La pratique de loge s’enracina particulièrement dans les
zones urbaines. Dans le quartier Lower East Side de
Manhattan, par exemple, 500 médecins étaient sous contrat
avec les seules loges juives. On estime qu’au cours des
années 1920, près de 600 sociétés fraternelles des noirs de
la Nouvelle-Orléans offraient les services d’un médecin.
Parmi les exemples les moins connus mais les plus fascinants
figuraient les hôpitaux fraternels chez les noirs. En
contradiction avec la tendance générale au déclin des
sociétés fraternelles à mesure que le siècle avançait,
nombre de ces hôpitaux dataient des années 1930 et 1940. Un
exemple fut l’hôpital des Chevaliers et Filles de Tabor dans
le Mississippi, qui traita entre 1942 et 1964 plus de 135
000 patients, dont beaucoup de métayers. Aussi tard qu’en
1964, une cotisation totale de 30$ par an donnait droit aux
membres à la chirurgie majeure et mineure. Comme la plupart
des hôpitaux noirs, c’était une entreprise à faible
technologie qui n’aurait probablement pas atteint les
standards de certification actuels. Etant donné la grande
pauvreté de ses membres, il s’agissait cependant d’une
réussite majeure. Les souvenirs des patients indiquent que
l’équipe faisait souvent preuve d’un zèle missionnaire qui
compensait les lacunes technologiques.
La plupart des dirigeants des sociétés fraternelles
refusaient de voir leurs allocations comme une forme de
charité. Une démonstration typique de cette attitude peut
être trouvée dans un article écrit en 1905 par une
administratrice des Dames de Maccabées. Cette société était
le plus grand ordre fraternel contrôlé exclusivement par des
femmes et rassemblait à son apogée plus de 200 000 membres.
L’auteur avançait que « dans la fraternité, il n’y a pas de
charité, pas d’humiliation à accepter l’aide, car c’est le
droit du membre en difficulté de recevoir ce à quoi il ou
elle a contribué et le devoir reconnu des autres membres de
donner ». Dans le même temps, elle rejetait l’idée que les
allocations fraternelles soient de quelque façon que ce soit
des droits acquis et illimités. Au contraire, elle
spécifiait que les membres compromettraient leur droit à
bénéficier s’ils manquaient d’obéir aux règles de
l’organisation.
Dans les années 1930, les sociétés fraternelles entrèrent
dans une période de déclin dont elles ne revinrent jamais.
Bien que l’appartenance à une loge rebondit quelque peu dans
les années 1940, elle ne revint pas à ces sommets d’avant la
Grande Dépression. (Il y eut des exceptions notables: Moose
International compte actuellement un million de membres et
gère un orphelinat et une école florissants). Les historiens
ont proposés plusieurs explications possibles, dont la
montée de l’assurance commerciale au sein des classes
ouvrières et l’attrait de formes concurrentes de
divertissement, telles que la radio et le cinéma.
Un autre facteur contribuant au déclin des ordres fraternels
fut le rôle des associations médicales. En 1910, la
profession lança une guerre absolue contre le service
médical fraternel, et les sociétés médicales locales
imposèrent des sanctions multiples aux médecins acceptant
ces contrats. Une méthode d’action très efficace fut de
faire pression sur les hôpitaux pour qu’ils ferment leurs
portes aux membres des loges gênantes. En 1914, le Dr Robert
Allen écrivait sans véritable exagération dans le Journal
of the American Medical Association qu’« il n’y a
presque plus une ville dans le pays où les sociétés
médicales n’ont pas promulgué d’édits contre les membres
acceptant des contrats de pratique de loge ». Une autre
cause probable, bien qu’il y ait un manque de preuves
solides de causalité, est la montée de l’État-providence et
de la réglementation.
Un fait est clair. Les trois premières décennies de du XXe
siècle ont amené une expansion rapide et sans précédent du
rôle social de l’État. Les deux sources principales de cette
croissance furent les pensions de veuves et les indemnités
pour incapacité de travail. En 1910, aucun État n’avait l’un
de ces programmes; en 1931, les deux étaient presque
universels. Durant les seules années 1920, le nombre
d’individus recevant des pensions de veuves doubla. Et cette
expansion des services étatiques coïncida avec le déclin de
l’appartenance aux fraternités.
Pensez-en ce que vous voulez mais un bon nombre de
dirigeants de sociétés fraternelles postulaient une relation
entre ces deux tendances. Comme le magazine de l’Ordre
fraternel des Aigles l’écrivait en 1915, « l’État fait ou
prévoit de faire pour les salariés ce que notre Ordre a fait
en pionnier il y a 18 ans. Tout cela est en train
d’affaiblir l’appel populaire de nos allocations. Cet appel
affaibli ou perdu, nous perdrions un argument essentiel à
rejoindre l’Ordre; parce qu’aucune fraternité ne peut
dépendre entièrement de ses aspects récréatifs pour attirer
des membres ».
En contraste avec leurs confrères modernes, les leaders
d’opinion dans le domaine des questions sociales au tournant
du siècle montraient souvent une appréciation enthousiaste
de l’impact de l’aide mutuelle et de l’entraide. En 1913 par
exemple, Edward T. Devine, un travailleur social très en
vue, rappelait à ses collègues que des millions de pauvres
étaient non seulement capables de survivre mais même de
progresser sans avoir recours aux associations caritatives
ou à l’aide étatique:
Nous qui sommes engagés dans le
travail d’assistance tendons à avoir une vue faussée de
l’importance, dans l’économie sociale, des fonds que
nous distribuons ou des systèmes sociaux que nous
promouvons… [S]’il n’y avait d’autres ressources en
période de détresse exceptionnelle que l’aide volontaire
que les gens s’apportent mutuellement en bons voisins…
la plupart des malheurs seraient toujours soulagés, et,
très probablement, les taux de décès, de maladies,
d’orphelins, et d’épuisement physique et nerveux ne
seraient pas plus élevés, ou pas beaucoup plus élevés,
qu’actuellement.
Mais dès lors que les sociétés fraternelles furent mises à
la marge de l’assistance sociale, les Américains
commencèrent à devenir dépendants des caprices des
organisations hiérarchiques contrôlées par l’État.
Je suis le premier à mettre en garde contre trop de foi dans
de prétendues leçons de l’histoire. Dans le même temps,
l’expérience passée donne de bonnes raisons d’être sceptique
vis-à-vis des récentes propositions de réforme du système
social avancées tant par le Président Clinton que par le
Congrès. Ces propositions sont condamnées à échouer si elles
ne créent pas un environnement dans lequel les Américains
sont de nouveau incités à s’engager dans l’aide mutuelle et
l’entraide. Si l’histoire nous apprend quelque chose, c’est
que de tels arrangements ne peuvent se créer par la
coercition étatique.
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