Il ne peut y avoir unité dans l'action qu'à la condition que toutes les
fins soient ordonnées suivant une échelle de valeurs unique. S'il n'en
était ainsi, l'homme se verrait continuellement placé dans des
situations où il serait incapable d'agir, c'est-à-dire d'appliquer
consciemment ses actes à une fin et où il devrait s'en remettre à des
puissances agissant indépendamment de lui du soin de déterminer, sans sa
participation, l'issue des événements. Toute action humaine est précédée
de l'adoption d'une certaine hiérarchie des valeurs. Celui qui agit pour
atteindre la fin A, ce qui entraîne pour lui de renoncer à atteindre les
fins B, C, D, etc., doit décider que, dans telles circonstances données,
il est préférable pour lui d'atteindre la fin A plutôt que les fins B,
C, D, etc.
La philosophie a longtemps discuté au sujet de la nature du bien
suprême. La philosophie moderne a tranché ce débat. L'eudémonisme est
aujourd'hui hors de contestation. Tous les arguments que les philosophes
ont pu produire contre lui, de Kant à Hegel, n'ont pas réussi à séparer
à la longue les concepts de moralité et de bonheur. Jamais au cours de
l'histoire l'esprit humain n'a fait autant d'efforts pour défendre une
position insoutenable. Nous admirons l'oeuvre grandiose que la
philosophie a ainsi produite. On serait tenté de dire que ce qu'elle a
réalisé pour prouver l'impossible nous inspire plus de respect que les
travaux des grands penseurs et des grands sociologues qui ont abouti à
faire de l'eudémonisme et de l'utilitarisme une conquête imprescriptible
de l'esprit humain. Il est certain en tout cas que les efforts de ces
philosophes contre l'eudémonisme n'ont pas été vains. Ils ont obligé à
reconsidérer le problème dans toute son ampleur et ont, par là, rendu
possible sa solution définitive. Si l'on repousse par principe les
méthodes de la morale intuitionniste qui sont en conflit irréductible
avec les méthodes scientifiques et si l'on reconnaît le caractère
eudémoniste de tout jugement de valeur moral, on se trouve par cela même
dispensé de pousser plus loin la discussion avec le socialisme éthique.
Pour celui qui adopte ce point de vue, le facteur moral n'est pas situé
en dehors de l'échelle des valeurs de la vie. Pour lui, il n'existe pas
de fait moral en soi dont nous n'ayons pas à rechercher la
justification; il ne saurait admettre qu'une chose qui a été reconnue
acceptable et raisonnable ne puisse exister parce qu'une norme imposée
par une puissance mystique l'aurait déclarée immorale sans même que nous
soyons autorisés à réfléchir sur sa signification et sur son objet(4).
Sa devise n'est pas: « Fiat justitia, pereat mundus », mais bien:
« Fiat justitia, ne pereat mundus ».
Si cependant, il n'est pas tout à fait superflu d'examiner dans son
détail l'argumentation du socialisme moral, la raison n'en est pas
uniquement dans le nombre de ses adhérents. Cet examen – et ceci est
beaucoup plus important – offre l'occasion de montrer comment derrière
les idées de la morale intuitive a priori se dissimulent partout
des idées eudémonistes et comment chacune des affirmations de cette
morale la conduit à des vues entièrement insoutenables sur l'économie et
la vie en société. De même que tout système éthique sur l'idée du devoir
et, même lorsqu'il a la rigueur qu'a pu lui donner Kant, se trouve
finalement contraint de faire à l'eudémonisme plus de concessions que ne
le permettent ses principes(5),
de même toutes les règles d'une telle morale prises isolément ont en
définitive un caractère eudémoniste.
