C'est une opinion très répandue qu'il est au pouvoir des monopoleurs de
fixer les prix à leur fantaisie, de les « dicter », comme on a coutume
de dire. Mais cette opinion est aussi erronée que la conclusion qu'on en
tire que les détenteurs des monopoles auraient entre les mains un
pouvoir leur permettant de faire tout ce qu'ils veulent. Il n'en
pourrait être ainsi que si par leur nature les biens qui font l'objet de
monopoles échappaient aux lois qui régissent les autres biens. Celui qui
réussirait à monopoliser l'air ou l'eau potable pourrait certes
soumettre tous les autres hommes à sa volonté. L'existence d'un tel
monopole rendrait tout système d'échanges, toute économie impossible.
Ses détenteurs disposeraient librement de la vie et des biens de tous
les autres hommes. Mais de tels monopoles n'entrent pas ici en ligne de
compte. L'eau et l'air sont en général des biens libres et lorsqu'ils ne
le sont pas (comme par exemple l'eau sur la cime d'une montagne), on
peut échapper aux effets du monopole en se déplaçant. Il se peut que
l'administration des sacrements ait assuré au moyen-âge un monopole de
ce genre à l'Église par rapport aux fidèles qui ne redoutaient pas moins
l'excommunication et l'interdit que la mort et la soif ou l'étouffement.
Dans la société socialiste, il existerait un monopole de ce genre au
profit de la société organisée, de l'État. Tous les biens se trouvant
ici réunis entre les mains de l'État, il aurait le pouvoir d'imposer sa
volonté à tous les citoyens. Un ordre de l'État placerait l'individu en
face de ce dilemme: obéir ou mourir de faim.
Les seuls monopoles dont nous ayons à nous occuper ici relèvent du
domaine des échanges. Ils ne concernent que des biens économiques qui,
pour importants et indispensables qu'ils puissent être, n'ont pas à eux
seuls une valeur décisive pour l'existence humaine. Lorsqu'un bien, dont
une quantité minima déterminée est nécessaire à l'individu pour
vivre, fait l'objet d'un monopole, alors certes se produisent toutes les
conséquences que la conception populaire attribue à tous les monopoles
sans distinction. Mais nous n'avons pas à nous occuper de tels cas: ils
sont en dehors du cadre de l'économie et par suite étrangers à la
théorie des prix – sauf peut-être le cas de grève dans certaines
exploitations(1) – et n'ont
aucune importance pratique. On a, il est vrai, l'habitude, lorsqu'on
discute des effets des monopoles, d'établir une distinction entre les
biens indispensables à la vie et ceux qui ne le sont pas. Mais les biens
prétendus indispensables dont il s'agit ne le sont pas effectivement;
car, toute la suite du raisonnement reposant sur lui, le concept
d'« indispensabilité » doit être pris ici dans toute sa rigueur. En
réalité, les biens dont il s'agit ne sont pas des biens indispensables,
soit qu'on puisse renoncer aux jouissances qu'ils procurent, soit qu'on
puisse se les procurer au moyen d'autres biens. Le pain est certes un
bien important. Mais on peut aussi vivre sans pain, par exemple avec des
pommes de terre ou des galettes de maïs. Le charbon est aujourd'hui si
important qu'on a pu l'appeler le pain de l'industrie. Mais il n'est pas
indispensable au sens rigoureux du mot: on peut, sans recourir au
charbon, produire de la force et de la chaleur. Or c'est là la clé de
voûte du raisonnement. Le concept de monopole tel que la théorie de la
formulation des prix doit l'envisager et sous la seule forme où il ait
une importance pour la connaissance des conditions économiques ne
suppose pas que le bien qui en fait l'objet soit indispensable, unique
de son espèce et irremplaçable. Il suppose seulement la suppression de
la concurrence du côté de l'offre(2).
En partant de cette conception erronée de la nature des monopoles, on
croit pouvoir expliquer la formation des prix par leur seule existence
sans examiner la question de plus près. Une fois qu'on a établi que le
détenteur du monopole « dicte » les prix et que sa tendance à fixer les
prix à un nouveau aussi élevé que possible ne peut pas rencontrer
d'autre obstacle qu'une « force » extérieure au marché des échanges, on
étend le concept de monopole à tous les biens dont la production ne peut
pas être accrue ou ne peut l'être qu'au prix de frais plus élevés et
l'on va si loin que la majorité des prix se trouvent soumis à ses effets
et l'on se croit ensuite dispensé d'élaborer une théorie des prix. C'est
ainsi que beaucoup croient pouvoir parler d'un monopole de la terre au
profit des propriétaires fonciers et pensent avoir résolu le problème de
la rente foncière par le seul fait de l'existence de ce monopole.
D'autres vont plus loin encore et prétendent expliquer aussi l'intérêt,
le profit de l'entrepreneur, voire même le salaire comme étant des prix
ou des profits de monopole. Sans tenir compte de toutes les autres
faiblesses inhérentes à ces « explications », elles ont le tort
fondamental de croire que le seul fait de montrer l'existence d'un
prétendu monopole suffit à nous instruire sur la nature de la formation
des prix et que par suite le seul mot de monopole peut tenir lieu d'une
théorie raisonnée des prix(3).
Les lois qui président à la formation des prix de monopole ne sont pas
différentes de celles qui gouvernent la formation des autres prix. Pas
plus que les autres, le détenteur de monopoles n'a le pouvoir de fixer
les prix à sa guise. Les prix qu'il offre sur le marché se heurtent aux
réactions des demandeurs; les détenteurs de monopoles se trouvent, eux
aussi, en présence d'une demande plus ou moins importante et ils sont
obligés d'en tenir compte exactement comme les autres vendeurs. Le seul
caractère particulier des monopoles, c'est que, dans certaines
conditions – quand la courbe de la demande se présente sous un certain
aspect –, le maximum de profit net est obtenu à un niveau de prix plus
élevé que celui qui aurait permis de la réaliser si le prix s'était
établi sous le régime de la concurrence. C'est cela et cela seulement
qui constitue le caractère propre des monopoles(4).
