteraient-elles aux vagues centralisatrices?
Je me crois encore trop jeune pour aborder ces questions et
sûrement pour y répondre.
Notes
1. La firme est d’ailleurs une institution qui se substitue
au marché en ayant recours à un système de commandes au lieu
de passer par des échanges explicites sur les marchés. Elle
permet d’éviter les coûts de transaction qui proviennent de
la spécificité des actifs, de la rationalité limitée des
agents économique et de leur opportunisme. Elle permet aussi
la supervision du travail de groupe plus productif.
2. Ce n’est pas le cas si la firme est « too big to fail »
ou une entité hybride (publique-privée). La concurrence a
aussi lieu sur d’autres dimensions que le prix comme la
recherche et la variété des produits.
3. Un récent courriel publicitaire me transmettait
l’information suivante: « Les Publications Canadiennes
offrent au public une édition révisée de l’Annuaire des
subventions au Québec 2011 contenant plus de 1800 programmes
d'aides et de subventions provenant des divers paliers
gouvernementaux et organismes. »
4. Suivant une recommandation de la vérificatrice générale
du Canada, cette prestation fiscale redevient une dépense en
2006. L’économiste David Bradford proposait régulièrement
une merveilleuse façon de sabrer dans les dépenses et les
revenus du gouvernement américain sans toucher aux services
gouvernementaux. Au lieu de gaspiller les revenus des taxes
sur des achats d’équipement militaire, le Congrès américain
pourrait tout simplement créer un « crédit d’impôt pour
offre d’armes » qui permettrait aux manufacturiers d’armes
de recevoir une diminution de taxes contre la livraison au
gouvernement américain d’armes répondant à certaines
spécifications. Le budget américain montrerait ainsi des
recettes et des dépenses moindres.
5. Pour l’administration fédérale, les dépenses fiscales ont
en 2004 soustrait l’équivalent de 6,6 points de PIB de
recettes, soit 55% des recettes fiscales. OCDE (2010: 92)
En 2009, pour l’administration québécoise, les dépenses
fiscales totalisèrent 21,8 milliards de dollars, soit
l’équivalent de 34,6% de l’ensemble des revenus fiscaux.
Finances Québec. (2009: A. 26) Le concept de dépenses
fiscales soulève toutefois des problèmes de définition entre
le critère du revenu d’une année et de celui d’une vie
(consommation).
6. C’est la voie du corporatisme. Pour une vulgarisation de
ce phénomène par un détenteur d’un prix Nobel, voir Phelps
(2006: 18).
Bibliographie
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Gérard Bélanger est professeur au Département d'économique de
l'Université Laval. |