3. Contribution à la doctrine eudémoniste |
La morale formelle en prend trop à son aise dans sa lutte contre
l'eudémonisme quand elle lui reproche d'identifier le bonheur avec la
satisfaction d'appétits sensuels. Plus ou moins consciemment, elle
considère que, pour l'eudémonisme, toute action humaine a nécessairement
pour but de remplir le ventre de l'homme ou de lui procurer des
jouissances de la nature la plus vile. Certes on ne saurait nier qu'il
en est ainsi pour un très grand nombre d'hommes, mais, lorsque la
science sociale constate l'existence d'un tel fait, celui à qui cela
déplaît n'a pas le droit de le lui reprocher. L'eudémonisme ne
recommande pas la course au bonheur, il constate simplement, qu'en fait,
tout l'effort des hommes est orienté en ce sens et, pour lui, le bonheur
ne consiste pas seulement dans la jouissance sexuelle ou dans une
digestion tranquille.
La conception énergétique de la morale selon laquelle le bien suprême
consisterait pour l'homme à « vivre sa vie »(6)
dans la pleine activité de toutes ses forces peut être considérée comme
une expression différente de ce que les eudémonistes entendent par
bonheur. Le bonheur de l'homme fort et sain ne consiste pas dans une
rêverie paresseuse. Mais lorsqu'on prétend opposer cette conception à
l'eudémonisme on adopte une thèse insoutenable. Que veut dire par
exemple Guyau lorsqu'il écrit « La vie, ce n'est pas calculer mais agir?
Il existe dans chaque être vivant une provision de forces, un excès
d'énergie qui veut se dépenser non pas en raison des sentiments de
plaisir dont s'accompagne cette dépense mais parce qu'il est obligé de
se dépenser... Le devoir se déduit de la force qui pousse nécessairement
à l'action. »(7) Agir
suppose la conscience d'un but, une décision résultant de la réflexion
et du calcul. Mais on retombe ainsi dans l'intuitionnisme que Guyau
repousse par ailleurs, en faisant d'une tendance obscure la raison de
l'acte moral. L'élément intuitionniste apparaît encore plus clairement
dans les idées-forces de Fouillée(8).
Ce qu'a conçu la pensée tend naturellement à se réaliser. Il n'en serait
ainsi à la vérité que lorsque la fin vers quoi tend l'action apparaît
souhaitable; mais Fouillée omet de dire pourquoi une fin est bonne ou
mauvaise.
C'est une entreprise inutile que celle qui consiste à construire une
morale idéale, telle qu'elle devrait être sans tenir compte de la nature
de l'homme et de sa vie. Les déclamations des philosophes ne peuvent
rien changer au fait que la vie veut être vécue, que l'être vivant
recherche le plaisir et évite la douleur. Tous les scrupules qu'on a pu
éprouver à reconnaître là la loi fondamentale de l'action humaine
s'évanouissent dès qu'on est parvenu à la connaissance du principe
fondamental de la coopération sociale. Que chaque individu veuille
d'abord vivre et vivre sa vie, non seulement ne trouble pas la vie
sociale mais la favorise, étant donné que l'individu ne peut se réaliser
pleinement que dans et par la société. Tel est le véritable sens de la
doctrine qui fait de l'égoïsme la loi fondamentale de la société.
Le plus grand sacrifice que la société puisse exiger de l'individu, c'est
le sacrifice de sa vie. On peut admettre que l'individu accepte toutes
les restrictions que la société apporte à ses actions comme étant en
définitive conformes à son intérêt propre; mais ce sacrifice-là, selon
la morale anti-eudémoniste, ne peut s'expliquer d'une façon telle que
l'antagonisme de l'intérêt personnel et de l'intérêt général, de
l'égoïsme et de l'altruisme, puisse être effacé. Si utile que la mort du
héros puisse être à la société, cette utilité est nulle pour celui qui
meurt. Seule une morale fondée sur le devoir peut surmonter cette
difficulté. Mais lorsqu'on examine les choses de plus près, on
s'aperçoit que cette objection peut, elle aussi, être aisément écartée.