Si les conditions que nous venons d'envisager se trouvent réalisées et
s'il est impossible au détenteur de monopole de vendre à des prix
différents, ce qui lui permettrait d'exploiter le pouvoir d'achat inégal
des diverses couches d'acheteurs, la vente au prix plus élevé du
monopole est pour lui plus rémunératrice que la vente au prix moins
élevé de la concurrence, même si par là il se trouve privé d'une partie
des débouchés. Les effets du monopole, en admettant toujours que soient
réalisées les conditions envisagées, sont donc de trois sortes: les prix
sur le marché sont plus élevés, la vente apporte un bénéfice supérieur,
la vente et par suite aussi la consommation sont plus limitées que sous
le régime de la libre concurrence.
Il importe tout d'abord de préciser davantage la dernière de ces
conséquences. Lorsque les biens qui font l'objet du monopole sont en
quantité trop grande pour pouvoir être écoulés au prix du monopole, les
détenteurs de ce dernier se trouvent dans l'obligation d'en soustraire
une partie au marché, soit en les stockant, soit en les anéantissant, de
telle sorte que la quantité offerte à la vente trouve preneur au prix du
monopole. C'est ainsi que la Compagnie hollandaise des Indes Orientales
qui monopolisait au XVIIe siècle le marché européen du café, fit
détruire des stocks de café; que le gouvernement grec fit détruire des
stocks de raisins de Corinthe pour en relever le prix. Sur la valeur
économique de tels procédés, l'opinion ne peut qu'être unanime: ils
diminuent les quantités de marchandises destinées à la satisfaction des
besoins, ils entraînent une régression du bien-être; ils nuisent à
l'approvisionnement. Détruire des biens qui auraient pu satisfaire des
besoins, des matières alimentaires qui auraient pu apaiser la faim de
nombreuses personnes est une méthode qu'on ne peut que condamner. Et ici
l'opinion populaire est par exception d'accord avec le jugement de
l'économiste.
Mais même sous le régime des monopoles, la destruction de biens
ayant une valeur économique demeure une exception. Dans l'exploitation
prévoyante d'un monopole on ne produit pas des biens pour les détruire
ensuite. On restreint la production au moment opportun lorsqu'on veut
écouler un nombre moins considérable de produits. Le problème du
monopole ne doit pas être considéré au point de vue de la destruction
des biens, mais au point de vue de la limitation de la production.
2. Des effets économiques du monopole isolé |
La possibilité pour un monopole de produire tous les avantages qu'il
comporte dépend d'une part de la courbe de la demande du produit
considéré et d'autre part du coût de revient d'une unité de ce produit
en fonction de l'importance totale de la production à chaque moment
déterminé. Le principe spécifique fondamental du monopole ne peut être
utilement appliqué que si ces conditions sont telles que la vente d'une
quantité moindre à des prix plus élevés procure un bénéfice net plus
grand que la vente d'une quantité plus considérable à des prix plus bas(5).
Cependant, il ne trouve même alors son application que si les détenteurs
du monopole sont dans l'impossibilité d'escompter des bénéfices encore
plus considérables en adoptant une autre méthode. S'il leur est possible
de diviser les demandeurs en catégories d'après leur pouvoir d'achat, de
telle sorte qu'ils puissent obtenir les prix les plus élevés
conciliables avec le pouvoir d'achat de chacune de ces catégories, ils
tirent alors le maximum de bénéfice de leur monopole. C'est le cas par
exemple des chemins de fer et autres affaires de transport qui
peuvent établir dans leurs tarifs une gradation tenant compte de la
capacité des différentes marchandises à supporter des frais de transport
plus ou moins élevés. Si, à l'instar d'autres monopoles, ils imposaient
à tous les clients le même traitement, les marchandises incapables de
supporter des frais élevés se trouveraient exclues du transport, tandis
que le transport des produits qui peuvent supporter des frais plus
élevés, deviendrait meilleur marché. On voit aisément les conséquences
qui en résulteraient pour la répartition géographique des industries.
Parmi les facteurs qui déterminent cette répartition, le facteur
transport exercerait une influence différente.
La présente étude des effets économiques des monopoles se borne aux cas
où intervient une limitation de la production. La conséquence de cette
limitation de la production d'une marchandise déterminée est que, étant
donné que la quantité produite est moindre, une partie du capital et du
travail qui, sans cela, aurait été affectée à la production, se trouve
libérée et doit chercher ailleurs son emploi. Car dans l'économie libre,
il ne peut y avoir de capitaux ni de forces de travail demeurant de
façon durable sans emploi. À la diminution de production du bien
monopolisé répond en conséquence une production accrue d'autres biens.
Mais il y a à la vérité une différence: les biens de remplacement sont
des biens moins importants, que l'on n'aurait pas produits et employés
s'il avait pu être donné satisfaction dans toute son ampleur au besoin
plus pressant du bien monopolisé. La différence entre la valeur de ces
biens de remplacement et la valeur plus élevée qu'aurait eue la quantité
non produite de la marchandise monopolisée mesure le dommage causé par
le monopole à l'économie. Ici l'intérêt particulier qui tend à un revenu
plus élevé ne coïncide pas avec l'intérêt de l'économie prise dans son
ensemble qui, elle, exige une production plus élevée. Une organisation
socialiste de la société procéderait ici autrement que la société
capitaliste.
|