Nulle part l'idée
qu'il faut fuir le monde et nier la vie n'apparaît avec plus de logique
et de cohésion que dans la religion hindoue du « djaïnisme » qui a
derrière elle une histoire de plus de deux millénaires et demi.
« L'absence de toute demeure », dit Max Weber, « tel est le concept
fondamental du salut selon le djaïnisme ». Elle signifie la rupture de
tout rapport avec le monde, avant tout, en conséquence, l'indifférence à
l'égard de toutes les impressions des sens et l'abstention de toute
action s'inspirant de motifs terrestres, la renonciation d'une façon
générale à toute « action », à toute espérance, à tout désir. Un homme
qui se borne à sentir et à penser « Je suis moi » est en ce sens « sans
demeure ». Il n'aspire ni à la vie, ni à la mort – parce que l'une et
l'autre répondent à des désirs qui pourraient éveiller Karman –; il n'a
pas d'amis, mais il se montre également indifférent aux actions des
autres vis-à-vis de lui (comme par exemple le lavement des pieds que
l'homme pieux a coutume de faire aux saints); il agit d'après le
principe qu'on ne doit pas résister au mal et que l'état de grâce de
l'individu doit se manifester dans la vie par l'acceptation de la
fatigue et de la douleur(1).
« Le djaïnisme interdit de la façon la plus rigoureuse le meurtre de
tout être vivant. » Les véritables djaïnas n'allument aucune lumière
même à l'époque la plus sombre de l'année parce que la lumière brûle les
papillons, ils ne font aucun feu parce qu'ils tueraient des insectes,
ils passent l'eau avant de la faire bouillir, ils portent un voile sur
la bouche et sur le nez pour ne pas aspirer d'insectes. La piété suprême
consiste à se laisser torturer par les insectes sans les chasser(2).
La vie ascétique idéale ne peut être réalisée que par une partie de la
société humaine, car l'ascète ne peut pas travailler. Le corps épuisé
par les pénitences et les mortifications, il ne peut qu'assister dans
une contemplation immobile à l'écoulement des choses ou consumer le
reste de ses forces dans des transports extatiques, et hâter ainsi sa
mort. Dès qu'il se met à travailler pour s'assurer même le moindre des
biens, pour apaiser ses besoins les plus pressants, il renonce à ses
principes. L'histoire de la moinerie le montre bien, et non pas
seulement celle de la moinerie chrétienne. Les cloîtres où devait régner
l'ascétisme sont souvent devenus le siège d'une vie de jouissance très
raffinée.
Ne travaillant pas,
l'ascète ne peut subsister que si l'ascétisme n'est pas posé comme un
principe général de vie obligatoire pour tous. Puisqu'il doit se nourrir
du travail d'autrui, il faut qu'il existe des travailleurs qui le
fassent vivre de leurs aumônes. Il faut qu'il y ait des laïques sur
lesquels l'ascète puisse prélever un tribut(3).
La chasteté des ascètes exige des laïques qu'ils mettent au monde une
descendance. Sans ce complément nécessaire, la race des ascètes
disparaîtrait rapidement. Élevé au rang de loi générale, l'ascétisme
signifie le suicide de l'humanité. S'affranchir de la vie, tel est le
but vers lequel tend l'ascète, et, même s'il ne faut pas interpréter
cette règle comme aboutissant dans sa forme la plus parfaite à la
recherche d'une mort prématurée par le refus de toutes les actions
nécessaires à la conservation de l'existence, l'ascétisme, en étouffant
tout instinct sexuel, provoque la disparition de la société. L'idéal de
l'ascète, c'est la mort volontaire; il est superflu de montrer qu'il ne
peut y avoir de société fondée sur le principe de l'ascétisme
généralisé. L'ascétisme est destructeur de la société et de la vie.
Si l'on est parfois tenté
de l'oublier, c'est que l'idéal ascétique n'est que rarement poussé
jusqu'à ses conséquences extrêmes, dans la pensée et encore moins dans
l'action. Seul l'ascète qui vit dans la forêt et se nourrit comme les
bêtes d'herbes et de racines tire de sa conception de la vie toutes les
conséquences qu'elle comporte; seul, il vit et agit conformément à ses
principes. Mais on rencontre rarement une logique aussi rigoureuse; peu
d'hommes sont capables de renoncer de gaieté de coeur aux conquêtes de
la civilisation, même s'ils les méprisent en pensée et les dénigrent en
paroles, pour revenir purement et simplement à la manière de vivre des
chevreuils et des cerfs. Saint Égide, l'un des plus zélés compagnons de
saint François d'Assise, reprochait aux fourmis leur ardeur excessive à
accumuler des provisions; seuls sous le ciel les oiseaux trouvaient
grâce devant lui parce qu'ils n'amassent pas dans des granges. Car les
oiseaux sous le ciel, les animaux sur la terre et les poissons dans la
mer sont satisfaits quand ils ont une nourriture suffisante. Lui-même
croyait se conformer à cet idéal de vie en se nourrissant du travail de
ses mains et d'aumônes. Quand on voulait lui donner davantage, à lui qui
glanait les épis comme font les pauvres dans les champs à l'époque de la
moisson, il refusait en disant: « Je n'ai pas de grenier à provisions,
je n'en veux point avoir. » Et cependant ce saint lui-même a retiré des
avantages de l'organisation économique qu'il condamnait et qui seule
pourtant rendait possible sa vie de pauvreté. Une marge infinie séparait
sa vie de celle des poissons et des oiseaux qu'il croyait imiter. Le
salaire qu'il recevait en échange de son travail, il était prélevé sur
les provisions accumulées par une économie organisée. Si d'autres hommes
n'avaient pas rempli les granges, le saint serait mort de faim. Si tous
les hommes avaient pris les poissons pour modèle, il aurait dû vivre
aussi comme un poisson. Ceux de ses contemporains qui étaient doués
d'esprit critique s'en étaient eux-mêmes rendu compte. Le bénédictin
anglais Mathieu Paris rapporte que le pape Innocent III, après avoir
entendu la règle de saint François, lui conseilla d'aller vivre parmi
les cochons auxquels il ressemblait davantage qu'aux hommes pour se
rouler avec eux dans la crotte et leur donner sa règle(4).
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