Lorsque l'existence de la société est menacée, chaque individu doit
risquer ce qu'il a de plus précieux pour éviter sa destruction. Même la
perspective de périr dans la lutte n'est plus alors de nature à
l'effrayer. Car les choses ne se présentent pas comme si l'individu
avait à choisir entre continuer à vivre de la même façon qu'auparavant
ou sacrifier sa vie pour sa patrie, pour la société, pour ses
convictions. En réalité, il y a bien plutôt pour lui d'un côté la
certitude de trouver la mort, la servitude ou une misère impossible à
supporter, et de l'autre la chance de sortir sain et sauf et victorieux
du combat. La guerre faite pro aris et focis n'exige de
l'individu aucun sacrifice; dans une telle guerre, il ne s'agit pas de
tirer pour autrui les marrons du feu mais de sauver sa propre existence.
Il n'en est ainsi à la vérité que dans les guerres où l'existence même
de l'individu est en jeu. Et cela n'est plus vrai lorsque la guerre
n'est qu'un moyen d'enrichissement comme par exemple les guerres des
seigneurs féodaux et les guerres de cabinet des Princes. Et c'est
pourquoi l'impérialisme toujours avide de conquêtes ne peut pas
déconseiller une morale qui exige de l'individu le « sacrifice » de sa
vie pour le « bien de l'État ».
La lutte que les moralistes ont menée de tout temps contre l'explication
si simple que l'eudémonisme donne de la morale trouve son pendant dans
les efforts des économistes pour résoudre le problème de la valeur au
point de vue économique autrement qu'en la ramenant à l'utilité des
biens de jouissance. L'idée s'offrait cependant d'elle-même à
l'économiste de chercher la valeur des biens dans l'importance qu'ils
ont pour le bien-être de l'homme. Si cependant on a toujours renoncé à
résoudre le problème de la valeur en partant de cette conception et si
l'on s'est toujours efforcé de bâtir d'autres théories de la valeur, la
raison doit en être cherchée dans les difficultés que présente le
problème de l'appréciation des valeurs. On n'arrivait pas à surmonter la
contradiction qui paraît exister du fait que des pierres précieuses qui
ne servent, de toute évidence, qu'à la satisfaction d'un besoin de
moindre importance possèdent une valeur plus élevée que le pain qui sert
à la satisfaction d'un des besoins les plus essentiels, et que l'air ou
l'eau potable sans lesquels l'homme ne pourrait absolument pas vivre
soient, en général, sans valeur aucune. Ce n'est que lorsqu'on eut
réussi à distinguer entre la hiérarchie des différentes catégories de
besoins et la hiérarchie des besoins concrets eux-mêmes et lorsque l'on
eut reconnu que l'échelle selon laquelle se mesure l'importance des
besoins dont la satisfaction dépend de la disposition des biens, est
celle des besoins concrets réellement existants, que l'on eut jeté la
base de la théorie de valeur fondée sur l'utilité des biens(9).
La difficulté que l'explication eudémoniste, utilitariste, du fait moral
avait à surmonter, n'était pas moindre que celle à laquelle se heurtait
la catallactique pour ramener la valeur économique à l'utilité. On ne
trouvait pas le moyen d'accorder la doctrine eudémoniste avec le fait
que l'acte moral consiste de toute évidence précisément en ceci que
l'individu s'abstient de certaines actions qui paraissent lui être
immédiatement utiles et en accomplit d'autres qui semblent lui être
immédiatement nuisibles. Ce n'est qu'à la philosophie libérale de la
société qu'il fut donné de résoudre ce problème. Elle démontra que le
maintien et le développement du lien social qui rapproche les individus
est conforme à l'intérêt suprême de chacun d'eux pris en particulier, de
telle sorte que le sacrifice qu'il consent pour rendre possible la vie
en société n'est qu'un sacrifice provisoire: il renonce à un avantage
immédiat de moindre importance pour s'assurer en échange un avantage
médiat infiniment plus grand. Ainsi, le devoir et l'intérêt se confondent(10).
Tel est le sens de la doctrine libérale de l'harmonie des intérêts.
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